c. L’anéantissement de la mémoire collective

La memoria est au centre de la lutte qui oppose tenants et adversaires de la République. Cicéron attribue constamment aux derniers la tentation d’effacer la mémoire nationale, pour mieux détruire la République ; il radicalise ainsi la confrontation avec ses ennemis autour de la memoria, devenue enjeu politique. Par exemple, lorsque, tout juste consul, il s’oppose le 1er janvier 63 devant le Sénat à la loi agraire proposée par Rullus, il l’accuse de brader les terres publiques conquises par les héros de Rome, lors de guerres difficiles, en particulier contre l’ancienne Carthage, rasée et vouée aux dieux par Scipion Emilien, monumentum destiné à léguer le souvenir de cette guerre à la « mémoire éternelle des hommes » :

‘tum uero ipsam ueterem Carthaginem uendunt quam P. Africanus nudatam tectis ac moenibus siue ad notandam Carthaginiensium calamitatem, siue ad testificandam nostram uictoriam, siue oblata aliqua religione ad aeternam hominum memoriam consecrauit. 1294

L’expression aeterna memoria renvoie moins à l’immortalité du héros, déjà évoquée, que, plus largement, à la pérennité romaine. La mise en avant de cet épisode, l’importance accordée à l’éternité de la mémoire, soulignent par contraste la contestation, voire le mépris de l’institution républicaine chez Rullus : selon le consul, les populares qu’il représente, en démantelant l’empire de Rome, vont contre sa mémoire historique et collective, celle qui rend compte de sa grandeur et de son éternité, et qu’ils saccagent sans scrupules. En niant ainsi la memoria romaine, ils sapent les fondements de la République et contribuent à sa destruction 1295 .

En Clodius Cicéron voit la personnification la plus forte de cette agression idéologique contre la mémoire de Rome. En effet, dans sa lutte à mort contre le tribun, il demande l’acquittement de son client Marcus Caelius Rufus, pour compenser l’acquittement scandaleux de Sextus Clodius 1296  ; il relève la destruction voulue, calculée, des archives publiques, désignées par l’expression memoria publica, exécutée par l’affranchi de Publius Clodius, son lieutenant Sextus Clodius :

‘… Sex. Clodius… qui aedis sacras, qui censum populi Romani, qui memoriam publicam suis manibus incendit, hominem sine re, sine fide, sine spe, sine sede, sine fortunis, ore, lingua, manu, uita omni inquinatum, qui Catuli monumentum adflixit, meam domum diruit, mei fratris incendit… 1297

Dans cette accumulation, la destruction de la mémoire collective semble inhérente à la condition d’ennemi de la République, puisque la même faction a pu détruire le portique de Catulus, un monumentum, et le temple des Nymphes, situé sur le Champ de Mars, qui contient les registres du cens 1298 . Une autre allusion à cet événement, à la mort de Publius Clodius, vient éclairer les intentions de ce dernier, lorsque Cicéron défend en 52 son assassin, Milon :

‘… eum cui nihil umquam nefas fuit nec in facinore nec in libidine, eum qui aedem Nympharum incendit, ut memoriam publicam recensionis tabulis publicis impressam extingueret… 1299

De cette façon, Sex. Clodius fait disparaître la trace des falsifications des listes censoriales selon C. Nicolet 1300 . Il efface la mémoire démographique et civique de Rome, et dévoile la menace que font peser les sans-mémoire sur la pérennité romaine. Il se révèle désireux et capable de détruire Rome en effaçant sa mémoire, donc son histoire. En détruisant le monumentum — les archives — qui matérialisent la mémoire nationale — l’expression memoria publica souligne en effet la nature collective de la mémoire qui soude la communauté civique romaine et fonde ainsi la ciuitas —, Sextus Clodius révèle par analogie les intentions de son parti : détruire Rome en commençant par détruire sa mémoire 1301 .

Quelle raison trouver à ce projet ? Aux yeux de Cicéron, la réponse est simple : des aristocrates dévoyés, oublieux de leur mémoire familiale — Pison, Clodius, Antoine —, de leur dignitas, aspirent à anéantir la memoria publica pour la recouvrir de leur propre mémoire, individuelle 1302 . Cicéron voit dans ce processus la victoire des ambitieux sur les héros, de l’individualisme sur le sens du sacrifice. Ils représentent l’antithèse exacte de son propre parcours d’homo nouus. Il fustige la décadence des grandes familles, passées dans le camp des populares, dont quelques fortes individualités veulent faire table rase du passé et substituer le souvenir d’un seul à une Histoire séculaire et collective, en négligeant tous leurs devoirs d’optimates que Cicéron leur rappelle de façon cinglante dans le Pro Sestio 1303 . Paradoxalement, c’est l’homo nouus qui donne cette leçon en préservant les institutions de la République à la place de responsables défaillants. Les uns, dotés par leur naissance d’une mémoire familiale, c’est-à-dire d’un privilège, d’une dignitas héréditaire, liée à la nation, la renient, tandis que d’autres, sans bagage patrimonial, doivent, autodidactes de la mémoire, s’insérer dans l’Histoire collective pour construire une mémoire familiale et exister ; ils pallieront ainsi l’inconscience, l’absence de memoria, criminelle, des premiers.

La démesure de l’ego de ces aventuriers est éclatante chez Antoine. Cicéron critique le soin qu’il consacre à la mémoire de son maître assassiné et raille la sacralisation en cours, au point d’exhorter ironiquement Antoine à rendre des honneurs divins à César, à l’égaler aux dieux en devenant son flamine !

‘Et tu in Caesaris memoria diligens, tu illum amas mortuum ? Quem is honorem maiorem consecutus erat quam ut haberet puluinar, simulacrum, fastigium, flaminem ? 1304

A ses yeux, cette tentative de divinisation est l’amorce d’un processus dangereux pour la République dès lors qu’un individu ambitieux, hissé au rang des dieux, est placé au-dessus de la collectivité. Cette rivalité qui tourne avec les guerres civiles puis l’instauration de l’Empire à l’avantage de l’individu se fonde sur la memoria, enjeu central : le souvenir de César finit par l’emporter sur la mémoire collective de l’Histoire romaine. Cicéron voit à l’œuvre une ύβριςmortelle pour la communauté romaine, parce qu’elle substitue à son passé collectif le nom d’un seul homme. La désacralisation de la mémoire collective apparaît, avec la sacralisation du dictateur, comme un acte d’impiété, qui sacrifie le bien commun sur l’autel des ambitions individuelles 1305 .

Cette arrogance impie ne fait que prolonger vingt-cinq années plus tard celle de Verrès, capable de substituer sa memoria individuelle, celle de l’ambitieux, à la memoria collective, nationale, respectée de tous, lorsqu’il érigea dans la salle du conseil du Sénat syracusain deux statues en or, l’une à son effigie, l’autre à l’image de son fils, à l’emplacement où se trouvait celle de Marcus Marcellus, le vainqueur de la deuxième guerre punique. Ainsi, il espérait laisser aux sénateurs le souvenir de la terreur qu’il inspirait :

‘… ibi inauratam istius et alteram filio statuam ponerent, ut, dum istius hominis memoria maneret, senatus Syracusanus sine lacrimis et gemitu in curia esse non posset. 1306

Finalement, chez César comme chez Verrès, la ruine de la mémoire collective par la mémoire individuelle — véritable culte de la personnalité confinant à la divinisation dans le cas du dictateur —, est le produit de l’ύβρις, de la mégalomanie. Diffuse dans toutes les couches de la société romaine, signe de décadence, elle empêche l’individu de se soumettre au bien commun. C’est ainsi que Cicéron explique en mars 43 son refus de prendre part à une ambassade auprès d’Antoine : il craint que les vétérans de celui-ci ne l’attaquent. En effet, selon lui, ces hommes, imbus du souvenir de leurs exploits, tendent à devenir intraitables :

‘Sunt autem fortes illi quidem ; sed propter memoriam rerum, quas gesserunt pro populi Romani libertate et salute rei publicae, nimis feroces et ad suam uim omnia nostra consilia reuocantes. 1307

La mémoire individuelle ne trouve sa justification que si elle s’intègre à la mémoire collective. Dans le cas contraire, elle n’est que gloriole narcissique. Le souvenir de leurs hauts faits tourne la tête des vétérans, fait naître un égocentrisme dangereux pour la collectivité dont la mémoire se trouve gommée et exclue de leurs préoccupations.

La dernière Philippique radicalise encore l’opposition entre Républicains et sans-mémoire. Le 21 avril 43, alors que la première victoire de Modène a été remportée et que Cicéron a été porté triomphalement, la veille, au Capitole, certains jugent la guerre terminée et souhaitent que la confrontation s’arrête. Cicéron leur rétorque qu’il faut encore délivrer Decimus Brutus, toujours enfermé dans Modène. Il ne voit qu’une seule explication à l’attitude de ceux qui s’y refusent : ils veulent ternir la gloire de Decimus Brutus en évitant que l’Histoire ne retienne le souvenir d’une communauté engagée militairement au secours d’un seul homme :

‘quorum ea mens idque consilium est, ut, cum uideant gloriosissimum illum D. Bruto futurum diem, quo die propter eius salutem redierimus, hunc ei fructum eripere cupiant, ne memoriae posteritatique prodatur propter unius ciuis periculum populum Romanum ad saga isse, propter eiusdem salutem redisse ad togas. 1308

Cette jalousie ressemble à un déni de mémoire ; c’est le moyen pour les ambitieux de dissoudre la communauté, en l’empêchant de célébrer la mémoire de ses héros qui renforce sa cohésion. Cicéron réagit en appelant précisément les Romains à retrouver l’unité dans la mémoire partagée, en sauvant Brutus et en préservant donc le souvenir d’un héros, dont le salut est essentiel pour l’issue de la guerre :

‘Vos uero, patres conscripti, conseruate auctoritatem uestram, manete in sententia, tenete uestra memoria quod saepe ostendistis, huius totius belli in unius uiri fortissimi et maximi uita positum esse discrimen. 1309

Ainsi, le Sénat l’insérera dans la longue suite de héros qui ont construit Rome et dont la mémoire collective doit garder le souvenir pour permettre à la cité de se régénérer éternellement, nourrie de ses propres souvenirs.

Notes
1294.

CIC., leg. agr. I, 5 : « Enfin ils vendent jusqu’à l’ancienne Carthage dont Publius l’Africain a rasé les édifices et les murailles et que — soit qu’il voulût signaler à jamais le désastre des Carthaginois, ou attester notre victoire, soit qu’il obéît à quelque scrupule religieux — il a consacrée, pour la mémoire éternelle des hommes. » (trad. A. Boulanger modifiée, Paris, CUF, 1932).

1295.

Sur ce désir de faire table rase du passé, cf. F. Hinard, « Histoire romaine et révolution », L’idée de révolution, Fontenay, CERIC, Cahiers de Fontenay n° 63-64, 1991, 71-80, p. 72, qui cite le jugement porté par Cicéron sur l’idéologie révolutionnaire de Catilina : « Pour (Cicéron), tous les épisodes (les troubles civils) précédents “avaient un caractère commun : ils visaient non à détruire mais à transformer la République ; on voulait non pas supprimer la République, mais avoir une République où l’on tiendrait les premiers rangs, non pas brûler Rome, mais dans cette Rome jouir du pouvoir” tandis que Catilina et les siens “escomptaient qu’il ne resterait de citoyens que ce qui échapperait à un massacre sans limite et de la ville ce que les flammes n’auraient pu atteindre… ”(Cat. III, 25). »

1296.

L’identité de Sex. Clodius est incertaine et reste sujette à discussion (bibliographie abondante dans l’article suivant). Cf. J.-M. Flambard, « Nouvel examen d’un dossier prosopographique : le cas de Sex. Clodius/Clœlius », MEFRA 90, 1978, 235-245, qui conteste définitivement l’opinion de D. R. Shackleton Bailey, « Sex. Clodius-Sex. Cloelius », CQ n. s. 10, 1960, 41-43, qui a corrigé son nom en Cloelius : « Nous continuerons, pour notre compte, à parler de Sex. Clodius, scribe, affranchi et lieutenant de P. Clodius Pulcher. » (p. 245) C’est l’opinion traditionnelle : Pis. p. 157, n. 4. Cf. dom. 25 ; 26 ; 47 ; 48 ; 83 ; De haruspicum responsis 11 ; 59.

1297.

CIC., Cael. 78 : « … Sex. Clodius… qui, de ses propres mains, brûla les temples saints, les registres des censeurs du peuple romain, les archives officielles, oui, un homme sans patrimoine, sans foi, sans espérance, sans domicile, sans ressources, dont la bouche, la langue, la main, la vie tout entière ne sont que souillure, un homme qui renversa le monument de Catulus, détruisit ma propre maison, incendia celle de mon frère… »

1298.

Sur la situation du temple des Nymphes et son identification avec le temple de la Via delle Botteghe Oscure, cf. C. Nicolet, « Le temple des nymphes et les distributions frumentaires à Rome à l’époque républicaine d’après des découvertes récentes », CRAI 1976, 29-51, p. 37-38, 46 . Cf. Lexicon topographicum…, III, p. 350.

1299.

CIC., Mil. 73 : « … un homme pour qui rien n’a jamais été sacré dans ses crimes et ses débauches ; un homme qui a brûlé le temple des Nymphes pour anéantir les documents officiels du cens consignés dans les registres publics… » C. Lévy, « La monstruosité politique chez Cicéron », REL 76, 1999, 139-157, p. 154, relève qu’en outre le crime se double d’un sacrilège, car la destruction de ce temple est une marque d’impiété : « A partir d’un fait authentique, mais dont les historiens ont montré qu’il correspondait à des raisons politiques, à savoir que Clodius avait mis le feu au temple des Nymphes dans lequel se trouvaient entreposées les archives de la cité, le tribun nous est présenté comme celui qui incendie les temples des dieux. »

1300.

Sur les raisons de l’incendie, C. Nicolet, « Le temple des nymphes… », évoque de multiples interprétations (p. 39) : « Clodius, entre autres méfaits, a fait incendier le temple des Nymphes parce que les censeurs y déposaient leurs archives. Les commentateurs varient seulement sur les raisons qui ont pu le pousser. Certains ont pensé à la volonté de détruire les registres électoraux, d’autres, à tort d’ailleurs, au désir de faire disparaître les traces du procès de 61 av. J.-C. ». Il démontre (p. 39 à 46) « que l’incendie de certaines archives du cens, et en particulier de la liste ou des listes des bénéficiaires des distributions, doit se situer à cette époque, précisément avant mars 56, date du Pro Caelio, et qu’il est directement lié à l’annonce par Pompée (chargé de l’annone depuis le 7 septembre 57) de sa volonté d’en faire une révision, afin d’en expulser la plupart des affranchis libérés depuis 58. Clodius, pour préserver sa popularité, devait désirer maintenir leurs droits : faire disparaître les documents étant autant de gagné pour eux et pour lui. » (p. 46) Sextus Clodius est probablement lui-même impliqué financièrement dans ces affaires de frumentum. Rappelons-nous que par la suite le peuple en colère brûla le cadavre de Clodius dans la curie, détruisant du même coup dans l’incendie les archives sénatoriales que celle-ci abritait…

Sur l’archivage et le Tabularium à Rome, cf. E. Posner, Archives in the ancient world, Cambridge, Mass., 1972, p. 160-185 ; sur l’archivage à l’aerarium, sous la garde des questeurs urbains, des tabulae publicae, support de la liste de 450 iudices sélectionnés pour les procès repetundarum, cf. P. Moreau, « Quelques aspects documentaires de l’organisation du procès pénal républicain », MEFRA 112, 2, 2000, 693-721, p. 694. Sur le risque de falsification des archives publiques, cf. P. Moreau, « La mémoire fragile : falsification et destruction des documents publics au 1er siècle av. J.-C. », La mémoire perdue…, 121-147, p. 142 : « Ce ou ces incendies volontaires d’archives pouvaient avoir un objectif précis : détruire la trace de créances, de lois ou de sénatus-consultes, de listes censoriennes ou autres… comme l’a démontré C. Nicolet, c’est pour supprimer la liste des bénéficiaires du blé public que P. Clodius a mis le feu au temple des Nymphes. » Cicéron en pâtit personnellement (p. 143) : « … Cicéron… avait à ce propos une vision pessimiste, partagée par Caton et par Grattius. Et s’il est vrai qu’il lui arrivait de plaisanter sur les sénatus-consultes falsifiés mentionnant mensongèrement sa présence parmi les rédacteurs (fam. 9, 15, 4), ce sujet était douloureux pour lui, puisqu’un des motifs de son exil était précisément la falsification de documents publics (dom. 19, 50) ». Sa méfiance est permanente à l’encontre des archives, des tabulae publicae (sur le Pro Cluentio et les manipulations d’Oppianicus, cf. p. 122-141). Il valorise a contrario la mémoire des témoins respectables (p. 143-144) : « A plusieurs reprises, il a exprimé sa défiance envers la “mémoire documentaire” des actes officiels, dévalorisée au profit de la “mémoire vivante” que constituaient les témoignages : plusieurs auteurs ont cité des textes significatifs à ce propos (CIC., leg. agr. 2, 14, 37), mais le plus net est peut-être un passage du Pro Archia, dans lequel Cicéron oppose la faible valeur probante des tabulae, susceptibles d’altération ou de destruction, et la fidélité du témoignage humain, garantie par le serment et la rigueur morale des personnes, la litterarum memoria et l’hominum memoria (CIC., Arch. 4, 8). » Cicéron entoure du plus grand respect les hommes dotés de mémoire, par exemple Lucullus (cf. infra p. 417 n. 1301, Arch. 8). Sur la lex Clodia, cf. P. Moreau, « La lex Clodia sur le bannissement de Cicéron », Athenaeum 65, 1957, 473-474.

1301.

Notons que cette attention portée à l’existence des archives, qui matérialise la mémoire publique, comme un témoin attestant la réalité des faits passés, est une constante chez Cicéron, puisqu’on la rencontre dès 62, alors qu’il défend Archias, poète d’origine grecque accusé d’avoir usurpé la citoyenneté romaine, énumèrant des faits objectifs qui garantissent la légalité de celle-ci. Pour discréditer l’accusateur, Gratius, il dénonce son usage pervers de la memoria. En effet, l’accusation repose sur des archives municipales — la mémoire publique — qui ont brûlé et sont donc invérifiables ! Par ailleurs, il refuse les témoignages des représentants du municipe d’Héraclée — où Archias était inscrit comme citoyen — et du patron du poète, Lucullus (CIC., Arch. 8) :

Est ridiculum ad ea, quae uidemus, nihil dicere, quaerere quae non possumus, et de hominum memoria tacere, litterarum memoriam flagitare et, cum habeas amplissimi uiri religionem, integerrimi municipii ius iurandum fidemque, ea, quae deprauari nullo modo possunt, repudiare, tabulas, quas idem dicis solere corrumpi, desiderare.

« C’est une plaisanterie que de ne rien répliquer à des faits que nous constatons et de rechercher des preuves que nous ne pouvons avoir, de rester muet sur l’attestation des personnes et de réclamer l’attestation des écrits, enfin, quand tu as pour garants la conscience d’un personnage si considérable, le serment et la loyauté d’un municipe si probe, de repousser des éléments qui ne peuvent être en aucune façon falsifiés et de réclamer des registres dont pourtant tu déclares qu’ils sont d’ordinaire altérés. »

Ainsi, Gratius, d’une part s’appuie sur une mémoire corrompue, voire tronquée, d’autre part conteste la memoria des témoins, donc leur moralité — nous avons vu quelle importance la memoria occupe dans l’autorité morale d’un individu ; en effet, la memoria hominum se trouve associée à la religio, au ius iurandum, à la fides. Or, parmi ces témoins se trouve Lucullus, l’interlocuteur des premières Académiques, composées quinze ans plus tard ! Et nous avons déjà souligné à quel point la memoria, enjeu essentiel du débat portant sur la fiabilité des perceptions et sur la gnoséologie qui en découle, était définie comme la qualité première dudit Lucullus ! En niant la memoria de Lucullus, Gratius nie donc la conscience morale qui lui est associée. Cicéron discrédite ainsi l’accusateur parce qu’il semble contester l’autorité et la dignité d’un héros de la République, au prestige considérable.

1302.

En ce sens, Auguste fera-t-il par la suite autre chose avec ses Res gestae ?

1303.

CIC., Sest. 96-102. Sur la leçon politique destinée à engager les jeunes optimates dans l’action politique en faveur de la République, cf. P. Boyancé, « Cum dignitate otium », REA 43, 1941, 172-191, repris dans Etudes sur l'humanisme cicéronien…, 114-134.

1304.

CIC., Phil. II, 110 : « Et tu rends des soins attentifs à la mémoire de César, tu le chéris encore après sa mort ? Avait-il obtenu un plus grand honneur qu’un coussin sacré, une statue de culte, un fronton à sa maison, un flamine ? »

1305.

Cf. P. Schmitt-Pantel sur le souvenir des évergètes et J.-P. Vernant sur le héros immortalisé dans l’Annexe n° 14, p. 497 ; cf. L. Halkin sur la dérive des supplications d’action de grâce, p. 394 n. 1242.

1306.

CIC., Verr. II, II, 50 : « … l’érection de la statue dorée de Verrès et d’une autre statue en l’honneur de son fils, pour que, tant que durerait la mémoire de cet homme, il fût impossible au Sénat syracusain de se réunir dans la curie sans larmes et sans gémissements. » (trad. H. de La Ville de Mirmont modifiée, Paris, CUF, 1922).

1307.

CIC., Phil. XII, 29 : « Ils sont braves, sans doute ; mais le souvenir des exploits qu’ils ont accomplis pour la liberté du peuple romain et le salut de la République les rend trop intraitables et les pousse à confronter toutes nos résolutions à leur violence. » (trad. P. Wuilleumier modifiée, Paris, CUF, 1960).

1308.

Ibid. XIV, 3 : « ils ont la pensée et l’intention suivantes : voyant qu’il sera très glorieux pour D. Brutus le jour où son salut nous aura fait revenir (au costume civil) ils désirent lui enlever cet avantage, pour éviter qu’on ne transmette au souvenir de la postérité que le péril d’un seul citoyen a fait prendre aux Romains la tenue militaire et que le salut de ce même citoyen les a fait revenir à la toge. »

1309.

Ibid . XIV, 3 : « Mais vous, Sénateurs, conservez votre autorité, restez fermes dans votre opinion, gardez en mémoire ce que vous avez souvent montré, que l’enjeu décisif de toute cette guerre repose sur la vie d’un seul homme, aussi courageux que grand. »