a. Verrès et la tentation de l’oubli

Le temps travaille contre l’orateur qui sait que ses adversaires veulent, par des manœuvres dilatoires, repousser le procès à l’année suivante, 69, qui verra arriver au sommet de l’Etat des membres du parti sénatorial, favorable à Verrès, notamment les consuls désignés Q. Caecilius Metellus Creticus et Hortensius, le propre avocat de Verrès, pendant que M. Caecilius Metellus, frère du précédent et ami de l’accusé, sera élu préteur, en charge de la quaestio de repetundis 1246  ! Pour cette raison, la péroraison de la première action contre Verrès, qui entraîne, après les témoignages de nombreux Siciliens, sa condamnation, s’attarde sur un conflit de mémoire. En effet, Cicéron refuse le délai de quarante jours que l’on propose avant la reprise du procès 1247  ; il sait qu’il provoquerait l’oubli de son réquisitoire :

‘Non sinam profecto causa a me perorata, quadraginta diebus interpositis, tum nobis denique responderi cum accusatio nostra in obliuionem diuturnitatis adducta sit. 1248

Derrière l’hyperbole obliuio diuturnitatis se dévoile cette crainte constante de l’oubli, dont la nature n’est pas seulement psychologique : c’est le succès judiciaire qui se joue ici. En effet, si l’oubli est la garantie de la défaite, inversement une mémoire solide assurera la victoire :

‘Huius iudici et laudis fructum et offensionis periculum uestrum, laborem sollicitudinemque nostram, scientiam quid agatur, memoriamque quid a quoque dictum sit, omnium puto esse oportere. 1249

Faire connaître les turpitudes de Verrès, imprimer leur souvenir dans la mémoire des juges, empêcher leur oubli par l’efficacité du discours, voilà la seule arme civile mise à disposition de l’orateur, dont Cicéron ne se privera jamais. Cette déclaration apparaît comme une véritable profession de foi, qui affirme sa confiance dans la memoria, et qui ouvre véritablement la carrière de Cicéron, la plaçant sous le signe de la mémoire, constante idéologique de son combat politique.

Verrès est la première victime de cette stratégie à la fois judiciaire et philosophique.En Verrès, il fustige un aristocrate dévoyé, immemor, qui a perdu la dignitas liée à ses origines. En perdant la mémoire, il néglige les valeurs du bonus ciuis dans tous les domaines, ce qui apparaît d’une manière flagrante dans les Verrines où Cicéron énumère les différents aspects de sa trahison, de façon très systématique. La pietas et la fides sont par lui mises à mal.

Cicéron lui reproche précisément sa mémoire défaillante, signe évident de culpabilité : sa malhonnêteté, son cynisme, le poussent à oublier ses crimes. Cicéron choisit donc de les lui rappeler, en commençant par les impiétés commises en Cilicie où il était légat. La mémoire vaut prise de conscience et déshonneur :

‘Potestne tibi ulla spes salutis commoda ostendi, cum recordaris in deos immortales quam impius, quam sceleratus, quam nefarius fueris ? 1250

L’oubli volontaire est une faute morale, il traduit le goût du mensonge. Cet appel à la mémoire doit donc couvrir Verrès de honte, en révélant sa mémoire défaillante, donc son immoralité. Ce défaut de mémoire est un choix délibéré qui marque la volonté de Verrès de ne pas se souvenir des valeurs traditionnelles — pietas, fides… — : il apparaît comme une forme de dénégation des réalités morales, donc une autorisation de commettre le mal, puisque l’oubli est un refus de le distinguer du bien. A tel point que l’accusateur l’appelle à une prise de conscience ; si Verrès fait jouer sincèrement sa mémoire, choisit de ne plus oublier, il reconnaîtra ses forfaits, et le bien-fondé de sa condamnation :

‘Et si tum haec non cogitabas, ne nunc quidem recordaris nullum esse tantum malum quod non tibi pro sceleribus tuis iam diu debeatur ? 1251

C’est la mémoire qui permet d’établir les fautes, la frontière entre bien et mal, alors que l’oubli les confond et efface volontairement tout discernement.

Cicéron reproche à Verrès de nier toute mémoire, de refuser ses implications morales. La négation de la mémoire appelle la suspicion et traduit la perfidie et le goût du mensonge de Verrès. Elle exprime son défaut de respect pour les valeurs romaines traditionnelles — pietas, fides, dignitas

Notes
1246.

Pour ces précisions, cf. T. R. S. Broughton, The magistrates…, t. 2, p. 131. Cf. aussi R. Syme, La révolution romaine…, l’arbre généalogique des Metelli p. 661. Ajoutons que L. Caecilius Metellus, successeur de Verrès à la propréture de Sicile, tente de contrarier l’enquête de Cicéron sur place : il est le cousin ou le frère des deux Metelli que nous avons cités ! (cf. P. Grimal, Cicéron…, p. 107 et 109).

1247.

P. Grimal, ibid. p. 111 : « Lorsque commença le procès, donc, le 5 août, l’intention de la défense était d’obtenir, après la première action, un renvoi, ”pour plus ample informé“ et retarder ainsi la seconde action. » Cicéron mise donc tout sur une première action décisive — au point que, écœuré, Hortensius renoncera à plaider et que Verrès ne se présentera pas à la seconde action et s’exilera à Marseille, reconnaissant le succès de son accusateur (p. 112).

1248.

CIC., Verr. I, 54 : « Je ne permettrai pas que, une fois que j’aurai complètement plaidé ma cause, on mette un intervalle de quarante jours pour nous répondre enfin, lorsque la longueur de ce délai aura fait oublier notre accusation.

1249.

Ibid. I, 54 : « A vous doivent appartenir les fruits de cette action judiciaire avec la gloire qui vous en reviendra et le danger que vous courrez de faire des mécontents ; à moi doivent appartenir le labeur et le souci ; mais la connaissance exacte de la manière dont l’action est conduite, le souvenir de ce que chacun aura dit : voilà, je pense, ce qui doit appartenir à tout le monde. »

1250.

Ibid. II, I, 47 : « Aucune espérance favorable de salut peut-elle se montrer à tes yeux, alors que tu te rappelles combien grandes ont été tes impiétés, tes scélératesses, tes abominations à l’égard des dieux immortels ? »

1251.

Ibid. II, I, 48 : « Et, si tu n’y songeais pas alors, tes souvenirs ne te disent-ils pas maintenant qu’il n’est point de châtiment, si grand soit-il, qui ne te soit dû depuis longtemps pour tes actions scélérates ? »