e. La fides

Enfin, non content de ces différentes transgressions, Verrès trahit aussi la mémoire politique de son pays qu’il représente pourtant en Sicile : il bouleverse les traités conclus par Rome avec les cités de Messine et de Tauromenium, en accordant à la première de ne pas fournir de navires, au détriment de la seconde, contrairement aux accords prévus. Par cette action, il trahit la fides qui unit les peuples entre eux, qui fonde leur concorde, et il nuit à Rome, comme le souligne la longue accumulation de graves conséquences pour la cité :

‘Isto igitur tuo, quemadmodum ipse praedicas, beneficio, ut res indicat, pretio atque mercede, minuisti maiestatem populi Romani, minuisti auxilia rei publicae, minuisti copias maiorum uirtute ac sapientia comparatas, sustulisti ius imperii, condicionem sociorum, memoriam foederis. 1267

Le rythme ternaire, souligné par l’anaphore de minuisti, mérite d’être remarqué ; en effet, l’orateur évoque trois pertes pour Rome : une abstraction, la maiestas, c’est-à-dire la grandeur supérieure donc la crédibilité auprès des Siciliens ; puis les deux ressources que le crédit de Rome peut les inciter à fournir, l’assistance — auxilia — et le ravitaillement — copias. Puis on observe un redoublement du rythme ternaire, après le verbe sustulisti, qui répond à la première partie de la phrase, et qui évoque cette fois les conséquences politiques et juridiques pour les deux parties contractantes : Rome perd par ce revirement son droit moral à la domination — ius imperii —, tandis que les deux villes perdent la garantie de leur statut à l’égard de Rome et entre elles — condicionem sociorum — ; ces pertes sont entraînées par celles de la memoria foederis, qui unissait les deux parties. La structure ternaire redoublée adopte ici la figure du chiasme, en commençant par une abstraction, la maiestas, suivie des deux conséquences qu’elle entraîne, auxilia et copias, ensuite viennent en ordre inverse les revendications légales des deux parties, ius imperii et condicionem sociorum, puis l’abstraction qui les assurait et les liait, memoriam foederis. Le chiasme met l’accent sur le lien qui unit une abstraction à une autre, maiestas à memoria, la seconde garantissant la première. En détruisant la memoria foederis, Verrès réduit la maiestas du peuple romain et lui fait perdre ses privilèges.

Ainsi, en saccageant la memoria, Verrès bafoue les valeurs les plus sacrées : la pietas à l’égard des amis, des dieux, de la famille, des ancêtres ; la fides envers les nations alliées ; la dignitas d’un nom ; la gratia qui unit les citoyens. Ce travail de sape contre la mémoire, présenté comme un trait constant de la personnalité de Verrès, d’un bout à l’autre des Verrines, est l’élément central qui justifie sa condamnation. Plus que son avidité, ce sont finalement ses atteintes à la mémoire qui lui sont reprochées. Manifestement, la question de la memoria, de sa préservation et des attaques qu’elle subit, devient réellement importante pour la première fois d’un point de vue idéologique à partir des Verrines, dont elle constitue le fil conducteur : les griefs de Cicéron se ramènent à un seul, celui d’une mémoire assassinée par un amnésique volontaire, et en cela, immoral donc condamnable.

Notes
1267.

Ibid. II, V, 50 : « Donc par cette gracieuseté de ta part, comme tu le proclames, par ce trafic et par ce pot de vin, comme les faits le prouvent, tu as amoindri la majesté du peuple romain, amoindri les forces auxiliaires de l’Etat, amoindri les ressources acquises par le courage et la prévoyance de nos ancêtres ; tu as aboli les droits de la domination romaine, la condition des alliés, la mémoire du traité. »