1. Le Pro Flacco : le salut du citoyen méritant et de la République

Le discours prononcé en 59 en faveur de Lucius Flaccus, préteur sous le consulat de Cicéron, et son allié contre Catilina, affirme ses mérites, mais dans la captatio beneuolentiae, il dépasse le sort individuel de l’accusé et de son défenseur, pour se hisser à la hauteur de la cité :

‘tantum a uobis petimus ut omnia rei publicae subsidia, totum statum ciuitatis, omnem memoriam temporum praeteritorum, salutem praesentium, spem reliquorum in uestra potestate, in uestris sententiis, in hoc uno iudicio positam esse et defixam putetis. 1150

Car par un effet de dramatisation et d’amplification, il étend le résultat du procès d’un citoyen à une entité collective — rei publicae, totum statum ciuitatis. Cette entité, Rome, est envisagée dans une perspective diachronique, le déroulement de son existence étant rythmé par la gradation marquée depuis la memoria praeteritorum jusqu’à la spes reliquorum, en passant par l’instant du salus praesentium. La place de la memoria dans cette gradation paraît d’autant plus significative qu’elle correspond précisément à celle de la memoria parmi les composantes de la prudentia, avec l’intelligentia et la prouidentia ; à elles trois, ces facultés définissent, comme le dit Cicéron dans ses textes théoriques, la sagesse, vertu cardinale fondée sur l’appréciation du temps dans son déroulement : l’anticipation de l’avenir — la prouidentia — et la compréhension de l’instant présent — l’intelligentia — reposent sur la connaissance du passé — la memoria.

Ainsi, la « chose publique », la collectivité romaine, se trouve unifiée, regroupée, fédérée, comme une seule et même entité, abstraite, par cette analogie avec l’esprit humain. La diversité, source de conflit, des citoyens romains, se trouve ramenée à une idée primordiale, unitaire et fédératrice : Rome est un individu qui serait collectif 1151 . Cette personnification dépasse la métaphore du corps social 1152 , signe de concorde, à laquelle Cicéron attache certes la plus grande importance, dans une perspective synchronique. Car, en soulignant la place de la memoria dans la perception du déroulement du temps, à l’échelle collective comme à l’échelle individuelle, il affirme son rôle dans la pérennité de la collectivité comme dans l’immortalité de l’âme.

Ce texte invite les juges à sauver Flaccus pour préserver la République. Le rythme ternaire — in uestra potestae, in uestris sententiis, in hoc uno iudicio — répond aux trois perspectives temporelles évoquées — memoria, salus, spes — pour souligner l’importance de leur arrêt, avec une certaine dramatisation. Mais derrière l’hyperbole se dévoile une conception cicéronienne de la memoria et de l’éternité romaine. En effet, il associe clairement le salut de l’Etat à l’acquittement de Flaccus, donc, plus largement au renouvellement de la confiance dans le parti de Cicéron, dont Flaccus a été l’allié dans l’affaire de Catilina. Certes, l’avocat tente clairement de sauver son client en amplifiant son cas, un procès de concussion, et en lui donnant une importance nationale : faire de Flaccus un pilier de la stabilité de l’Etat, en rappelant son rôle passé, lors de la conjuration, c’est inspirer aux juges un préjugé positif et les induire à le déclarer innocent.

Mais au-delà du procédé rhétorique, une autre idée, philosophique, plus fondamentale, nous semble avancée par Cicéron, dans l’évocation de l’axe du temps à travers les trois facultés susdites et l’analogie avec l’esprit humain qu’elles supposent : Flaccus, comme Cicéron, est lié à un événement passé de l’histoire romaine ; le condamner reviendrait à nier son intervention, donc un moment important du passé romain. En fait, Cicéron lie indissolublement le sort d’un individu à la mémoire collective romaine. Effacer ce glorieux passé, négliger ses héros, c’est priver la mémoire de ce qui fait sa substance, et par le lien évoqué entre memoria, salus et spes, ou memoria, intelligentia et prouidentia, interdire toute perspective d’avenir pour Rome. D’une certaine manière, Cicéron fait reposer l’éternité romaine sur la capacité de Rome à se remémorer ses héros, son passé, sur une memoria collective sans faille pour fonder son élan vers l’avenir. En effet, le souvenir de ses héros, ici d’un Flaccus, constitue des racines, seules capables d’assurer la croissance de Rome vers un avenir supposé infini. Voilà pourquoi il faut acquitter Flaccus et en préserver le souvenir ! Parce qu’il est devenu un élément constitutif et stabilisateur de l’histoire de Rome ; la memoria, quant à elle, devient le ciment politique de Rome : en perpétuant l’Histoire, elle permet à Rome de se répéter, pour l’éternité 1153 . La fin de cette perpétuation signerait l’arrêt de mort de Rome, incapable dès lors de se renouveler, de s’imaginer même, par anticipation, dans un avenir toujours identique au passé, par la reproduction du même. Oublier ce passé revient à perdre tout conscience de soi, toute conscience identitaire. Du moment qu’elle ne s’identifie plus en tant que Rome, qu’elle devient inconsciente d’elle-même, elle perd toute possibilité de pérennité ou d’éternité. Plus que jamais, le mot memoria doit être traduit par « conscience ».

Notes
1150.

CIC., Flacc. 3 : « Tout ce que nous vous demandons, c’est de songer que tous les appuis de la république, toute la stabilité de l’Etat, toute la mémoire du passé, la sécurité du présent, l’espoir de l’avenir, sont entre vos mains, et dépendent uniquement de vos suffrages et de votre arrêt. » (trad. F. Gaffiot et A. Boulanger modifiée, Paris, CUF, 1938).

1151.

Sur le programme fédérateur de Cicéron, G. Achard, Pratique rhétorique…, dans sa conclusion, observe que dans l’intention d’unir les citoyens romains pour favoriser la restauration de la res publica, l’orateur s’est livré à des manipulations de la mémoire (p. 509) : « Les boni multiplient dans leurs discours les habiletés rendant à faire croire que les ciues défendent la res publica et mettent en œuvre tous les moyens possibles pour regrouper la cité autour de la majorité du Sénat ; ils taisent les divisions qui déchirent ou ont déchiré Rome… » ; p. 512 : « … (Cicéron) savait dans une société pleine de tensions et de rivalités unir les citoyens en taisant devant chaque auditoire les personnages ou événements du passé ou du présent susceptibles d’aviver des oppositions et en insistant sur les facteurs d’union » ; p. 513 : « … cette pratique cicéronienne de la rhétorique aboutissait à une présentation déformée de la réalité. ».

1152.

Cf. infra p. 372 n. 1190.

1153.

Cf. L. Jerphagnon, « Damnatio memoriae. Essai sur le traitement des nuisances de l’Histoire », Du banal au merveilleux : mélanges offerts à Lucien Jerphagnon, Fontenay-aux-roses, 1989 (nº spécial des "Cahiers de Fontenay" 55-56-57), 37-49, p. 42-43 (en haut), qui souligne le souci de la répétition : « Dans le monde romain, la renommée post mortem tient dans les préoccupations de chacun une place dont nous n’avons pas idée… La mémoire antique… est longue, préservée par une tradition à laquelle chacun se doit d’être fidèle sous peine de déchoir d’une certaine idée de l’homme… Le mieux à faire est donc de maintenir (le monde) tel qu’il est en s’inscrivant dans une tradition séculaire qui le retient sur le chemin de la décrépitude. C’est dans cette perspective qu’il faut situer le respect des ancêtres, des maîtres, bref, de tous ceux dont l’exemple, concrétisant les grandes vertus, incitera les générations futures à reconduire indéfiniment les grandes valeurs… Fût-on peu de choses dans la société, laisser une trace est un moyen de ne pas s’éteindre tout à fait ; laisser un grand souvenir est une manière de vivre quasi-éternellement ; en laisser un mauvais, ou pire encore, un ridicule, est insoutenable, et cette seule perspective en aura retenu plus d’un de s’abandonner à la facilité, car la mémoire antique est impitoyable dans la mesure où précisément elle se veut sempiternelle. » Sur la « Grande année », cf. J. Hubaux, « Du songe de Scipion à la vision d’Enée », Atti del I congresso internazionale di studi Ciceroniani. Roma. Aprile 1959, Roma, Centro di studi Ciceroniani, 1961, 175-183, p. 179 : « Le problème est de savoir pourquoi Cicéron, dans le dialogue apocalyptique du De re publica, n’a point parlé d’une conception proprement romaine de la grande année, c’est-à-dire de la grande année de trois cent soixante-cinq ans » (qui s’écoulent de la fondation de Rome par Romulus à la prise de la ville par les Gaulois). Si la « Grande année » n’a pas de durée précise, c’est pour donner un espoir d’éternité à Rome (p. 182) : « Il est clair que son intention est d’en diluer la donnée fondamentale, de manière à reporter jusqu’à une période imprévisible et pratiquement incalculable, le moment où elle sera révolue. Ce moment marquera le terme de l’existence de Rome… ». Sur la notion d’éternité, cf. D. Dopico Cainzos, « Le concept de l’aeternitas de Rome. Sa diffusion dans la société romaine », LEC 66, 3, 1998, 259-579, p. 264, 278-279. J.-F. Thomas, « Gloria maiorum… « , évoque la communauté de souvenir créée par le ius imaginum, qui suppose la gloria maiorum (p. 135) : « Ce droit d’exhiber les portraits des ancêtres lors des funérailles est un attribut essentiel des gentes en même temps qu’il constitue une composante majeure de la gloria maiorum. Ce rituel permet bien sûr de célébrer le souvenir et de souder la communauté autour de valeurs… » L’exemplarité des ancêtres, commémorée lors des cérémonies funéraires, est un appel à la perpétuation de la gloire familiale pour la jeune génération (p. 316).