b. Le Pro Sestio : la communion des Romains autour d’un souvenir

Cicéron réaffirme après une nouvelle crise — son exil et son retour —, en février 56, ce lien entre son destin et celui de Rome dans son discours en faveur de Sestius, tribun de la plèbe en 57 qui favorisa son retour. Il retrace la carrière de Sestius 1169 , évoquant en une prétérition sa questure en Macédoine, en 62-61, qui laissera un souvenir durable chez ses administrés :

‘Quamquam non est omittenda singularis illa integritas prouincialis, cuius ego nuper in Macedonia uidi uestigia, non pressa leuiter ad exigui praedicationem temporis, sed fixa ad memoriam illius prouinciae sempiternam. 1170

Leur mémoire joue donc le rôle de monumentum, attestant la qualité d’homme de bien de Sestius.

Puis il rappelle la réunion, au temple de la Concorde, des sénateurs, qui imploraient le consul Gabinius d’interdire la proposition de loi de Clodius et d’empêcher l’exil de Cicéron, à l’endroit même où, le 3 décembre 63, il avait réuni le Sénat pour lui annoncer l’arrestation des complices de Catilina, conduite avec l’aide des Allobroges contactés par les conjurés ; la séance fut racontée au peuple le soir même, dans ce qui devait devenir la troisième Catilinaire. Ce lieu directement lié à son consulat associe la mémoire nationale et son souvenir personnel :

‘Erat eodem tempore senatus in aede Concordiae, quod ipsum templum repraesentabat memoriam consulatus mei 1171

Nous retrouvons ici un élément caractéristique de l’ars memoriae,longuement traitée par Cicéron dans le De oratore 1172 : le lieu de mémoire. Voici un exemple caractéristique du locus réel, support matériel d’une imago — Cicéron discourant —, représentatif d’une idée — le consulat de Cicéron et son action principale, la lutte contre Catilina et la répression de sa conjuration. Les sénateurs ne peuvent donc choisir de meilleur endroit pour supplier Gabinius d’agir, le locus étant supposé évoquer dans la mémoire de tous la même image, donc le même souvenir partagé, celui de la gloire de Cicéron 1173 .

Fig.6 : Monnaie frappée sous Tibère entre 34 et 37 ap. J.-C. (Rome, Museo nazionale Romano, Bronze) représentant le temple de la
Fig.6 : Monnaie frappée sous Tibère entre 34 et 37 ap. J.-C. (Rome, Museo nazionale Romano, Bronze) représentant le temple de la Concordia ; cf. R. Bianchi Bandinelli, Rome, le centre du pouvoir, Paris, Gallimard, 1969 (l’Univers des formes) p. 352, ill. 428.

La consécration du temple à la Concordia enrichit le locus d’une deuxième signification : lieu de la victoire du consul et de Rome sur Catilina, il est aussi celui de l’unité des citoyens romains autour du héros, « construit en 367 par le dictateur M. Furius Camillus pour commémorer le rétablissement de la concorde entre les citoyens » 1174 (après les lois liciniennes établissant l’égalité de tous les citoyens), ciment fédérateur de cette concordia ordinum si chère au cœur du magistrat, civil privé d’armée. Cette connotation est supposée réveiller l’union sacrée de ses concitoyens, des ordres, et plus largement, le consensus omnium bonorum qui s’était donc constitué — vainement — pour empêcher son exil en 58, réunissant le peuple en deuil au Capitole, les sénateurs au temple de la Concorde, en présence des chevaliers 1175 , mais cette fois au profit de Sestius, qui a précisément contribué à son rappel d’exil en intervenant auprès de César.

Ainsi, la memoria consulatus mei, soutenue par le locus fédérateur, doit susciter une troisième fois l’union des uiri boni, après 63 et 58, en ce mois de février 56, autour de l’accusé Sestius. Cet usage tactique du lieu de mémoire 1176 est révélateur de la conception de la mémoire collective selon Cicéron : en associant le souvenir de son consulat à ce lieu public et symbolique de l’unité romaine, il lie son destin à celui de Rome et fond, comme nous l’avons observé dans les Catilinaires, la mémoire de sa personne dans celle, plus vaste, de la communauté romaine, matérialisée par ces monumenta. C’est la memoria collective qui permet la fusion de l’individu et de l’entité romaine 1177 .

Cette journée de prière, en 58, fut douloureuse pour tous les hommes de bien, sensibles aux difficultés de Cicéron, et pour lui-même, mais elle est glorieuse aux yeux de la postérité, qui peut y voir toute une communauté groupée autour d’un homme, le sauveur de la patrie :

‘O diem illum, iudices, funestum senatui bonisque omnibus, rei publicae luctuosum, mihi ad domesticum maerorem grauem, ad posteritatis memoriam gloriosum ! 1178

Le parallélisme des constructions ad domesticum maerorem / ad posteritatis memoriam renforce le lien entre le destin de l’individu et le sort de la nation. Les citoyens romains doivent être attentifs au jugement de la postérité, qui appréciera leur constance dans l’aide apportée à Cicéron : celui-ci les oblige encore une fois par le souvenir de leur implication et le souci de leur cohérence, aux yeux des contemporains et de la postérité, donc par le souci de leur intérêt supérieur. En effet, se renier, trahir la cause de Cicéron, reviendrait certes à se déshonorer, à négliger la fides, mais aussi, plus prosaïquement, entrerait en contradiction avec leur propre intérêt, c’est-à-dire la stabilité de la République, résultat pour lequel lui et les autres se sont battus contre Catilina.

Cicéron surenchérit aussitôt en évoquant le caractère unique d’une telle union dans le deuil — mutasse uestem — autour d’un seul homme, à toute époque, c’est-à-dire dans la mémoire propre à chaque génération :

‘Quid enim quisquam potest ex omni memoria sumere inlustrius, quam pro uno ciui et bonos omnis priuato consensu et uniuersum senatum publico consilio mutasse uestem? 1179

La mémoire de Cicéron lui-même atteste le caractère inouï de cette union devant le public particulièrement nombreux qui assiste au procès de Sestius :

‘Exponam enim hodierno die, iudices, omnem rationem facti et consilii mei, neque huic uestro tanto studio audiendi nec uero huic tantae multitudini, quanta mea memoria nunquam ullo in iudicio fuit, deero. 1180

Le parallèle entre les deux assemblées, avec la part d’exagération propre à l’avocat, associe les deux causes. La mémoire personnelle — mea memoria — fait écho à la mémoire historique — ex omni memoria : « à toute époque ». Leur adéquation semble totale et renforce l’aspect exceptionnel d’une telle union, manifesté par l’adhésion parallèle de l’ensemble des citoyens à titre privé — bonos omnis priuato consensu — et du corps politique — uniuersum senatum publico consilio — à la cause cicéronienne en 58.

Plus loin, évoquant son retour triomphal de 57, il se dispense, en une question oratoire, de préciser ce souvenir, jugeant, non sans fierté, qu’il est ancré dans la mémoire de tous :

‘Nam quid ego illa de me diuina senatus consulta commemorem? 1181

Simple prétérition, car il rappelle aussitôt la teneur de ces diuina senatus consulta, dont le dernier en date se révèle exceptionnel par le fait qu’il permet le retour d’un unique citoyen. Puis il évoque le premier sénatus-consulte le concernant, celui qui lui conféra le titre de Sauveur de la patrie, sur la recommandation de Pompée, en 57, à l’unanimité moins une voix — celle de Clodius :

‘… mihi uni testimonium patriae conseruatae dedit. 1182

Mais il serait naïf de ne voir là qu’autosatisfaction : par le rappel de ce sénatus-consulte, Cicéron milite pour l’union, en liant encore le destin de l’individu et celui de la cité, au sein de la mémoire collective, dont les registres publics sont la manifestation concrète, le monumentum, lui garantissant ainsi la reconnaissance éternelle de la postérité.

‘Quoius sententiam ita frequentissimus senatus secutus est ut unus dissentiret hostis, idque ipsum tabulis publicis mandaretur ad memoriam posteri temporis sempiternam 1183

Récompense de l’homme de bien, mais aussi assurance — illusoire — de solidarité autour de sa personne, cette pérennité intègre l’individu dans la mémoire collective et nationale, qui contraint la cité, par sa seule existence, à ne pas oublier ses racines, à ne pas renier son passé, bref à garder son identité.

Cicéron vante ainsi le courage des hommes qui ont sauvé leur patrie, parfois au prix de leur vie ou de leur liberté, face à l’incompréhension de leurs concitoyens. Leur destin est pourtant préférable car leur nom est transmis à la postérité. C’est le cas de citoyens grecs ostracisés, ou même d’un ennemi juré de Rome, Hannibal, immortalisé par les annales latines elles-mêmes !

‘Hunc (Hannibalem) sui ciues e ciuitate eiecerunt ; nos etiam hostem litteris nostris et memoria uidemus esse celebratum. 1184

Cicéron énumère ensuite une liste de héros romains, dont la valeur est reconnue par leur intégration à la mémoire collective, et plus largement, à l’Histoire. Il invite chacun à œuvrer pour sa gloire future, et par là, à enrichir l’histoire de son pays :

‘praesentis fructus neglegamus, posteritatis gloriae serviamus 1185
Notes
1169.

Sur la carrière de Sestius, cf. T. R. S. Broughton, The magistrates…, t. 2, p. 202 ; 620.

1170.

CIC., Sest. 13 : « Pourtant, il convient de ne pas passer sous silence la probité vraiment unique, dont il fit preuve dans sa province ; j’en ai vu moi-même récemment les traces en Macédoine, des traces non pas légèrement esquissées et limitées à un éloge momentané, mais gravées profondément pour éterniser son souvenir dans cette province. »

1171.

Ibid. 26 : « A la même heure, le Sénat tenait séance au temple de la Concorde, dans cette enceinte, qui rappelait précisément le souvenir de mon consulat… »

1172.

CIC., De or. II, 350-360.

1173.

Cf. M.-J. Kardos, « L’art de la mise en scène dans les quatre premières Philippiques », VL 153, mars 1999, 15-26, p.18-19 ; M.-J. Kardos, « Cicéron et les monumenta », REL 82, 2004, 89-101, p. 99. Elle évoque deux lieux de mémoire, le cliuus Capitolinus, où se réunit aux nones de décembre une manifestation de chevaliers pour soutenir le consul de 63, et le temple de la Concorde. L’illustration reproduit une monnaie frappée sous Tibère entre 34 et 37 ap. J.-C. (Rome, Museo nazionale Romano, Bronze) représentant le temple de la Concordia ; cf. R. Bianchi Bandinelli, Rome, le centre du pouvoir, Paris, Gallimard, 1969 (l’Univers des formes) p. 352, ill. 428.

1174.

CIC., Sest. 26, p. 138, n. 1 ; cf. LIV., VI, 42, 4 ; OV., Fast. I, 641 ; PLUT., Cam. 42 ; pour un historique complet des reconstructions de ce temple, cf. J. Hellegouarc’h, Le Vocabulaire latin des relations…, p. 126. Cf. Lexicon topographicum urbis Romae, dir. E. M. Steinby, Roma, Edizioni Quasar di Severino Tognon, 1993-2000, 6 vol., I, p. 317.

1175.

C’est ainsi que G. Achard, Pratique rhétorique…, p. 76-77, énumère les cortèges qui se forment autour de Cicéron, rassemblements fédérateurs qu’il se plaît à rappeler fréquemment (p. 78) : « … l’orateur veille à ne pas laisser s’estomper le souvenir d’une manifestation d’adhésion particulièrement importante. Le rassemblement des chevaliers et du peuple en 63 est fréquemment rappelé (Sest. 28, Pis. 7…) ; et dix-neuf ans après encore (Phil. II, 16 ; 19)… Cicéron souligne… le nombre des participants à ces manifestations. » G. Achard soupçonne une déformation historique quand l’exilé évoque l’accueil des chevaliers à son retour, en 57 (p. 104) : « L’orateur ne manque pas de mettre en relief les grands moments d’entente entre les deux ordres tant dans le passé que dans le présent. Il insiste beaucoup sur l’accueil que lui font les chevaliers à son retour, accueil dont ne parlent pas les autres sources (LIV. per. 104 ; PLUT. Cic. 33). Il est probable qu’il arrange là la réalité à son profit et à celui de la res publica. »

1176.

De la même façon, Cicéron note avec intérêt que le Sénat s’est réuni dans le temple de la Vertu, bâti par Marius, sans doute sur le Capitole, pour voter le sénatus-consulte qui le ramènera à Rome. Ce locus est doublement symbolique, puisqu’il associe Cicéron à la Virtus, mais aussi, par l’origine arpinate commune, à Marius, dont on sait l’importance aux yeux de Cicéron (Sest. 116).

1177.

Sur le travail fédérateur de commémoration de Cicéron, cf. A. Haury, « Les secrets d’un triomphe manqué », Atti del I congresso internazionale di studi Ciceroniani. Roma. Aprile 1959, Roma, Centro di studi Ciceroniani, 1961, 129-136, p. 134 : « De retour (d’exil) il tenta, et c’est là le τέλος du Pro Sestio, d’arracher le parti des optimates aux intérêts de classe et de l’ouvrir à l’élite de toute la nation, optimo cuique. Dédaignant les nobles jaloux qui l’avaient abandonné ou sacrifié, il essaya de débaucher au nom d’un idéal moral les électeurs les plus dynamiques des soi-disant populares et notamment les jeunes. C’est dans cette perspective que se situe le Pro Caelio. » Inversement, la célébration de ce souvenir unanime, collectif, exclut son adversaire Antoine, le sans-mémoire (M.-J. Kardos, « L’art de la mise en scène dans les quatre premières Philippiques », VL 153, mars 1999, 15-26, p. 18) : « Ce tableau fait apparaître l’isolement d’Antoine qui s’oppose ainsi au peuple tout entier. »

1178.

CIC., Sest. 27 : « Ah ! le jour funeste, juges, pour le Sénat et pour tous les bons citoyens, jour douloureux pour l’Etat, jour accablant pour moi, si j’évoque ce que fut la tristesse de ma maison, jour glorieux, si j’évoque ce que sera le souvenir de la postérité. »

1179.

Ibid. 27: « Dans l’histoire de tous les temps, peut-on relever rien de plus éclatant ? Tous les honnêtes gens, prenant le deuil pour un seul citoyen par un accord privé, et tous les sénateurs par une décision officielle ? »

1180.

Ibid. 36 : « Je veux vous exposer en effet aujourd’hui, juges, toute ma façon d’agir et de penser et je ne manquerai pas de satisfaire au vif désir de m’entendre, manifesté par vous et par cette assemblée, le plus vaste auditoire que je me souvienne avoir jamais vu dans un procès. »

1181.

Ibid. 129 : « Pourquoi rappeler les divins sénatus-consultes qui me concernent ? »

1182.

Ibid. 129 : « … (Pompée) m’a donné à moi seul, en exprimant son avis par écrit, le titre de sauveur de la patrie. »

1183.

Ibid. 129 : « Son avis fut suivi en séance plénière par le Sénat ; il n’y eut qu’un seul opposant : mon ennemi, et ce résultat a été mentionné expressément sur les registres officiels, pour l’éternel souvenir de la postérité. »

1184.

Ibid. 142 : « Ses concitoyens le chassèrent de Carthage ; nous, au contraire, dont il fut l’ennemi, nous  le voyons cité fréquemment dans notre littérature et nos annales. »

1185.

Ibid. 143 : « négligeons les profits présents, travaillons pour la gloire future »