c. La dignitas et le mos maiorum

Son sacrilège est redoublé par le fait que la statue avait été rapportée de Carthage par Scipion, et que le socle désormais nu porte, accusateur, le nom de ce dernier ; en enlevant la statue, Verrès bafoue aussi la mémoire nationale, liée aux guerres puniques :

‘Quo quidem scelere suscepto, cum inanis esset basis et in ea P. Africani nomen incisum, res indigna atque intoleranda uidebatur omnibus, non solum religiones esse uiolatas, uerum etiam P. Africani, uiri fortissimi, rerum gestarum gloriam, memoriam uirtutis, monumenta uictoriae C. Verrem sustulisse. 1259

Du coup, Verrès fait disparaître le socle, pour qu’on oublie l’affaire ! Après les dieux et l’Histoire, voilà qu’il s’attaque à la mémoire personnelle du héros :

‘Quod cum isti renuntiaretur, existimauit homines in obliuionem totius negoti esse uenturos, si etiam basim tamquam indicem sui sceleris sustulisset. 1260

Ainsi, le criminel détruit les traces de gloria et de dignitas, transmises par la memoria. P. Boyancé souligne l’atteinte portée par Verrès à la gloria des héros romains, dont c’est pourtant la récompense 1261 . Il efface, il souille toutes les manifestations de memoria, au point de contaminer ceux qui l’entourent, et d’amener son défenseur, Publius Scipion Nasica — le futur beau-père de Pompée —, à trahir la mémoire de son aïeul en soutenant celui qui a détruit ce monument, alors qu’on attend de tout patricien qu’il défende cet héritage familial :

‘Cum mos a maioribus traditus sit ut monumenta maiorum ita suorum quisque defendat, ut ea ne ornari quidem nomine aliorum sinat, tu isti aderis, qui non obstruxit aliqua ex parte monumento P. Scipionis, sed id funditus deleuit ac sustulit? 1262

Renoncer à la memoria familiale, c’est déroger à une règle imposée par le mos maiorum, auquel le culte de la mémoire s’intègre, c’est fuir ses obligations, se montrer indigne de ses ancêtres, bref détruire un patrimoine. Cicéron le confirme dans une question oratoire angoissée, demandant qui peut protéger la mémoire de Scipion, si son descendant défend le profanateur :

‘Quisnam igitur, per deos immortales, tuebitur P. Scipionis memoriam mortui, quis monumenta atque indicia uirtutis, si tu ea relinquis ac deseris nec solum spoliata illa pateris, sed eorum etiam spoliatorem uexatoremque defendis ? 1263

L’entretien du monumentum de Scipion manifeste matériellement le respect dû à la mémoire du mort. Le culte de la memoria familiale répond à la nécessité de continuité familiale, et doit s’exprimer concrètement par l’érection du monumentum, affirmation de mémoire. A Scipion Nasica, ce descendant indigne, Cicéron oppose la valeur des juges, notamment celle de Catulus, qui doit se montrer digne de son père 1264 .

Chez Verrès, la memoria individuelle est affectée dans la relation de gratia ou de pietas, même vis-à-vis d’un parent ou d’un ami : à la mort de Malleolus, questeur de Milet, Verrès devient le tuteur de son fils ; il récupère sa proquesture auprès de Dolabella, et fait main basse sur la fortune de son pupille, trahissant la mémoire d’un compagnon mort. Cicéron le clame dans une tournure présentative, brève et cassante. Il évoque ironiquement la memoria de Verrès, par antiphrase, en s’adressant au mort sur un rythme ternaire — en… en… en… — qui suit le déroulement du temps : le passé — la confiance du mort en Verrès —, le présent — l’absence de respect pour la mémoire du mort —, l’avenir — le refus de prendre en compte la réaction future des vivants.

‘Haec est istius praeclara tutela. En cui tuos liberos committas, en memoriam mortui sodalis, en metum uiuorum existimationis ! 1265
Notes
1259.

Ibid. II, IV, 78 : « Une fois ton crime commis, le socle seul restant et portant gravé le nom de Scipion l’Africain, tous jugeaient indigne et intolérable que des objets sacrés eussent été outragés et, de plus, qu’un Caius Verrès eût anéanti la gloire des exploits de Scipion l’Africain, ce très vaillant héros, le souvenir de son mérite, les monuments de sa victoire. »

1260.

Ibid. II, IV, 79 : « A cette nouvelle, Verrès se flatta de faire oublier toute cette affaire en supprimant aussi le socle révélateur de son crime. »

1261.

P. Boyancé, « Cicéron et l’empire romain en Sicile », Kokalos X-XI, 1964-1965, 333-353, repris dans Etudes sur l'humanisme…, 140-159, p. 148 : « Un des reproches faits à Verrès sera de porter atteinte par certains de ses forfaits à cette gloire, à ce prestige : ainsi, à propos du rapt de l’Hermès de Tyndaris : “Il y a crime de majesté, dans ce fait qu’on l’a vu rencenser et emporter les monuments de notre empire, de notre gloire, de nos hauts faits” (Verr. II, IV, 88). La gloire sera de même la récompense de ceux qui exercent une activité impériale : lutte contre les ennemis, défense des alliés et même, dans la théorie du De legibus, elle devra être leur seule récompense : “ Qu’ils reviennent chez eux (domum) avec gloire (cum laude) : en effet des hommes vertueux et intègres ne doivent rapporter en revenant de l’ennemi ou des alliés rien d’autre que la gloire” (leg. II, 18). » Au comportement destructeur de Verrès Cicéron oppose l’attitude de Marcellus qui, vainqueur des Syracusains, épargna leur ville pour en faire un monumentum (p. 151) : « Il vante la manière dont le général s’abstint, malgré le droit du vainqueur, de mettre la ville à sac et dont il a voulu, qu’elle fût en même temps, grâce aux trésors qu’il lui laissa, le monument de sa victoire, de sa douceur, de sa retenue. »

1262.

CIC., Verr. II, IV, 79 : « Alors que, d’après la coutume transmise par nos pères, chacun défend les monuments de ses ancêtres en ne permettant même pas qu’ils soient embellis au nom d’autres personnages, iras-tu soutenir celui qui, non content de déprécier quelque partie du monument de Scipion, l’a renversé et détruit de fond en comble ? »

1263.

Ibid. II, IV, 80 : « Qui donc, par les dieux immortels, protégera la mémoire de P. Scipion disparu, qui conservera les monuments attestant son mérite, si tu les négliges et abandonnes, si après avoir souffert le vol tu défends le voleur et le profanateur ? »

1264.

Cf. supra p. 295-296, Verr. II, IV, 69.

1265.

CIC., Verr. II, I, 93 : « Telle est l’admirable tutelle de Verrès. Voilà l’homme à qui vous pouvez confier votre fils ! Voilà comme il respecte la mémoire d’un compagnon mort, voilà comme il redoute l’opinion des vivants ! »