a. Le non-respect de la memoria beneficiorum

Comme il le reprochait à Verrès, Cicéron dans le deuxième discours Sur la loi agraire reproche au tribun Rullus de pervertir la memoria beneficiorum qui, de ciment de relations sociales saines, devient l’instrument d’un pouvoir personnel. En effet, Rullus compte tenir les comices tributes pour faire élire des décemvirs qui statueront sur la loi agraire contestée par Cicéron, consul frais émoulu, devant le peuple en ce 2 janvier 63, loi destinée à permettre la vente à la plèbe de terrains publics hors d’Italie. Or, dit Cicéron, Rullus veut également être élu dans ce collège qu’il a lui-même institué. Ce que le consul considère comme illégal : comment un même homme peut-il, à la fois juge et partie, créer une charge et la remplir ? Toujours selon Cicéron, il manipulera les comices, dirigera le tirage au sort des neuf tribus devant élire les neuf autres décemvirs, sélectionnant ainsi des hommes favorables à ses projets, et qui privilégieront leurs tribus d’origine au détriment des vingt-six autres, par reconnaissance envers leurs partisans :

‘Atque hi, ut grati ac memores benefici esse uideantur, aliquid se VIIII tribuum notis hominibus debere confitebuntur… 1268

Comme Verrès, Rullus pervertit donc la memoria beneficiorum pour satisfaire son ambition personnelle ; Cicéron dénonce un usage abusif de cette memoria, devenue instrument de chantage — dont lui-même ne se prive pas du reste pour maintenir la cohésion du camp légaliste.

En revanche, quand il s’agit de Flaccus, qui a soutenu Cicéron contre Catilina et que l’avocat défend en 59 contre une accusation de concussion, l’ingratitude est blâmée comme une atteinte à la gratia imposée par la memoria beneficiorum. Après avoir rappelé au début de sa plaidoirie le souvenir reconnaissant laissé par Flaccus chez ses concitoyens, il termine en incriminant en deux temps leur manque de gratitude, sensible dans l’accusation portée contre lui. Tout d’abord, une question oratoire marque son hésitation à rappeler leur action commune contre la conjuration de Catilina que tous ont louée :

‘Sed quid ea commemoro quae tum cum agebantur uno consensu omnium, una uoce populi Romani, uno orbis terrae testimonio in caelum laudibus efferebantur ? 1269

Le refus de cette évocation ressemble à un éloge de Flaccus, sous la forme d’une prétérition flatteuse ; Cicéron considère que son intervention est suffisamment reconnue pour qu’il ne soit pas nécessaire de la rappeler.

Toutefois, la véritable raison de ce silence est aussitôt avancée, provoquant un effet de surprise : s’il renonce à cette célébration, ce n’est pas par certitude de la gratitude de ses compatriotes, mais au contraire par une méfiance inquiète envers leur mémoire défaillante ! Car il constate l’amnésie des uiri boni, oublieux des services rendus par Flaccus et par lui-même, et les humilie par une comparaison déshonorante avec les improbi, les amis de Catilina, dont la mémoire paraît plus assurée et garantit donc leur désir de vengeance à l’encontre de l’ancien préteur de 63 :

‘Etenim multo acriorem improborum interdum memoriam esse sentio quam bonorum. 1270

En perdant la mémoire, en laissant le champ libre aux improbi, les uiri boni de 63 perdent leur dignité et exposent la cité à de nouvelles difficultés : ce blâme est un appel à se ressaisir, à prendre conscience des mérites de Flaccus en les rappelant à leur mémoire, pour finalement soutenir l’accusé.

De la même façon, Cicéron exalte son retour triomphal d’exil et, à cette perspective, la ferveur de la foule animée par l’acteur Aesopus déclamant un vers de la tragédie Eurysacès d’Accius. Ce vers fustigeant l’ingratitude des Argiens s’applique par analogie aux Romains chassant Cicéron l’année précédente sans considération pour ses bienfaits :

‘O ingratifici Argiui, immunes Grai, immemores benefici ! 1271

La citation souligne le contraste entre une mémoire méritée et une amnésie ingrate : les immemores sont des ingrati 1272 .

Cicéron en ressent une grande amertume, qu’il exprime dans une lettre à Lentulus, qui l’a sauvé en 57, et qui court le même danger. En juillet 56, en effet, il lui expose les haines qui le menacent, du fait de l’ingratitude humaine causée par le manque de mémoire de ses concitoyens, dont il eut lui aussi à souffrir à partir de 63, au point de devoir s’exiler en 58. En effet, si les ennemis de la République ont pâti de son action, il est légitime qu’ils l’attaquent ; en revanche, il doit aussi craindre — comble de l’ingratitude — la jalousie de ceux-là mêmes qu’il a protégés, les optimates, indifférents au service rendu !

‘… ut, quos tu rei publicae causa laeseras, palam te oppugnarent, quorum auctoritatem, dignitatem uoluntatemque defenderas, non tam memores essent uirtutis tuae quam laudis inimici. 1273

Le tour comparatif non tam… quam traduit le mépris de Cicéron pour un parti dont la mesquinerie interdit tout échange de services en ignorant la memoria beneficiorum. Ce qu’il présente comme un manquement aux obligations liées à la condition humaine. En effet, non memores uirtutis, ils négligent leur devoir de reconnaissance envers celui qui est doté de la uirtus, le uir bonus, parce qu’ils en sont eux-mêmes dépourvus. La critique de Cicéron est amère, puisqu’il reproche au groupe constitué des optimates, qui devraient être les modèles mêmes de ces uiri boni nécessaires à la concordia ordinum, de déroger à cette mission. La qualité d’hommes accomplis ne peut leur être reconnue, puisqu’ils sont privés de memoria. Au lieu d’être leur point de mire, la uirtus des uiri boni est leur cible ; c’est le règne de la médiocrité : ils préfèrent rabaisser l’honnête homme qui manifeste une uirtus exemplaire, dont ils sont privés, au lieu de l’imiter, et nivellent ainsi par le bas leur communauté, pourtant appelée aux plus hautes responsabilités. L’absence de mémoire est une faute, elle entraîne l’absence de gratitude et la perte de toute ambition pour la cité : c’est la memoria qui inspirait à la fois la reconnaissance envers l’homme de bien et l’émulation créatrice, responsabilisante, génératrice de prospérité et de stabilité pour la cité. Immemores et ingrati, voilà ce que sont les dirigeants de Rome, c’est le constat douloureux d’un Cicéron qui estime les avoir servis au mieux.

Ce constat amer se prolonge jusqu’aux Philippiques. Cicéron y justifie sa tenue militaire par la guerre qui couve ; il reproche aux autres consulaires, qui ne l’ont pas revêtue, de se distinguer des citoyens romains qui pourraient s’en offenser. Car ils révèlent ainsi qu’ils refusent de s’impliquer dans la défense de la République, donc qu’ils oublient les bienfaits du peuple romain à leur égard :

‘Non enim ita gerimus nos hoc bello consulares, ut aequo animo populus Romanus uisurus sit nostri honoris insignia, cum partim e nobis ita timidi sint ut omnem populi Romani beneficiorum memoriam abiecerint, partim ita a re publica auersi ut se hosti fauere prae se ferant, legatos nostros ab Antonio despectos et irrisos facile patiantur, legatum Antoni subleuatum uelint. 1274

Le rejet total de la mémoire — omnem memoriam abiecerint — indique la volonté d’abandonner la République et conduit ces consulaires à sympathiser avec son ennemi, puisqu’ils se sont affranchis des liens sociaux noués par la gratia.

Si l’oubli involontaire est un déshonneur, conscient, il devient une faute morale.

Notes
1268.

CIC., leg. agr. II, 21 : « Pour témoigner leur gratitude et leur reconnaissance, ils avoueront leur dette envers leurs amis de ces neuf tribus. »

1269.

CIC., Flacc. 103 : « Mais pourquoi rappeler ces actions qui, au temps où elles furent accomplies, étaient d’un accord unanime, par la voix de tout le peuple romain et le témoignage de l’univers entier, vantées et portées aux nues ?

1270.

Ibid. 103 : « Car je m’aperçois que les souvenirs des méchants sont parfois beaucoup plus vivaces que ceux des gens de bien. »

1271.

CIC., Sest. 122 : « Argiens sans gratitude, ô Grecs indifférents oublieux du bienfait ! »

1272.

Le manque de memoria est bien le signe d’une absence de gratia. Cf C. Moussy, Gratia et sa famille, Paris, PUF, 1966, p. 203 : « Immemor, qui, comme memor, est souvent accompagné du complément beneficii ou beneficiorum, désigne alors celui qui est “oublieux d’un bienfait”, et entre en concurrence avec ingratus. »

1273.

CIC., fam. I, 7, 2 ; lettre 116 : « … au point que ceux que, pour le bien de la république, tu avais heurtés, te donnaient l’assaut ouvertement, et ceux dont tu avais défendu l’autorité, la dignité et les idées politiques se souvenaient moins de tes mérites qu’ils n’en voulaient à ta gloire. »

1274.

CIC., Phil. VIII, 32 : « Car nous n’avons pas dans cette guerre, nous autres consulaires, une attitude telle que le peuple romain soit disposé à voir sans déplaisir les marques de notre dignité, puisque, parmi nous, les uns sont assez timorés pour avoir perdu tout souvenir des bienfaits du peuple romain, les autres assez hostiles à la République pour étaler leurs sympathies envers l’ennemi, tolérer aisément le mépris et la dérision infligés par Antoine à nos délégués, désirer venir en aide à l’envoyé d’Antoine. »