1. La transgression de la memoria, signe d’immoralité dans les Verrines

Le manque de mémoire est, chez un orateur, un défaut que l’avocat ne néglige pas de relever au tribunal. Ainsi, lors du débat préalable au procès de Verrès, Cicéron ridiculise Quintus Caecilius Niger, questeur de Verrès et accusateur complaisant que le parti sénatorial veut imposer à sa place pour permettre l’acquittement de l’ancien gouverneur de Sicile. En effet, Cicéron fustige son incompétence en tant qu’orateur, son défaut de qualités rhétoriques et intellectuelles, parmi lesquelles la memoria, qui sont nécessaires pour assumer ce réquisitoire :

‘Putasne te posse de maximis acerbissimisque rebus, cum causam sociorum fortunasque prouinciae, ius populi Romani, grauitatem iudici legumque susceperis, tot res tam graues, tam uarias, uoce, memoria, consilio, ingenio sustinere ? 1244

Le principe d’une mémoire indispensable à la formation de l’orateur et à l’éducation de l’homme de bien est appliqué dans ce discours pour récuser l’adversaire : Cicéron relève chez ce dernier le manque de moyens et plus largement de culture révélé par l’absence des compétences oratoires, signes d’une véritable éducation humaniste ; la memoria se trouve en effet associée à des facultés naturelles, physiques — uox — et intellectuelles — consilium, ingenium — qui touchent à la nature même de l’homme. Privé de ces qualités, Caecilius révèle qu’il n’est pas un homme accompli et ne peut pas assumer une tâche qui requiert précisément l’épanouissement complet des capacités définissant l’humanité, dont fait partie la memoria. C’est à ce titre que la candidature de Caecilius est dénigrée peu après, une nouvelle fois, pour son manque de mémoire :

‘… tamen esset magnum tantam causam, tam exspectatam, et diligentia consequi et memoria complecti et oratione expromere et uoce ac uiribus sustinere. 1245

Cet argument convainc les juges de l’incapacité de Caecilius, semble-t-il, puisque Cicéron devient finalement l’accusateur de Verrès. Il peut dès lors dénoncer les manquements de Verrès à la memoria et son reniement des vertus romaines. Ainsi se met en place dès 70 la stratégie qui prévaudra contre ses adversaires ultérieurs, jusqu’à Antoine en 44-43.

Notes
1244.

CIC., diu. in Caec. 37 : « Penses-tu que toi, quand il s’agit d’affaires si importantes et si pénibles, alors que tu te seras chargé de défendre la cause des alliés, la situation tout entière d’une province, les droits du peuple romain, la gravité d’une action judiciaire et des lois, tu pourras avoir la voix, la mémoire, la prudence, le talent nécessaires pour soutenir des intérêts si graves et si divers ? »

1245.

CIC., diu. in Caec. 39 : « … ce serait cependant beaucoup pour toi, alors qu’il s’agit d’une cause si considérable et qui tient tout le monde dans une telle attente, que d’avoir assez d’activité pour t’en rendre maître, assez de mémoire pour l’embrasser, assez de talent oratoire pour l’exposer, assez de voix et de force pour la soutenir. »