D. La reconnaissance du citoyen honoré et la validation de ses actes : le salut de Cicéron par la memoria dans les discours du retour d’exil

Cicéron n’entre pas dans la logique des aventuriers qu’il dénonce, tout simplement parce qu’il l’ignore : elle n’appartient pas à sa philosophie politique, fondée sur l’intégrité des responsables politiques. En effet, il espère de Lépide ou de Plancus qu’ils réagissent avec gratitude aux propositions honorifiques qui leur sont faites à sa demande, en hommes de bien dont l’idéal serait de voir leurs bienfaits reconnus par la mémoire collective. Ce jugement optimiste sur la personnalité de ces traîtres en puissance s’explique par son idéal politique personnel : il attend d’eux qu’ils réagissent comme lui, à son retour d’exil, en 57, ainsi que l’attestent ses discours de remerciement au Sénat et au peuple. Prononcés au lendemain de son retour triomphal du 4 septembre 57 pour le premier et peu après pour le second, tous deux sont parcourus de bout en bout par cette idée obsédante : Cicéron n’a pas été oublié et son souvenir est assuré pour la postérité. Il faut analyser de près cette constante, la préoccupation de la memoria, en suivant le déroulement des deux discours 1195 .

Cicéron commence son discours In senatu en vantant l’action du Sénat en sa faveur, qu’il juge impérissable et qui lui procure l’immortalité :

‘Itaque, patres conscripti, quod ne optandum quidem est homini, immortalitatem quandam per uos esse adepti uidemur. Quod enim tempus erit umquam cum uestrorum in nos beneficiorum memoria ac fama moriatur… ? 1196

Cette immortalité lui est conférée à plus d’un titre : non seulement parce qu’en le rappelant, le Sénat lui rend les honneurs et livre à la postérité le souvenir des bienfaits du consul réhabilité, mais parce que le souvenir de l’intervention même des patres est destiné lui aussi à être perpétué à jamais, du fait de son caractère exceptionnel 1197  ; ainsi, l’homme qui en est le bénéficiaire laissera un souvenir tout aussi éternel que celui du bienfait même dont il jouit : son nom s’y trouve définitivement associé. Ce double processus de perpétuation honore Cicéron, qui se déclare définitivement intégré à la memoria collective, historique, en se trouvant ainsi associé aux actes du Sénat. Tout en remerciant ce dernier de sa sollicitude — uestrorum in nos beneficiorum —, destinée à passer à la postérité, il trouve par là le moyen d’affirmer également la présence de son propre souvenir dans l’esprit des générations futures. A tel point d’ailleurs que la relation hiérarchique semble s’inverser : si le Sénat doit rester dans les mémoires, c’est parce qu’il a rendu l’homme d’Etat à la gloire et à la mémoire publique ! L’orateur procède par élargissement : l’aide du Sénat sera perpétuée par la mémoire de son bénéficiaire — beneficiorum memoria — puis par celle des Romains, qui la diffusera — beneficiorum fama. Cicéron établit donc un rapport de réciprocité — moriatur est un écho d’immortalitatem — avec le Sénat par le jeu de la memoria beneficiorum.

Après cette action de grâces, Cicéron passe en revue les différents responsables qui ont permis son retour, pour leur adresser individuellement ses remerciements ; leur énumération rythme le retour de l’ordre à Rome : le consul Lentulus, son collègue Quintus Caecilius Metellus Nepos 1198 , les différents préteurs et tribuns, enfin Pompée, dont il loue la gloire et les exploits :

‘… cum uirtute, gloria, rebus gestis Cn. Pompeius omnium gentium, omnium saeculorum, omnis memoriae facile princeps, tuto se uenire in senatum arbitraretur… 1199

La gradation ascendante en trois temps omnium gentium, omnium saeculorum, omnis memoriae — répondant au rythme ternaire uirtute, gloria, rebus gestis — évoque l’étendue de la gloire de Pompée, dans l’espace et dans le temps, certes dans un but apologétique, mais prend une certaine élévation avec l’emploi de memoria : le terme, singulier et abstrait, définit un élargissement des deux autres repères, au pluriel, plus concrets ; en effet, la memoria omnis recoupe ici à la fois les gentes et les saecula, dans une globalisation qui finit par désigner l’Histoire universelle. Cicéron manifeste ainsi sa reconnaissance par la promesse d’éternité et d’universalité contenue dans le mot memoria : la perspective précédemment dégagée pour le Sénat culmine ici, et révèle encore une fois, mais appliquée à un individu, la place réservée à la memoria dans la reconnaissance des mérites par la postérité, donc la collectivité romaine dans son développement historique. Notons que le mérite de Pompée qui est retenu est d’avoir permis le rappel de Cicéron qui retourne ainsi la louange destinée à un autre à son profit.

Puis il choisit de préciser les mérites de chacun, à tour de rôle. En tête vient le consul de 57, son ami Publius Lentulus Spinther :

‘Princeps P. Lentulus, parens ac deus nostrae uitae, fortunae, memoriae, nominis, hoc specimen uirtutis, hoc indicium animi, hoc lumen consulatus sui fore putauit, si me mihi, si meis, si uobis, si rei publicae reddidisset. 1200

Les deux images, paternelle et divine, placent Lentulus à l’origine d’une véritable renaissance de Cicéron. Puis celui-ci énumère au génitif les enjeux de cette résurrection : d’une part, uita et fortuna, que l’on peut associer, la uita, biologique, étant le plus concret, le plus immédiatement indispensable, la fortuna, plus abstraite, remettant l’exilé dans le fil d’un destin momentanément interrompu ; memoria et nomen d’autre part, eux aussi liés, par la synecdoque, le second étant contenu et pérennisé par la première. Se pose la question du génitif, subjectif ou objectif : évoque-t-il la mémoire personnelle de Cicéron, ou le souvenir laissé dans la mémoire publique ? Probablement les deux ; subjectif, car en le rappelant, on rend à Cicéron sa mémoire et sa conscience du bien-fondé de ses actes passés, on efface sa culpabilité, on l’oblige à sortir de la non-existence où il se morfondait à Thessalonique 1201 . Objectif, par ailleurs, car en le rappelant, on rend Cicéron à la mémoire nationale, collective, où il reprend sa place, son nom, son honneur, et sort de l’oubli.

Fig. 7 : Buste de Cicéron, Rome, Musée du Vatican ; cf. P. Grimal,
Fig. 7 : Buste de Cicéron, Rome, Musée du Vatican ; cf. P. Grimal, Cicéron…, couverture. Les portraits comme celui-ci font partie des monumenta susceptibles d’empêcher que ses concitoyens ne l’oublient. Buste de Cicéron, Rome, Musée du Vatican ; cf. P. Grimal, Cicéron…, couverture.

La memoria apparaît bien comme la garantie d’une existence pleine, digne de ce nom, reconnue à l’intérieur de la cité par les souvenirs perpétués. Ainsi, quand Cicéron vante l’immortalité acquise dans la mémoire de la postérité — la sienne ou celle d’un autre, comme Pompée —, nous croyons qu’il ne s’agit pas là d’un simple thème étudié de gloriole facile ou de flatterie, mais d’une donnée vitale à deux points de vue. En effet, sa philosophie politique exige le culte de la mémoire des grands hommes, exemplaire et stimulant, seule récompense capable, par sa promesse d’immortalité, de conférer à leurs émules une gloire éternelle, qui dépassera leur vie terrestre, donc de les galvaniser et de les contraindre à se dépasser et à agir pour le bien de la République reconnaissante ; en outre, vitale, cette mémoire l’est aussi pour répondre aux angoisses existentielles de Cicéron : être effacé de la mémoire des hommes dans l’exil ou dans la damnatio memoriae, c’est disparaître 1203 . Retrouver une place en son sein, c’est au contraire accéder à la véritable existence ; en effet, la memoria collective, en enregistrant les actes accomplis par l’individu, authentifie leur réalité et par conséquent celle de leur auteur, qu’elle intègre à l’intérieur de la communauté ; la grande peur de Cicéron semble d’être exclu de ladite communauté, et donc réduit à l’oubli. Seule la mémoire collective lui permet d’échapper au non-être qu’il a connu pendant son exil : Cicéron définit ainsi l’existence de l’individu par ses actes et par le souvenir qu’on en garde. Voilà pourquoi sa gratitude envers Lentulus ne nous paraît ni feinte ni sur-jouée : plus que la mort 1204 , Cicéron semble craindre dans l’exil et la condamnation, l’oubli, donc l’anéantissement de son existence aux yeux du monde.

L’idée est répétée plus loin, dans un texte déjà cité :

‘Quid denique de illo die, quem P. Lentulus mihi fratrique meo liberisque nostris natalem constituit, non modo ad nostram, uerum etiam ad sempiterni memoriam temporis? 1205

Nous citions le glissement de sens, de la génération contemporaine — nostram (memoriam) — à l’éternité — sempiterni memoriam temporis. Les mêmes éléments apparaissent : le nomen — Marcus, son frère Quintus, leurs enfants respectifs —, la naissance — diem natalem —, l’immortalité — sempiterni temporis. C’est avec la plus grande sincérité, et non dans l’emphase grandiloquente, que le banni remercie Lentulus, qui l’a sauvé de l’exil, pour le faire littéralement renaître au monde, en le rendant à la mémoire nationale, non seulement de ses contemporains, mais aussi de la postérité : c’est la consécration de ses res gestae de consul, et plus largement la légitimation de son existence humaine — l’évocation de ses intimes, de ses parents, qui ont aussi souffert des persécutions de Clodius, va dans ce sens. Il ne s’agit plus seulement de son triomphe politique, mais de son essence d’homme, sauvée physiquement et moralement.

La suite le confirme ; l’orateur resserre encore le cercle, évoquant avec sa puissance pathétique coutumière le rôle salutaire de son frère Quintus qui, rempli d’affection pour Marcus, fut le premier à œuvrer pour son rappel d’exil :

‘… sed unus frater, qui in me pietate filius, consiliis parens, amore, ut erat, frater inuentus est, squalore et lacrimis et cotidianis precibus desiderium mei nominis renouari et rerum gestarum memoriam usurpari coegit. 1206

Son action est passée par le réveil de la mémoire collective, et la mise en avant de l’œuvre — rerum gestarum — de son frère à Rome : l’exilé souligne le manque causé par son absence avec desiderium. La présence du verbe renouari, même accolé à desiderium mei nominis, évoque l’expression memoria renouata — le renouvellement du contrat de mémoire —, déjà plusieurs fois rencontrée ; d’autant plus que nomen a une relation précise avec la memoria, qui en permet la transmission. On peut admettre que renouari s’applique donc aussi, d’une certaine manière, à memoriam : il s’agit de rétablir Marcus Tullius dans son droit civique à la mémoire, dont il a été privé par l’exil, et de lui rendre sa place dans la mémoire collective, donc dans la société romaine. Empêcher son oubli, c’est le sauver moralement avant de le sauver physiquement.

La reprise de cette allocution, cette fois en direction du peuple, prolonge cette réflexion sur l’importance de la memoria collective pour l’individu. Hors d’elle, point de salut, aux yeux d’un Cicéron qui a éprouvé la cruauté de l’oubli !

En effet, dès l’exorde, il rappelle que la memoria publique était la seule récompense qu’il attendait pour les nombreux services rendus à la cité :

‘Quod precatus a Ioue Optimo Maximo ceterisque dis immortalibus sum, Quirites… ut aliquando uos patresque conscriptos Italiamque uniuersam memoria mei misericordiaque et desiderium teneret… 1207

L’orateur renvoie clairement au discours prononcé six ans plus tôt, à la fin de son consulat et de la tentative avortée de coup d’Etat de Catilina 1208 . La phrase, fondée sur la même structure, présente les bienfaits de Cicéron consul dans une longue protase accumulative destinée à les valoriser, avant de conclure sur la nécessaire récompense espérée en échange : memoria mei, seul refuge pour un Cicéron qui n’ignorait pas quelles menaces planaient d’ores et déjà sur le vainqueur de Catilina et de ses séides ! Seule la memoria lui assurait la reconnaissance de ses actes en faveur de la République et donc son salut personnel. Quelques années plus tard, face au peuple de Rome, il répond donc terme à terme à ce précédent discours, et affirme ainsi la réussite de sa stratégie : il travaillait dans la quatrième Catilinaire à gagner sa place dans la memoria collective, parce qu’elle devait le préserver ; il constate en 57 qu’elle l’a effectivement sauvé des rets de Clodius et ses amis. Sa puissance est soulignée par la gradation généralisante des débiteurs — uos (quirites)/patres conscriptos/Italiam uniuersam — dont la mémoire reconnaissante semble finalement s’étendre à tout un pays, l’Italie, symbole lui-même de l’empire, ainsi personnifié ; Cicéron suggère en même temps le rôle prépondérant des municipes, qu’il avait séduits lors de sa campagne de 64, et qui le lui rendent bien en appuyant son rappel et en lui réservant un accueil triomphal lorsqu’il traverse l’Italie avant d’arriver à Rome en septembre 57.

Le ressort de cette réussite est clairement exposé un peu plus loin :

‘… Marius uero non modo non a senatu, sed etiam oppresso senatu est restitutus, nec rerum gestarum memoria in reditu C. Mari, sed exercitus atque arma ualuerunt. 1209

Car les précédents consulaires exilés revinrent sur proposition tribunicienne — Popilius, Metellus —, ou par la force comme Marius. Cicéron a souvent évoqué son compatriote d’Arpinum, pour louer ses bienfaits, mais aussi dénoncer sa dérive tyrannique. Il sert de double négatif à l’Arpinate, qui peut ainsi se définir comme le pendant lumineux, le positif de Marius, débarrassé des aspirations monarchiques. Ainsi, si Marius est revenu par la force, Cicéron a été rappelé, a contrario, par une mesure légale du Sénat, spontanée et motivée par la memoria rerum gestarum qui n’a pas joué dans le cas de Marius.

Le discours Sur sa maison prolonge cette réflexion : comme ses prédécesseurs, Cicéron bénéficie à son retour d’une gloire supérieure. Le souvenir du malheur traversé, de l’exil et de l’oubli qu’il entraîne, confère, par réaction sympathique, une mémoire éternelle. L’orateur s’appuie sur les mêmes exemples : Popilius, dont personne ne se souviendrait plus sans cela !

‘quis enim iam meminisset eum bene de re publica meritum, nisi et ab improbis expulsus esset et per bonos restitutus? 1210

De même, l’adversité a grandi Metellus, et c’est le souvenir de son exil, puis de son rappel, qui a transmis à la postérité et immortalisé ses mérites !

‘tamen (Q. Metelli) huius uiri laudem ad sempiterni memoriam temporis calamitas propagauit. 1211

Cicéron juge qu’il connaît le même destin : le fait d’avoir été injustement menacé d’oubli, puis rappelé donc réhabilité, ratifie ses décisions, valide ses actes et enrichit le souvenir de son nom, assuré désormais de pérennité.

Après avoir évoqué Marius devant les citoyens, Marcus Tullius vante, comme il l’a fait devant les sénateurs, l’action loyale et dévouée du consul Lentulus en sa faveur, dans les mêmes termes affectueux et reconnaissants à l’extrême :

‘… P. Lentulus consul, parens, deus, salus nostrae uitae, fortunae, memoriae, nominis, simul ac de sollemni deorum religione rettulit, nihil humanarum rerum sibi prius quam de me agendum iudicauit. 1212

Lentulus est caractérisé par la même formule, avec les mêmes connotations, l’ajout du terme salus soulignant l’importance accordée par Cicéron à ce rappel d’exil, qui sonne comme un retour à la vie — nous avons parlé plus haut de renaissance —, puisqu’en retrouvant sa place dans la société et dans la mémoire romaines, il échappe à l’anéantissement du nom.

Pour cette raison, il assure ses défenseurs de sa reconnaissance par une memoria beneficii sans faille, qu’il promet, en une hyperbole, éternelle :

‘… neque est excusatio difficultatis, neque aequum est tempore et die memoriam beneficii definire. 1213

Ainsi, le processus de réciprocité évoqué plus haut se trouve renouvelé ici, en un échange de bons procédés centré sur la memoria : ses bienfaiteurs lui ont permis de réintégrer la mémoire de tous, d’y retrouver sa place ; dès lors, lui-même leur assure sa reconnaissance, leur offre une place définitive dans sa propre mémoire. Le bienfait entraîne nécessairement son souvenir, donc la reconnaissance. Mais Cicéron surenchérit : sa mémoire, individuelle, répond à leur mémoire, collective.

Cicéron prolonge alors cette idée et l’amplifie en dépassant sa seule mémoire personnelle :

‘Quapropter memoriam uestri beneficii colam beniuolentia sempiterna, nec eam cum anima expirabo mea, sed etiam cum me uita defecerit, multa monimenta uestri in me beneficii permanebunt. 1214

L’adjectif sempiterna qui qualifie fréquemment la memoria ne réduit pas ici la reconnaissance de l’exilé à une simple flatterie hyperbolique et adulatrice, comme le démontre la suite de la phrase : la mort même de Cicéron ne l’empêchera pas d’exécuter ce devoir de mémoire envers Lentulus et les autres. Cette affirmation peut trouver deux explications compatibles, voire complémentaires, observables dans l’œuvre philosophique. D’une part, la memoria est éternelle parce qu’elle est la marque d’une âme immortelle, selon le processus de la réminiscence platonicienne admis par Cicéron ; d’autre part elle est une faculté d’appréciation du temps de nature divine et participe à la définition d’un principe spirituel supérieur présent en l’être humain, qui le rattache au monde des dieux et lui confère ainsi une part d’immortalité. L’expression memoriam (uestri beneficii) colam nous paraît aller en ce sens ; le « culte » de la memoria n’est pas qu’une métaphore : il est à comprendre au sens plein du terme, et définit chez Cicéron une véritable mystique de la memoria, qui dépasse, ou plutôt élève le simple échange de services au rang de mode de vie ou d’ars vivendi. Même après la mort de Cicéron, le souvenir des bienfaits sera pérennisé par son âme immortelle : si l’on s’en rapporte à l’anecdote de Cyrus évoquée dans ses ouvrages philosophiques plus tardifs 1215 , elle poursuit post mortem son œuvre de commémoration sur terre, pour la plus grande gloire des hommes de bien encore en vie, et elle contribue à perpétuer le souvenir de leurs mérites.

D’autre part, cette memoria sempiterna se trouve manifestée par les multa monimenta uestri in me beneficii ; ils peuvent prendre de multiples formes : éloges rédigés par Cicéron, monuments érigés en l’honneur des bienfaiteurs à son instigation. Ou encore, monimenta produits par la postérité, sous l’influence de l’âme immortelle de l’orateur intervenant parmi les vivants, conformément à la démonstration de Cyrus. En évoquant ces monimenta futurs, Cicéron retrouve une idée déjà présente dans les Catilinaires et le Pro Sestio, qui relève de sa vision de la communauté romaine, à travers la mémoire collective, et non plus seulement individuelle. En effet, en leur promettant des monimenta, marques de souvenir indélébiles dans la mémoire nationale, il assure ses bienfaiteurs de leur intégration dans cette dernière. Par un élargissement, Cicéron donne à voir la dissolution de la mémoire individuelle dans la mémoire collective. Certes, la proposition est valorisante pour lui, puisque ce facteur d’intégration, c’est son retour d’exil, qu’il place au centre de tout, comme élément déclenchant de la constitution de monimenta en leur honneur : si l’on se rappelle plus tard avec bienveillance les bienfaiteurs, c’est parce que l’on se rappelle le bienfait, le retour de Cicéron rendu à la nation admirative, motif d’orgueil, dira-t-on, pour le consulaire. Mais dépassons la fanfaronnade : Cicéron désigne son retour triomphal comme un souvenir fédérateur, capable de rassembler et d’unir toute la communauté romaine pour une durée qu’il espère infinie ; ainsi seulement elle échappera à ses vieux démons : la discorde, la guerre civile. Il est le ferment de la cohésion nationale. Ces monimenta, tant à sa gloire qu’à celle de ses bienfaiteurs, font disparaître la mémoire individuelle au profit de la mémoire collective, disparition dont cette dernière doit ressortir soudée et plus forte, éternelle, pour garantir l’unité nationale. Cicéron retrouve ainsi dans les discours prononcés à son retour un système mis en place pour se protéger mais aussi pour protéger Rome, en unissant le destin de l’individu et celui de la nation, le premier se trouvant fondu dans le second, et en participant à l’élaboration d’une mémoire commune, reconnue de tous 1216 . Cette stratégie est donc une réponse concrète à ses tentatives de rassemblement autour de son nom, quelque dénomination qu’elles aient portée, concordia ordinum, consensus omnium bonorum ou conspiratio bonorum omnium 1217 .

Memoriam colam, voilà l’ambition politique de Cicéron. La memoria prend une valeur à la fois morale — comme accomplissement du devoir de reconnaissance qui fonde la société humaine — et politique — comme ciment de la nation, soudée autour de souvenirs partagés. Nous trouvons ainsi dès 57, dans ces discours, une anticipation des principes théoriques formulés dans les ouvrages philosophiques ultérieurs.

Notes
1195.

Le second est une reprise, adaptée à la liesse populaire qui entoure le retour du consul de 63, du premier.

1196.

CIC., P. red. in sen. 3 : « Il nous semble donc, pères conscrits, avoir obtenu grâce à vous une faveur que ne saurait même souhaiter un homme, une sorte d’immortalité. En effet, quel temps viendra jamais où le souvenir et la renommée de vos bienfaits pour nous s’évanouiraient… ? »

1197.

Cicéron souligne le grand nombre de sénateurs présents lors de son retour d’exil (Sest. 72) : quae tum frequentia senatus !

1198.

Sur les relations compliquées et fluctuantes de Cicéron et des frères Metelli, Celer et Nepos, cf. J. Van Oothegem, « Cicéron se défend », LEC 25, 1957, 168-172. Sur Metellus Nepos, cf. Muenzer, RE III s. u. Caecilius, n° 96, col. 1216-1218 ; cf. T. R. S. Broughton, The magistrates…, t. 2, p. 174 ; cf. Pro Sestio 72. Légat de Pompée depuis 67, tribun de la plèbe en 62, il affronte Cicéron : il l’empêche de tenir son discours de sortie de charge, le 29 décembre 63, et l’autorise seulement à prononcer son serment (CIC., fam. V, 2, 7 ; Att. VI, 1, 22). Cicéron obtient malgré tout un succès, car le peuple, galvanisé par la formule prononcée, la reprend à voix haute (Pis. 6) :

sine ulla dubitatione iuraui rempublicam atque hanc urbem mea unius opera esse saluam

“j’ai juré sans hésitation aucune que l’Etat et cette ville ne devaient leur salut qu’à moi seul”

Démis de ses fonctions par la faute de Caton, après avoir provoqué un incident au Sénat (on en vient aux mains !) en proposant le rappel d’Asie de Pompée “pour mettre un terme à la tyrannie de Cicéron” (Plut., Cic. 23), Metellus Nepos quitte alors Rome et rejoint Pompée (Dion Cass. XXXVII, 43). Consul en 57, réconcilié, il laisse Cicéron revenir d’exil, sans doute à l’instigation de Pompée.

Sur Metellus Celer, cf. T. R. S. Broughton, The magistrates…, t. 2, p. 166, 183. Cf. B. Liou-Gille, « La perduellio : les procès d’Horace et de Rabirius », Latomus 53, 1, 1994, 3-38, p. 30-31 : alors que le sénatus-consulte ultime de Cicéron était désigné à la vindicte par le procès déclenché par César contre Rabirius, assassin de Saturninus en 100 (qui mettait en cause le principe même du sénatus-consulte ultime) et que ledit procès était en passe d’être perdu par Cicéron, Celer vient à son aide ; augure et préteur, il enlève le fanion placé sur le Janicule, déclenchant l’état d’alerte, ce qui interrompt toutes les activités civiques, et empêche ainsi la condamnation de Rabirius (Dion Cass. XXXVII, 28) . Légat de Pompée en 66, préteur en 63, il commande en 62 une province consulaire, la Gaule cisalpine, et empêche Catilina de passer les Alpes. Il se plaint à Cicéron de l’humiliation subie par son frère Nepos suspendu (fam. V, 1). Consul en 60, il meurt en 59, peut-être empoisonné par sa femme Clodia (il est le beau-frère de Clodius). Sur Metellus Celer, cf. T. R. S. Broughton, The magistrates…, t. 2, p. 166, 183.

1199.

CIC., P. red. in sen. 5 : « … quand Cn. Pompée, que sa valeur, sa gloire et ses exploits ont mis sans peine au premier rang de tous les peuples, de tous les siècles, de toute l’histoire, jugea qu’il pouvait venir sans danger au sénat…

1200.

Ibid. 8 : « A leur tête, P. Lentulus, le père et le dieu de notre vie, de notre fortune, de notre mémoire et de notre nom, pensa prouver sa valeur, montrer son jugement et illustrer son consulat en me rendant à moi-même, aux miens, à vous et à la République. » (trad. P. Wuilleumier modifiée, Paris, CUF, 1952).

1201.

On parlerait aujourd’hui de dépression : il a lui-même évoqué les tourments et les nuits sans sommeil vécus en Grèce.

1202.

Les portraits comme celui-ci font partie des monumenta susceptibles d’empêcher que ses concitoyens ne l’oublient. Buste de Cicéron, Rome, Musée du Vatican ; cf. P. Grimal, Cicéron…, couverture.

1203.

Cf. C. Moatti, La raison de Rome…, p. 43 : « l’homme ne se réalise que dans la cité, il est perdu s’il s’individualise et s’il vit dans l’“utopie de l’immédiat”. Les Anciens ne doutaient pas que l’être humain fût mortel, mais ils pensaient que la continuité temporelle de la tradition, la force du lien civique, fondement de la vertu, lui permettaient de prendre sa part d’immortalité ; que la cité, par la chaîne des générations, garantissait l’individu contre son éphémère condition corporelle… car les cités durent et laissent leurs traces dans le souvenir des êtres humains. Or les hommes de la fin de la République, oublieux du passé, ont remplacé l’exaltation des Anciens par la jalousie : craignant avant tout la mort, ne songeant plus à servir de modèles à la postérité, ils rompent la série des exempla. »

1204.

Tite Live (Per. 120) et Plutarque (Cic. 48) lui prêtent le plus grand courage devant son assassin, le centurion Herennius, le 7 décembre 43, courage que le philosophe définit dans les Tusculanes comme réponse à la douleur et à la peur de la mort. Cf. également SEN., suas. VI, 17.

1205.

CIC., P. red. in sen. 27 ; cf. supra p. 234.

1206.

Ibid. 37 : « … mais un frère unique en qui j’ai trouvé le dévouement d’un fils, les conseils d’un père, une affection vraiment fraternelle, a réussi par son deuil, ses larmes et ses prières quotidiennes à raviver le regret de mon nom et à rappeler la mémoire de mes exploits. » (trad. P. Wuilleumier modifiée, Paris, CUF, 1952).

1207.

CIC., P. red. ad Quir. 1 : « Ayant imploré Jupiter très bon et très grand ainsi que les autres dieux immortels, citoyens, … de vous donner un jour, ainsi qu’aux pères conscrits et à l’Italie entière, la mémoire, la pitié et le regret de ma personne… »

1208.

Cf. CIC., Catil. IV, 23, supra p. 361.

1209.

CIC., P. red. ad Quir. 10 : « quant à Marius, loin d’être rappelé par le Sénat, il ne le fut qu’en l’opprimant, et ce n’est pas le souvenir de ses exploits qui lui valut son retour, mais ses troupes en armes. »

1210.

CIC., dom. 87 : « qui, en effet, se souviendrait encore qu’il a bien mérité de la République, s’il n’avait pas été expulsé par les méchants et rétabli par les bons ? »

1211.

Ibid. 87 : « cependant le renom de cet homme s’est élevé jusqu’à l’immortalité par son malheur. »

1212.

CIC., P. red. ad Quir. 11 : « … le consul P. Lentulus, le père, le dieu, le sauveur de notre vie, de notre fortune, de notre mémoire et de notre nom, en même temps qu’il faisait son rapport sur le culte divin, jugea qu’il ne devait traiter aucune affaire humaine avant la mienne. »

1213.

Ibid. 23 : « (la reconnaissance due aux bienfaiteurs)… ne peut trouver une excuse dans la difficulté, et il ne convient pas d’enfermer le souvenir d’un bienfait dans les limites du temps et des jours. » (trad. P. Wuilleumier modifiée, Paris, CUF, 1952).

1214.

Ibid. 24 : « C’est pourquoi, j’entretiendrai le souvenir de votre bonne action avec une éternelle bonne volonté, et loin qu’il s’exhale avec mon dernier soupir, même quand la vie m’aura quitté, il restera maints témoignages durables de votre bienfait à mon égard.

1215.

Cf. supra CIC., Cato 80-81, p. 195-196.

1216.

N. J. Herescu, « Les trois exils de Cicéron », Atti del I congresso internazionale di studi Ciceroniani. Roma. Aprile 1959, Roma, Centro di studi Ciceroniani, 1961, 137-156, p. 14, 146 : il analyse le rapport entre le retour de Cicéron et le retour de la légalité à Rome. Cicéron n’est pas exilé, c’est la cité qui est exilée : Non tum erat illa tum ciuitas (Parad. IV, 28, p. 240).

1217.

Cf. CIC., Catil. IV, 22.