3. Cicéron sauveur de l’histoire romaine : In Vatinium et De haruspicum responsis

Deux autres références nous paraissent particulièrement significatives dans l’établissement du lien entre l’homme d’Etat et la mémoire collective.

Ainsi, lorsque Cicéron interroge le témoin à charge lors du procès de Sestius, Publius Vatinius, dont il ruine la réputation. Ce dernier lui reproche son départ en 58 et considère que, si Rome l’a rappelé en 57, ce n’est pas par affection pour lui, mais dans l’intérêt de la République. Cicéron retourne l’argument en sa faveur, se félicitant précisément de voir son salut lié par ses concitoyens à celui de l’Etat ; l’immortalité de son nom que confère la mémoire collective est un honneur :

‘quid optabilius ad immortalitatem gloriae atque in memoriam mei nominis sempiternam, quam omnis hoc ciuis meos iudicare, ciuitatis salutem cum unius mea salute esse coniunctam? 1186

La solidarité des deux destins parallèles est clairement désignée, dans la reprise du terme salus, comme le résultat de la volonté générale — omnis ciuis meos —, qui est à l’origine de cette memoria mei nominis sempiterna. Le bénéfice est réciproque : les uns confèrent à l’autre l’immortalité parce qu’il leur a offert le salut. Il y a donc bien interaction entre le destin collectif et le destin individuel grâce à la memoria commune. Le sort de la cité dépend de la présence de Cicéron — elle le rappelle —, et lui-même n’existe qu’une fois réintégré dans la cité 1187 , seul moyen de voir son nom immortalisé.

Mais c’est surtout le discours Sur la réponse des haruspices 1188 , relatif à la restitution de sa maison à Cicéron revenu d’exil — restitution entravée par les manœuvres de Clodius —, qui souligne l’interpénétration des mémoires individuelle et collective. En effet, Cicéron espère que le Sénat entérinera la restitution de ses biens malgré l’opposition des haruspices, qui interprètent des présages funestes à son détriment. Il note en particulier que son souvenir a redonné courage au Sénat, au point de faire plier Clodius :

‘Idem, posteaquam respirare uos a metu caedis, emergere auctoritatem uestram e fluctibus illis seruitutis, reuiuiscere memoriam ac desiderium mei uidit, uobis se coepit subito fallacissime uenditare 1189

Cicéron est devenu un exemplum, destiné à être remémoré, de l’esprit de résistance et de combativité républicain face aux menées des aventuriers de tous acabits. Il s’intègre à l’histoire de Rome et contribue ainsi à sa continuité. Il devient un principe vital — reuiuiscere 1190 — de la cohésion sociale et politique romaine, et s’insère dans la longue liste des héros fondateurs de Rome. Vital, car il rend Rome à elle-même, contribue à sa pérennité, en la contraignant à une prise de conscience ; c’est son souvenir qui sert de repère aux sénateurs et les oblige à se rappeler leur rang, leur dignité et leur rôle : assumer la responsabilité de la cité, avec les risques inhérents, et tenir tête à leurs adversaires ; c’est lui qui, plus largement, permet aux sénateurs de prendre conscience du sens de Rome, et à Rome de retrouver son identité, fondée sur la mémoire. Oublier l’action d’un Cicéron en faveur de Rome, c’est nier celle-ci, et couper net le déroulement de son existence. Au contraire, se rappeler Cicéron, c’est remettre Rome à sa place, et lui assurer une continuité qui tend vers l’infini, vers l’éternité 1191 . Ainsi, se souvenir du consulat de 63 et de ses péripéties, ce n’est pas seulement honorer Cicéron, mais c’est surtout rendre à Rome une perspective d’avenir, fondée sur des racines évidentes. Pour cette raison, cette memoria « est aussi une mémoire de fondation qui a sa place dans le jeu identitaire » selon J. Candeau 1192 . Elle est mise en œuvre par l’orateur pour sauver la promesse de l’éternité romaine, personnifiée par ses héros, son Histoire 1193 , paraît pouvoir être traduite par le mot « conscience » 1194 comme un processus psychique, intellectuel et moral et non comme un simple enregistrement de souvenirs, tant à l’échelle individuelle que collective. Cela contribuerait à expliquer l’opposition systématique de Cicéron à la conception stoïcienne, trop limitée à ses yeux, de la memoria dans les Académiques : la memoria lui est nécessaire pour des raisons de philosophie politique et morale, afin d’assurer la permanence de l’Etat et l’identité de Rome.

Notes
1186.

CIC., Vat. 8 : « quoi de plus souhaitable, pour atteindre à une gloire immortelle et pour rendre éternel le souvenir de mon nom, que de voir qu’au jugement de tous nos concitoyens le salut de l’Etat était lié au salut de ma seule personne ? »

1187.

Cicéron fera appel à cet argument pour convaincre César de restaurer la République, après sa victoire, établissant le même lien entre le dictateur et la cité. Cf. M. Rambaud, « Le Pro Marcello et l’insinuation politique », Présence de Cicéron : hommage au R.P. M. Testard : actes du colloque des 25, 26 septembre 1982, éd. R. Chevallier, Paris, Belles lettres, 1984 (Caesarodunum XIX bis), 43-56, p. 52 ; repris dans Autour de César… : « A quoi bon dominer tant de provinces, si l’Etat est affaibli jusqu’à l’inexistence ?… pour que la gloire du plus grand capitaine de Rome ait un support, pour que son immortalité soit entretenue par une tradition vivante, il faut nécessairement qu’il y ait des Romains ; pour que des citoyens célèbrent la gloire de César, il est nécessaire que Rome survive (Marcell. 29). Ainsi, pour Cicéron, la vraie gloire postule-t-elle l’éternité de Rome. C’est cette éternité que César doit servir, en commençant par relever ce que la guerre civile a renversé (ibid. 23-24 ). »

1188.

Prononcé devant le Sénat entre le 6 et 14 mai 56.

1189.

CIC., har. resp. 48 : « Mais, quand il vit que vous repreniez haleine en échappant à la crainte du massacre, que votre autorité émergeait des flots de la servitude, que revivaient la mémoire et le regret de ma personne, il se mit tout à coup à se faire valoir auprès de vous de la manière la plus trompeuse »

1190.

Cf. supra p. 363 l’emploi du verbe alentur (Catil. III, 26), qui renvoyait au lexique de la vitalité — uigere. L’usage de ces termes issus du champ lexical de l’alimentation est lié à l’image de la santé de l’Etat. La métaphore du corps de l’Etat est analysée avec précision par L. Havas, « L’idée d’Etat dans les discours consulaires de Cicéron », Ciceroniana 7, 1990, 133-148. Il démontre que pour l’orateur la République est un corps social, fondé sur trois organes, les magistrats, le Sénat, les citoyens (p. 134-135 ; leg. agr. 2, 91 ; 102 ; Rab. 2 ; 5 ; Catil. 1, 3 ; Tusc. 3, 10 ; rep. 1, 8), menacé par la maladie (p. 136-138 : la révolution, la décadence ; leg. agr. 1, 26 ; 1, 19 ; 2, 8 ; 2, 47 ; Catil. 1, 5), auquel seul le médecin, Cicéron (p. 140), par ses soins (p. 138 ; Catil. 2, 17), peut rendre la bonne santé : c’est la res publica… conseruata ac restituta (Catil. III, 1), où les trois organes retrouvent l’équilibre (p. 139 ; Catil. 2, 7 ; 4, 22 ; 4, 24), sous la forme de la concordia. Il semble que le travail de Cicéron sur la mémoire va dans le même sens : il s’agit de rendre la mémoire à des amnésiques, pour filer la métaphore de la santé de l’Etat. Sur la métaphore du corps de la République dont on ne devait pas hésiter à détacher un membre gangrené, cf. P. Jal, « Pax ciuilis - Concordia », REL 38, 1960, 210-231, p. 228, à propos de Phil. VIII, 6, 15. Plus prosaïquement, G. Achard note la volonté cicéronienne de rassembler autour de lui des Républicains comme Varron pour infléchir le régime césarien et permettre une restauration de la res publica ; c’est ainsi qu’il demande le rappel d’exilés comme Nigidius, Marcellus, Ligarius, Caecina… (« A propos de la correspondance de Cicéron en 46 - Pro M. Tullio », VL 93, mars 1984, 11-18, p. 13). C. Moatti, La raison de Rome…, p. 27, rappelle l’ancienneté de la métaphore du corps de l’Etat : « La cité est un corps que toutes ses parties contribuent à faire fonctionner, toutes sans exception. Voilà ce qu’expliquait Menenius Agrippa aux plébéiens révoltés au IVe siècle ; comme il comparait les patriciens au ventre et les plébéiens aux autres membres, les plébéiens “comprirent alors que le ventre avait lui aussi sa tâche à remplir, que, nourri par les autres membres, il les nourrissait eux-mêmes en leur faisant parvenir le sang, source de la vie et de la force, après l’avoir préparé par la digestion”. Ainsi Menenius Agrippa apaisa-t-il les esprits. »

1191.

L. Jerphagnon, « Damnatio memoriae… », juge que la mémoire de la pierre rappelle des exempla dont la répétition est une promesse de durée pour Rome. Le ius imaginum (p. 43), « c’était la lignée tout entière qui défilait, conduisant le rejeton à sa dernière demeure, en attendant que le suivant prenne la relève… Les statues ont la même finalité… Masques, effigies, inscriptions — qui prennent d’autant plus d’importance dans une civilisation que le livre y est rare, réservé à une toute petite minorité —, tout cela a été façonné, sculpté, gravé aeternae memoriae, ad memoriam gloriae sempiternae ou encore ad fausti euentus memoriam, autrement dit afin de pérenniser contre la mort une présence exemplaire parce que conforme à la tradition. C’est là le mémorial d’une exacte loyauté envers les valeurs de Rome : aussi longtemps que durera la pierre, cette fidélité-là fera des émules, engendrera dans d’autres présents d’autres fidélités, afin que dure semper eadem la Rome éternelle, Roma aeterna… En eux (les morts célébrés) Rome reconnaît un aspect de ce qu’elle se doit d’être génération après génération. »

1192.

J. Candeau, Mémoire et identité, Paris, PUF, 1998, p. 136 : « (La mémoire générationnelle) est la conscience d’appartenir à une chaîne de générations successives dont le groupe ou l’individu se sent peu ou prou l’héritier. C’est la conscience d’être les continuateurs de nos prédécesseurs. »

1193.

A ce sujet, cf. J.-P. Vernant, La Mort, les morts dans les sociétés anciennes, introduction, dir. G. Gnoli et J.-P. Vernant, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l'homme, 1990, 5-15, p.6-7 : « Pour un groupe d’hommes, se constituer un passé commun, élaborer une mémoire collective, enraciner le présent de tous dans un “autrefois” évanoui, mais dont la remembrance s’impose, unanimement partagée, c’est aussi, c’est d’abord conférer à certains personnages défunts ou à certains aspects de ces personnages, grâce à un rituel funéraire approprié, un statut social tel qu’ils demeurent, dans leur condition de morts, inscrits au cœur de la vie présente, qu’ils y interviennent en tant que morts, qu’ils jouent leur partie dans la maîtrise des forces sociales dont dépendent l’équilibre de la communauté et la permanence de son ordre. » Le chercheur évoque la célébration des héros morts au combat, dans l’épopée grecque ou indienne (p. 12-13) : « Ils demeurent à jamais vivants, dans la mémoire collective, comme des personnages exemplaires, des modèles que la remémoration poétique ne cesse de transmettre et d’actualiser tout au long des générations successives. Dans le statut de morts glorieux que leur confère la remembrance, sous ses deux formes institutionnelles : la mémoire du chant, indéfiniment répété, le mémorial du monument funéraire, pour toujours visible, ils acquièrent une réalité sociale et une efficacité symbolique dont la société des vivants ne saurait se passer. Par les hauts faits qu’ils ont su accomplir, la gloire qu’ils ont obtenue en mourant, ils forment “les hommes d’autrefois” : ils sont le passé du groupe, l’arrière-plan de la vie présente, les racines où s’implante… une tradition culturelle qui sert de ciment à une communauté, où elle se reconnaît elle-même, parce que c’est à travers la geste de ces héros défunts, continûment rappelée, que l’existence sociale, dans sa forme “civilisée”, prend aux yeux des vivants sens et valeur. » Son étude, qui renvoie en fait à l’exemplum, peut s’appliquer à la mentalité romaine, comme le suggèrent J. Scheid, p. 121, n.15 : « Les observations de J.-P. Vernant à propos des rites funéraires grecs valent également pour la pratique romaine. » et N. Belayche, « La neuvaine funéraire », La mort au quotidien dans le monde romain : actes du colloque organisé par l'Université de Paris IV, Paris-Sorbonne, 7-9 octobre 1993, éd. F. Hinard, Paris, De Boccard, 1995, 155-170, p. 167 : « On peut donc parfaitement appliquer à Rome ces remarques énoncées pour la Grèce par J.-P. Vernant »

1194.

Nous renvoyons au titre de l’article de J.-F. Thomas, « Gloria maiorum, gloria antiqua : la conscience du passé dans la conception de la gloire à Rome », l’Ancienneté chez les anciens, dir. par B. Bakhouche, Montpellier, 2003, t. 1, 133-154, et à sa conclusion, p. 152-153, qui associe l’éternité de Rome à la conscience de son passé, à travers les exempla et la perpétuation du mos maiorum : « La gloire au contraire permet la transmission de ce patrimoine de valeurs et de mérites au fil des générations, avec donc une adhésion collective attendue. C’est cet enracinement dans le passé qui appelle sa pérennisation… (la gloire) n’est pas une célébration figée du passé, elle ne génère pas l’immobilisme : elle fixe des cadres. Elle s’ouvre l’avenir et n’est donc pas incompatible avec le progrès… Le passé ne conditionne pas le présent, il l’oriente bien plutôt par un encadrement des initiatives : que l’on pense aussi au culte des ancêtres, à l’enseignement de nombreuses inscriptions funéraires, à la littérature des exempla. Traditions et progrès composent ensemble le mouvement du temps pour construire l’éternité de Rome au-delà des variations historiques… “C’est dans la fidélité à la tradition, au mos maiorum, que l’homme romain trouve la plus haute justification de son action présente” (M. Meslin, L’homme romain, Bruxelles, 1985, p. 59). »