b. La pietas

Verrès a dépouillé le temple d’Apollon Délien. Or, il ne peut prétendre avoir ignoré sa sainteté, puisque la mémoire publique, relayée par l’historiographie — litterae —, la connaît :

‘Si in pueritia non iis artibus ac disciplinis institutus eras ut ea quae litteris mandata sunt disceres atque cognosceres, ne postea quidem, cum in ea ipsa loca uenisti, potuisti accipere id quod est proditum memoria ac litteris. 1252

Cicéron constate que Verrès a porté atteinte à la sainteté d’autres temples, à Malte et en Sicile. Il insiste dans sa présentation des faits sur la mémoire dont sont chargés ces lieux, ce qui suppose que leur valeur sacrée est connue de tous, intégrée dans la mémoire collective. Implicitement, Verrès est donc condamné parce qu’il contredit cette mémoire collective, oublie la sainteté de temples connus de tous : en cela il est impardonnable.

Ainsi, c’est la mémoire historique qui atteste la pérennité de la piété entourant le temple de Junon à Malte, profané et pillé par Verrès ; elle remonte jusqu’au roi Masinissa lui-même, qui fit rapporter au temple, durant la deuxième guerre punique, les défenses qui y étaient exposées et que ses marins en maraude avaient dérobées et lui avaient offertes :

‘Quin etiam hoc memoriae proditum est… (regem) post ubi audisset unde essent, statim certos homines in quinqueremi misisse qui eos dentes reponerent. 1253

Cette expression conventionnelle — hoc memoriae proditum est — rend compte de la dangereuse marginalité de Verrès qui nie même l’Histoire par son comportement sacrilège, à l’encontre d’une tradition ancienne entérinée, d’un tabou.

Cicéron choisit de rappeler le vol de la Cérès du temple d’Henna en Sicile parce qu’il a bouleversé toute la province et touche donc la mémoire collective de cette dernière :

‘… dum id eius facinus commemoro et profero quo provincia tota commota est. 1254

Il rapporte ensuite l’histoire du culte, parce qu’elle touche encore à la mémoire d’un peuple :

‘De quo si paulo altius ordiri ac repetere memoriam religionis uidebor, ignoscite. 1255

En effet, ce lieu de culte est chargé du souvenir — monumentum —, consacré par l’historiographie grecque — litterae —, de l’aventure de Cérès et de sa fille Libera, c’est-à-dire Perséphone, dont la Sicile se considère comme le lieu de naissance, donc de célébration :

‘Vetus est haec opinio, iudices, quae constat ex antiquissimis Graecorum litteris ac monumentis, insulam Siciliam totam esse Cereri et Liberae consecratam. 1256

C’est la mémoire collective qui retient Henna comme le centre de la Sicile et le lieu du rapt de la déesse :

‘Henna autem, ubi ea quae dico gesta esse memorantur, est loco perexcelso atque edito… 1257

Cette longue évocation de l’histoire religieuse de ces temples siciliens et du respect qui les entoure montre que Verrès, par ses profanations et pillages répétés, transgresse la mémoire collective dont il nie l’importance et révèle par là son immoralité et la légitimité d’une condamnation.

Son impiété se manifeste encore lorsqu’il enlève à Ségeste une statue de Diane vénérée par les habitants, d’autant plus que certains ont encore en mémoire le retour de cette statue, volée par les Puniques et rapportée par les Romains victorieux :

‘… arbitramini, quem fletum maiorum natu, quorum nonnulli etiam illum diem memoria tenebant, cum illa eadem Diana, Segestam Karthagine reuecta, uictoriam populi Romani reditu suo nuntiasset ! 1258

La memoria des Ségestains est le gage de leur piété, du respect des dieux et de leurs racines. Verrès, lui, détruit cette mémoire et s’attaque aux dieux ; Cicéron l’associe implicitement à Carthage, citée ici, et surtout à sa qualité proverbiale et antiphrastique, la fides punica… Il oppose la mémoire respectueuse et pieuse des Ségestains à sa négation impie par Verrès.

Notes
1252.

Ibid. II, I, 47 : « Si, dans ton enfance, tu n’avais pas été formé par les techniques et par les disciplines qui t’auraient permis d’apprendre et de connaître ce qui a été confié aux œuvres littéraires, ne t’a-t-il donc pas même été possible plus tard, quand tu es venu dans le pays même, d’entendre parler de ce qui a été transmis par la tradition écrite ? » (trad. H. de La Ville de Mirmont modifiée, Paris, CUF, 1922).

1253.

Ibid. II, IV, 103 : « Bien plus, l’histoire rapporte que… (le roi), après avoir appris d’où elles venaient, s’empressa d’envoyer dans un vaisseau à cinq rangs de rameurs des messagers spécialement chargés de remettre en place les défenses. » (trad. H. Bornecque et G. Rabaud modifiée, Paris, CUF, 1927).

1254.

Ibid. II, IV, 105 : « Je rappelle et j’expose à présent un attentat qui a bouleversé toute la province. »

1255.

Ibid. II, IV, 105 : « A ce propos, si je semble commencer en remontant un peu haut l’histoire d’un culte, excusez-moi »

1256.

Ibid. II, IV, 106 : « Voici, juges, une vieille tradition qui est établie sur les écrits et les souvenirs les plus anciens des Grecs : c’est que l’île de Sicile a été consacrée tout entière à Cérès et à Libera. »

1257.

Ibid. II, IV, 107 : « Or Henna, où, suivant la légende, se passèrent les faits dont je parle, est sur un point élevé et dominant »

1258.

Ibid. II, IV, 77 : « … représentez-vous les pleurs des vieillards, dont quelques-uns encore se rappelaient le jour où cette même Diane, ramenée de Carthage à Ségeste, avait annoncé par son retour la victoire du peuple romain ! »