b. Un oubli des racines infamant : une dégradation morale

Cicéron observe cette dégradation à l’étranger, dans le déni de mémoire commis par les Grecs lors de la guerre de Mithridate, un désastre pour les Romains, dont le nom même fut alors effacé de la mémoire des Grecs, qui vénéraient le roi du Pont :

‘reuocarem animos uestros ad Mithridatici belli memoriam, ad illam uniuersorum ciuium Romanorum per tot urbis uno puncto temporis miseram crudelemque caedem, praetores nostros deditos, legatos in uincla coniectos, nominis prope Romani memoriam cum uestigio omni imperi non modo ex sedibus Graecorum uerum etiam ex litteris esse deletam. 1275

Ce déni de mémoire est considéré comme une perfidie à l’égard de Rome : ingrats, les Grecs font disparaître le nom romain de leur mémoire officielle, de leurs archives — litterae — pour marquer leur soumission à Mithridate. Manifestant ainsi leur manque de mémoire, donc de loyauté, ils voient leur fides détruite et leur valeur morale discréditée, au point que la fiabilité des témoins grecs du procès de Flaccus, accusé de concussion en Asie, qu’il gouvernait en 62, s’en trouve annihilée. Le déni de mémoire apparaît dès lors comme un indice d’immoralité.

A Rome même, Pison 1276 , consul de 58 qui a contribué avec Gabinius à l’exil de Cicéron, se voit reprocher dans le Pro Sestio de trahir la mémoire familiale. En effet, son élection a joui du prestige de cette dernière, de ses origines nobles, du souvenir laissé par ses ancêtres méritants dans la mémoire de la postérité :

‘Omnes boni semper nobilitati fauemus, et quia utilest rei publicae nobiles homines esse, dignos maioribus suis, et quia ualet aput nos clarorum hominum et bene de re publica meritorum memoria, etiam mortuorum. 1277

Cicéron laisse entendre que Pison cache hypocritement ses vices derrière cette mémoire familiale, usurpée dans son cas : son apparente austérité apparaît comme le masque d’un jouisseur 1278 . Ce qu’il confirme en 55 de façon catégorique dans son réquisitoire contre Pison, qui déshonore sa famille, la gens Calpurnia, en se montrant indigne de la mémoire familiale qu’elle lui a léguée — censée remonter jusqu’à un lointain ancêtre paternel, le roi Numa :

‘O tenebrae, o lutum, o sordes, o paterni generis oblite, materni uix memor ! 1279

Cette longue apostrophe accumulative, injurieuse, se termine sur la raison du mépris scandalisé de Cicéron : l’oubli de la mémoire familiale chez Pison, d’autant plus complet qu’il concerne les deux branches, paternelle et maternelle ; la variation offerte par le choix nuancé mais redondant du couple oblite/uix memor montre que cet oubli a atteint chez Pison le degré ultime, preuve de son indignité.

La même métamorphose affecte Publius Clodius dont Cicéron énumère les tares dans son discours Sur la réponse des haruspices, et parmi elles, le renoncement à sa mémoire familiale, conséquence de son adoption par le jeune Fonteius et de l’abandon de son nom ancestral 1280 :

‘Iste parentum nomen, sacra, memoriam, gentem Fonteiano nomine obruit 1281

Le verbe obruo caractérise ce recouvrement d’une strate par une autre, d’un nom ancien par un nom plébéien et révèle l’artifice d’une adoption voulue par Clodius pour devenir tribun de la plèbe, d’un masque que Cicéron n’a cessé de dénoncer. Aliéné volontaire, Clodius oublie sa mémoire familiale, celle de la gens Claudia, ancestrale, au profit d’une mémoire étrangère, récente ; c’est une transgression d’un ordre social et moral qui fait de Clodius un sans-mémoire et dévoile son immoralité : perdant tout le crédit, la dignitas d’une lignée très ancienne 1282 , il devient un aventurier sans mémoire, sans passé, donc aux projets incertains et à l’ambition douteuse ; le sans-mémoire Clodius n’inspire plus confiance puisqu’il a abandonné la mémoire familiale, trahi son ordre, au profit du néant, d’une logique d’effacement, qui promet l’avènement d’un “ordre” nouveau, celui que rêvent de construire les ambitieux tels que lui sur les ruines de la vieille République. Ils auront contribué à la détruire en faisant disparaître sa mémoire constitutive, ses traditions, ses racines : c’est la politique de la table rase, radicale, en rupture avec le passé. Inversement, contre le sans-mémoire qui revendique cet état se dresse l’homo nouus Cicéron, qui suit le parcours opposé et, de sans-mémoire, rêve de se constituer une mémoire familiale — Cicéron est fier du nom qu’il léguera à son fils — et plus largement d’intégrer la mémoire collective. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de voir ainsi l’homo nouus conservateur, dans son rêve d’intégration à l’Histoire romaine, s’opposer à l’aristocrate sans-mémoire et révolutionnaire.

Plus tard, dans le Pro Scauro, en 54, Cicéron loue le suicide de héros romains qui ont préféré la mort au déshonneur ; ainsi Publius Crassus (père de Crassus Dives) échappa aux proscriptions de Cinna, en 87 1283 . Inversement, il blâme l’homme qui, en choisissant une vie déshonorante, contredirait son passé, effacerait le souvenir de sa dignitas :

‘<sed memoriam> iuuentutis suae rerumque gestarum senectutis dedecore foedauit. 1284

C’est la memoria qui confère à la vie d’un homme sa cohérence, son unité. Choisir de survivre en contredisant ses actions et ses idées passées relève donc de l’infamie et retire tout crédit aux sans-mémoire qui adoptent cette attitude. Encore une fois, la memoria révèle la constance, donc l’attachement d’un homme à sa dignitas, sa fidélité à lui-même. Ce reproche devient permanent dans les Philippiques en 44-43, il est adressé à l’ensemble des adversaires que Cicéron juge révolutionnaires, donc dangereux pour la sûreté de l’Etat. Le reniement de la mémoire familiale semble caractériser collectivement Antoine et ses amis, exposés au mépris de Cicéron, comme l’expose G. Achard 1285 . Ainsi, l’un d’eux, Decius, trahit la memoria familiale, héritée de ses ancêtres qui vouèrent leur vie pour le salut de Rome 1286 . La dénonciation passe ici par l’antiphrase, Cicéron louant ironiquement la memoria renouvelée — renouata —, pour éviter de dire ruinée, des Decius :

‘Deciorum quidem multo interuallo per hunc praeclarum uirum memoria renouata est ! 1287

Ce Decius entre en conflit avec l’héroïsme des trois consuls de sa famille qui se “dévouèrent”, pour sauver l’armée romaine et assurer la victoire, au cours de batailles mal engagées. Il trahit cette tradition, renie leur souvenir, en se plaçant dans le camp des ennemis de Rome, parmi les partisans d’Antoine. L’ironie de l’expression memoria renouata est est cinglante. Certes, l’antiphrase souligne la trahison de Décius, qui transgresse la mémoire familiale, au lieu de la prolonger, voire de la transcender. Mais la formule prend d’autant plus de relief que Cicéron l’emploie fréquemment pour évoquer l’établissement d’un « pacte de mémoire », entre l’individu et la société, fondant des droits et devoirs de mémoire. Ainsi, elle ne souligne pas seulement la transgression de la tradition familiale, mais plus largement, par antiphrase, le non-renouvellement d’un contrat de l’individu avec la cité, l’abandon de ses obligations civiques : d’une certaine manière, il refuse d’être un citoyen romain, en ne s’acquittant pas d’un devoir ancestral, là où l’homo nouus Cicéron rêve au contraire d’intégration au corps social, dans l’accomplissement des tâches du citoyen 1288 .

Chef des révolutionnaires, Antoine porte ce vice à son comble puisque sa lutte contre la memoria contamine son entourage qui finit par représenter une « antisociété » selon C. Lévy 1289 . Ainsi, Cicéron lui reproche, dans son discours du 20 décembre 43, d’avoir réuni le Sénat au Capitole le 28 novembre par édit, donc sous la contrainte :

‘Conuenerunt corrogati, et quidem ampli quidam homines, sed immemores dignitatis suae. 1290

Cette convocation contraignante constitue une humiliation et fait perdre aux citoyens les plus prestigieux, à l’élite de Rome — ampli quidam homines — leur dignité — immemores dignitatis. Une fois de plus, la memoria traduit la conscience de sa propre valeur, de ses prérogatives, de son état. Antoine anéantit cette conscience de l’ordre sénatorial, efface la mémoire de ces hauts personnages et les soumet à l’humiliation, dans le déshonneur. Immemores, les sénateurs sont déchus et perdent leur dignitas, par sa faute.

Plus largement, l’absence de memoria entraîne une perte de cette humanitas qui ne va pas sans elle 1291 . Cicéron dénonce le meurtre de Trebonius, gouverneur d’Asie, par Dolabella — son ancien gendre traverse l’Asie pour prendre possession de la Syrie, en rivalité avec Cassius — dont il fustige la bestialité ; seule la memoria garantissait son humanitas — Cicéron a déjà tenté de le rappeler à l’ordre un peu plus tôt dans la Philippique I, 30. Mais, immemor humanitatis, Dolabella perd sa conscience morale, sa qualité d’être humain, à laquelle se substitue le vice symétrique : la crudelitas, développée dans la description du cadavre mutilé, la surenchère non solum/sed etiam exprimant son acharnement monstrueux. Le lexique de l’insatisfaction — insatiabilem, satiare non posset — souligne la démesure du monstrum, perdant, avec le souvenir de son humanité, le contrôle de soi, pour se livrer aux plus bas instincts, ceux de l’animal 1292 . L’absence de mémoire révèle dès lors l’inhumanitas : Dolabella n’appartient plus au règne humain. Plus que jamais, le mot memoria semble recouvrir la notion de conscience. Immemor peut dès lors être traduit par « inconscient ».

‘Ac Dolabella quidem tam fuit immemor humanitatis — quamquam eius numquam particeps fuit — ut suam insatiabilem crudelitatem exercuerit non solum in uiuo, sed etiam in mortuo, atque in eius corpore lacerando atque uexando, cum animum satiare non posset, oculos pauerit suos. 1293

En niant la memoria familiale et la memoria nationale, de tels individus transgressent les valeurs morales fondamentales, dignitas, fides, humanitas, ils se présentent comme des révolutionnaires dangereux, prêts à renverser l’Etat, au profit de leur ambition personnelle.

Notes
1275.

CIC., Flacc. 60 : « je vous rappellerais le souvenir de la guerre de Mithridate, tous les citoyens romains dispersés en tant de villes, misérablement, cruellement massacrés dans un même instant, nos préteurs livrés à l’ennemi, les légats jetés dans les fers et la mémoire du nom romain, avec le dernier vestige de notre domination, presque effacée non seulement de tous les lieux où habitaient des Grecs, mais encore de leurs archives. »

1276.

Sur le portrait charge de Pison peint par Cicéron et sur sa légitimité, cf. M. Ruch, « Le personnage de Pison : un dossier d’accusation ou un portrait moral », Etudes cicéroniennes…, 62-71 ; Y. Benferhat, Ciues epicurei…, analyse ce portrait (p. 245). Dans « Plaidoyer pour une victime de Cicéron : Pison », REL 80, 2002, 55-77, Y. Benferhat dresse un bilan positif de l’action du personnage (p. 62-63) : « … le consulat de Pison est conforme à une politique de boni… P. Grimal souligne ici deux aspects essentiels, à savoir une pensée politique cohérente de Pison et d’autre part l’influence probable de ses choix philosophiques. Pison accorda plusieurs marques d’honneur à Cicéron, le premier bulletin de la centurie prérogative et le troisième rang au Sénat. Il conseilla à Cicéron d’accepter l’exil pour éviter une guerre civile, tout en condamnant Clodius qui bénéficiait alors du soutien de César. Réalisme et douceur, volonté d’éviter la guerre : tels sont les traits dominants dans l’exercice du consulat par Pison. » Y. Benferhat s’appuie (p. 76) sur le jugement de R. Syme, La révolution romaine…, p. 69 : « Un consulaire qui put maintenir sa neutralité sans s’attirer l’accusation de manquer de courage ou de principes, ce fut le beau-père de César, le vertueux L. Calpurnius Piso. Quand les hostilités étaient imminentes, Pison offrit sa médiation à César et à Pompée ; et durant les guerres civiles, il ne relâcha pas ses efforts sincères pour ramener la concorde. »

1277.

CIC., Sest. 21 : « Nous tous, les honnêtes gens, nous regardons toujours la noblesse d’un œil favorable, parce qu’il est utile à l’Etat qu’il y ait des nobles, dignes de leurs ancêtres, et parce que vit dans nos cœurs, même après leur mort, le souvenir des hommes distingués, qui ont bien servi la patrie. »

1278.

On sait que Cicéron reproche à Pison de justifier son hédonisme par son épicurisme. Nous avons vu les critiques violentes menées contre l’épicurisme dans les dialogues. P. Grimal, « L’épicurisme romain », Actes du VIII° Congrès : Paris, 5-10 avril 1968, Paris, 1969, 139-168, relativise la virulence de Cicéron à l’égard de l’épicurisme et l’explique par une intention philosophique et politique précise ; il montre de la tolérance envers eux (p. 155) : « Cicéron… évoque l’attitude des épicuriens qui se tiennent éloignés des débats du forum et de la curie, “sagement, peut-être, surtout étant donné les circonstances politiques” (De or. III, 63). A leur égard, aucune colère, aucun mépris ; on leur demande seulement de conserver leur idéal de vie comme un secret. » Il peut même partager avec eux le goût de la retraite (p. 155) : « … il connaît la tentation de l’otium, que pratiquaient autour de lui Atticus et ses autres amis du cercle épicurien, ceux qui l’entoureront lorsqu’il traversera Athènes. » Toutefois, l’exemple de désengagement de la vie politique par le choix délibéré de l’otium représente un danger pour la République romaine (p. 155-156) : « Mais indépendamment même d’une telle tentation, il fallait aller au-devant de ces optimates sur qui Cicéron entendait bien faire reposer la responsabilité de l’Etat, reconnaître que leur aspiration à l’otium — paix de l’âme, et, pour cela, paix politique — était une tendance légitime de l’âme humaine, mais montrer en même temps que, sans le souci corrélatif de la dignitas, cette aspiration ne pouvait être satisfaite. L’otium épicurien se détruisait lui-même à plus ou moins brève échéance… Avec clairvoyance, Cicéron devinait que la généralisation de l’otium, et le mépris des valeurs “d’opinion” conduisaient irrémédiablement à l’abandon de la liberté, et au régime monarchique. » Y. Benferhat, Ciues epicurei…, p. 400, souligne l’attachement des épicuriens contemporains de Cicéron (Atticus, Pison, Trebatius, Pansa, Hirtius) à la République et nie tout « rapprochement sur un plan théorique entre épicurisme et monarchie. » Elle s’attarde notamment sur le cas de Torquatus (p. 355) : « … c’est un véritable éloge funèbre que l’on trouve dans le Brutus (265)… Torquatus apparaît ici comme représentatif de ces épicuriens de la fin de la République, très cultivés et actifs en politique. Cicéron semble reprendre pour le décrire une série de termes qui font antithèse avec la profession de foi épicurienne de Torquatus : rhetor, politikos, litterae. Rhetor désigne les qualités d’orateur de Torquatus alors qu’Epicure condamnait la rhétorique ; politikos est un écho de l’engagement politique de Torquatus qui était contraire aux recommandations d’Epicure, et enfin sa culture était le fruit d’une paideia méprisée par les épicuriens… mais nous pensons que Cicéron a dans ce passage choisi à dessein ses termes pour mettre en valeur la personnalité d’un Torquatus présenté comme un Romain. » Contrairement à P. Grimal, Y. Benferhat, Ciues epicurei…, considère que la description caricaturale de l’épicurisme par Cicéron est due, non à son dessein philosophique, mais à sa méconnaissance (p. 359) : « Il est intéressant de voir que la première réaction de Cicéron est de mettre en avant l’utilitarisme épicurien : mais il faut bien ajouter qu’il s’agit là d’une vision fausse de l’épicurisme, la vision déformante d’un platonicien. L’épicurien ne peut être un bonus, selon Cicéron, car il ne pense qu’à lui. »

1279.

CIC., Pis. 62 : « O ténèbres, boue, ordure, toi qui oublies la race de ton père et te souviens à peine de celle de ta mère. » (trad. P. Grimal modifiée, Paris, CUF, 1966).

1280.

Même si « Cicéron exagère : adopté par adrogatio, Clodius n’a pas pris le nom du jeune P. Fonteius. » (CIC., har. resp. éd. P. Wuilleumier et A.-M. Tupet, Paris, CUF, 1966, p. 73, n. 4).

1281.

CIC., har. resp. 57 : « Cet individu a étouffé sous le nom de Fonteius le nom, les cultes, le souvenir et la famille de ses parents »

1282.

Tite Live, II, 16, évoque les origines sabines de la gens Claudia : Attius Clausus, un Sabin pacifique, quitte son peuple et arrive à Rome, qui lui donne une terre (Vetus Claudia tribus).

1283.

CIC., Scaur. 1, fr. r.

1284.

CIC., Scaur. 2 : « Vieillard il souilla ainsi le souvenir de sa jeunesse et de ses hauts faits. » (trad. P. Grimal modifiée, Paris, CUF, 1976).

1285.

G. Achard, Pratique rhétorique…, p. 312 : « L’orateur qui accuse son adversaire d’être indigne de ses aïeux le déconsidère grandement ; l’invective est d’autant plus forte qu’elle permet de frappantes antithèses entre le méprisable descendant et les illustres aïeux. Comme l’écrit Quintilien (I. O. III, 7, 19) : quosdam claritas ipsa notiores circa uitia et inuisos magis fecit. Cicéron use largement de cette invective : il est vrai que les populares de son temps lui offrent belle matière : il est aisé de trouver même dans leurs proches ancêtres quelque optimus ciuis. Ainsi l’aïeul de Lentulus était P. Cornelius Lentulus qui soutint Opimius ; Clodius descend de célèbres optimates, souvent fort arrogants envers la plèbe ; l’aïeul d’Antoine est le fameux orateur Antoine. » En trahissant ainsi leurs ancêtres, ils trahissent aussi Rome et le mos maiorum (p. 312-313) : « D’après l’orateur, les improbi vont encore plus loin : ils bafouent les pratiques de l’ensemble des anciens Romains, pratiques qui constituent le mos maiorum et dont le caractère est véritablement sacré. ». Cf. P.-M. Martin, Le mos maiorum et l’idéologie popularis », l’Ancienneté chez les anciens, dir. par B. Bakhouche, Montpellier, 2003, t. 1, 155-168, p. 156 ; il observe les reproches adressés par Cicéron aux optimates amnésiques : « … on voit Cicéron dresser, en une prosopopée célèbre, la figure du vieil Ap. Claudius Caecus en face de son indigne descendante Clodia (Cael. 33-34) ou, chez Salluste, Caton reprocher aux nobles de ne plus avoir les qualités de leurs ancêtres, qui avaient fait la grandeur de Rome (Sall., Cat. 52, 19). » En cela, il reprend en tant qu’homo nouus certains éléments idéologiques de la rivalité qui opposa patriciens et plébéiens, transposés dans la lutte entre la nobilitas et les populares ; P.-M. Martin retrouve cette tendance dans certains discours populares (p. 161) : « Un passage conservé des Histoires revient sur cette décadence des nobles par rapport à leurs ancêtres, dans un discours démagogique prêté par Salluste à M. Aemilius Lepidus (cos. 78), le père du triumvir, alors qu’il briguait en 79 le consulat : celui-ci y stigmatise la manière dont les descendants des grands noms de Rome, malgré l’exemple de leurs ancêtres, se conduisent indignement, détruisant l’œuvre de leurs pères, trahissant ainsi le mos maiorum au nom duquel ils prétendent fonder leur pouvoir. Dans le même discours, nous trouvons un éloge de l’armée romaine qui place les citoyens dont elle est composée dans la droite descendance des rébellions armées de la plèbe d’antan. ».

1286.

Tite Live évoque la mise en pratique de la dévotion par trois générations de Publius Decius Mus, le grand-père, le père et le fils, qui, consuls, se sacrifièrent chacun lors d’une bataille mal engagée pour donner la victoire à l’armée romaine, respectivement en 340 contre les Latins à Veseris (LIV. VIII, 9 ), en 295 contre une coalition de Samnites, d’Etrusques et de Gaulois à Sentinum (LIV. X, 28), en 279 contre Pyrrhus à Ausculum (CIC., fin. II, 61 ; Tusc. I, 89). Cf. T. R. S. Broughton, The magistrates…, t. 1, p. 135, 177, 192.

1287.

CIC., Phil. XIII, 27 : « le souvenir des Decius a été vraiment renouvelé, après un long intervalle, par cet illustre personnage ! »

1288.

Cf. M. Mendel, « Marc Antoine déchu de sa nobilitas dans les Philippiques (I-IV) », VL 153, mars 1999, 27-40, observe que Cicéron dénigre Marc Antoine parce qu’il trahit la mémoire familiale ; il l’invite à s’en montrer digne (p. 37, Phil. I, 34-35 ; II, 118) et à se rappeler ses propres exploits, comme l’abolition de la dictature de César (Phil. II, 115) : « A la lecture du Pro Sestio, il apparaît que Cicéron considère du devoir des nobiles d’imiter leurs ancêtres — idée que l’on retrouve dans la première Philippique (34-35), où l’orateur pensait encore (ou feignait de penser) qu’il pourrait fléchir Antoine par la force de la persuasion. Que Marc Antoine se souvienne de son aïeul :

Vtinam, M. Antoni, auum tuum meminisses… quare flecte te, quaeso, et maiores tuos respice atque ita guberna rem publicam ut natum esse te ciues tui gaudeant.

“Ah! Si seulement, Marc Antoine, tu te souvenais de ton aïeul… donc infléchis-toi, je t’en prie; aie égard à tes ancêtres et dirige l’Etat de telle façon que tes concitoyens se félicitent que tu sois né.”

Même prière dans la deuxième (118) :

A quibus ortus sis, non quibuscum uiuas, considera.

“Considère ceux dont tu es issu et non ceux avec qui tu vis.”

Expression révélatrice, car elle met en valeur la prééminence du passé par rapport au présent. » M. Mendel cite G. Achard, Pratique rhétorique… (p. 199) : « … devant un collège religieux ou devant le Sénat aussi, le nobilis qui agit contre la res publica encourt plus de réprobation que le non noble car il se montre indigne des traditions familiales et fait donc preuve d’impietas. »

1289.

C. Lévy, « La monstruosité politique chez Cicéron », REL 76, 1999, 139-157, p. 151. Le dénigrement de la memoria fait partie des caractéristiques des ennemis de la République. Cicéron veut montrer qu’en partageant cette caractéristique commune, ils manifestent leur complicité et représentent un danger pour la République, un négatif des boni qui la servent (p. 150) : « Le propre du monstre cicéronien, en revanche, c’est de réaliser autour de lui le consensus omnium malorum, de réunir tous ceux qui constituent comme les diffractions de la perversité absolue qui est la sienne. » L’absence de memoria soude les sans-mémoire par la monstruosité comme la memoria soude le consensus omnium bonorum «  dans le fameux passage du Pro Sestio (97)… où sont mis en évidence, au contraire, les fondements naturels, traditionnels du groupe des optimates : omnes sunt qui neque nocentes sunt, nec natura inprobi nec furiosi. » Cf. l’interprétation xénophobe de G. Boissier, Cicéron et ses amis…, p. 70, pour qui le sans-mémoire est l’étranger, sans racines ni respect des traditions romaines : « C’est de ce mélange d’affranchis et d’étrangers que se formait alors ce qu’on appelait encore par habitude le peuple romain, peuple misérable, qui vivait des libéralités des particuliers ou des aumônes de l’Etat, qui n’avait plus ni souvenirs, ni traditions, ni esprit politique, ni caractère national, ni même moralité, car il ne connaissait pas ce qui fait l’honneur et la dignité de la vie dans les conditions les plus basses, le travail. Avec un peuple pareil, la république n’était plus possible. » Cf. A. Michel, « La notion de consensus chez Cicéron », Sodalitas : scritti in onore di Antonio Guarino, éd. V. Giuffrè, Napoli, 1984-1985 (Biblioteca di Labeo 8), , 1, 203-217, p. 205 : « Ajoutons que ceux qui portent atteinte à ces valeurs (la dignitas et l’auctoritas) tendent à “disjoindre” ou dissocier l’unité du populus et, partant, de la res publica. Cicéron n’a cessé de condamner le point de vue individualiste, la psychologie majoritaire qui risquaient de conduire à de tels résultats. »

1290.

CIC., Phil. III, 20 : « Alors s’assemblèrent ceux qu’il avait convoqués, parmi eux, certes, des personnages importants, mais oublieux de leur dignité. » (Trad. P. Wuilleumier modifiée, Paris, CUF, 1959).

1291.

C. Moatti , « Tradition et raison chez Cicéron : l’émergence de la rationalité politique à la fin de la République romaine », MEFRA 100, 1988, 385-430, p. 387, rappelle que l’humanitas, c’est la culture qui caractérise l’humanité chez Cicéron : « Le crime de mémoire est sans appel. Une communauté peut-elle interdire l’oubli ? Dans la cité romaine où la généalogie jouait un si grand rôle, le citoyen se devait de connaître quantité d’exempla, maîtres de vérités et modèles de vertu, répertoire écouté, appris par cœur et transmis oralement. A l’image des discours antiques, organisés selon une structure latente où abondent références à des discours ou des procès passés, à des techniques oratoires différentes, à des exempla, la société romaine s’articulait tout entière sur une faculté de commémoration et de remémoration. Dynamique et laudative, la mémoire, qualité essentielle du citoyen, maintenait la continuité de la cité et en garantissait le progrès. Au second siècle, la “chaîne des traditions” se défait, provoquant une grave déstabilisation. »

1292.

Cf. supra p. 210. Cf. C. Lévy, « La monstruosité politique chez Cicéron », REL 76, 1999, 139-157, p. 157 : « … Cicéron a été pénétré dès le début de sa carrière politique de ce qu’il écrira bien plus tard dans le De officiis I, 157 : magnitudo animi, remota comitate coniunctioneque humana, feritas sit quaedam et immanitas, et… il a, grâce aux instruments que lui fournissait la rhétorique, mis en scène cette conviction en assimilant chacune des grandes affaires politiques dans lesquelles il était impliqué à un combat de l’humanité contre la bestialité. »

1293.

CIC., Phil. XI, 8 : « De plus, Dolabella s’est montré si oublieux des sentiments humains (bien qu’il n’en ait jamais eu aucune part) qu’il a exercé son insatiable cruauté non seulement sur un vivant, mais aussi sur un mort et que, en lacérant et maltraitant ce corps, sans pouvoir rassasier son âme, il a repu ses yeux. »