3. Mémoire et châtiment

a. L’injuste mémoire

La memoria contribue à la cohérence de la vie et à la dignitas de l’homme. L’en priver, c’est le déshonorer, effacer le souvenir de ses mérites, et interrompre de façon humiliante le fil de la memoria familiale, donc le vouer, lui et sa famille à l’infamie, à la perte de tout crédit face à la postérité. Les réflexions de J. Candeau 1310 semblent répondre à cette inquiétude de Cicéron : « D’un côté, une société structurée par le nom, la mémoire, la temporalité, l’individualité fondée sur le renom et l’identité ; de l’autre, l’horreur de l’informe que produisent l’anonymat, l’oubli, l’intemporalité, la cohue et le chaos des ombres ignorées. » Cet outrage à la mémoire apparaît comme l’une des conséquences d’une condamnation judiciaire et constitue dès lors lui-même une part du châtiment : c’est la damnatio memoriae, par laquelle « le réprouvé glisse dans une seconde mort » 1311 . Dans la péroraison du Pro Sulla, Cicéron envisage la condamnation éventuelle de son client, pour en dissuader les juges, et évoque le souvenir infamant qui pèserait alors sur son fils :

‘… huic puero qui est ei uita sua multo carior metuit, cui honoris integros fructus non sit traditurus, ne aeternam memoriam dedecoris relinquat. 1312

Pour cette raison, Cicéron s’insurge contre les assauts portés par les aventuriers contre le souvenir, donc la dignitas, des citoyens méritants. Il juge que cette tactique, en souillant la mémoire d’un homme, bafoue son honneur et vise à le discréditer auprès de ses concitoyens. Il la dénonce lorsqu’elle s’exerce contre ses clients, par exemple Marcus Caelius Rufus, soupçonné en 56 d’avoir tenté d’empoisonner Clodia, sœur de Publius Clodius 1313 . Les accusateurs rapprochent son cas d’une autre affaire scandaleuse. Cicéron dénonce cet amalgame tendancieux et sans fondement solide, destiné à discréditer son client. L’évocation de ce souvenir déshonore Caelius. Une question oratoire invite donc à effacer un souvenir infamant :

‘audetisne excitare tanti flagitii memoriam, non extinctam illam quidem, sed repressam uetustate ? 1314

De la même façon, l’accusateur Laterensis reproche à Cicéron de défendre Plancius par reconnaissance personnelle, alors que Plancius a pu faillir par ailleurs ; Laterensis établit une analogie avec le cas de Lucius Opimius, le consul de 121 qui sauva Rome de Caius Gracchus, mais qui n’en fut pas moins condamné à l’exil en 109 pour corruption. Il rappelle ce cas lors du procès de Plancius :

‘Opimium damnatum esse commemoras, seruatorem ipsum rei publicae… 1315

Le souvenir de cette condamnation, glorieux pour la République selon Laterensis, se révèle infamant selon Cicéron ; en effet, il entérine le déshonneur d’un homme qui a bien mérité de Rome, en la sauvant de l’agitation des tribuns de la plèbe. Ainsi, non seulement l’association avec la situation de Plancius est une souillure pour ce dernier, mais encore Opimius lui-même ne mérite pas tant d’opprobre. Cicéron invite donc, là encore, à chasser ce souvenir indigne que représente la condamnation d’Opimius, et à préserver la mémoire d’un serviteur de Rome, à lui conserver la reconnaissance de la cité :

‘Nam Opimi quidem calamitas utinam ex hominum memoria posset euelli ! Volnus illud rei publicae, dedecus huius imperi, turpitudo populi Romani, non iudicium putandum est. 1316

La memoria peut souiller la réputation d’un homme de façon durable et lui ôter toute autorité. Lui-même a souffert lors de son exil, en 58, d’une forme de damnatio memoriae, qui exclut l’individu du champ de la memoria collective, la bonne mémoire, et le place au ban de la société 1317 . Les discours de remerciement prononcés à son retour sont significatifs. Exprimant sa reconnaissance envers Lentulus, le consul qui a permis son retour, au sénat puis devant le peuple, il le qualifie de parens ac deus nostrae uitae, fortunae, memoriae, nominis 1318 ou encore, avec une variation infime, de parens, deus, salus nostrae uitae, fortunae, memoriae, nominis 1319 . Dans les deux cas, le mot memoria se trouve encadré par la même accumulation d’éléments qui fondent l’existence humaine : uita, la vie physique ; fortuna, le destin, une perspective d’avenir pour Cicéron ; nomen, la dignité de son nom, sa réputation. Dans un tel contexte, memoria, qui évoque la trace laissée dans l’esprit des Romains, apparaît comme une valeur qui fonde l’existence humaine, dont la sauvegarde est vitale, au même titre que uita, fortuna, nomen. La suite développe les conséquences de l’action de Lentulus :

‘… hoc lumen consulatus sui fore putauit, si me mihi, si meis, si uobis, si rei publicae reddidisset. 1320

La gradation croissante mihi/meis/uobis/rei publicae souligne l’importance de cette action aux yeux de Cicéron, qui reprend donc sa place parmi ses concitoyens, en retrouvant ces quatre attributs — uita, fortuna, memoria, nomen — grâce à Lentulus. Rangée parmi ces attributs, la memoria participe ainsi à la définition de l’homme social. Sans elle, Cicéron se trouvait exclu de la société des hommes. En la lui rendant, Lentulus le réintègre dans la res publica, le rend à une vie affective et civique, ou plus simplement, à la vie, que Cicéron fonde sur la reconnaissance par la société. Hors de Rome, exilé, l’individu n’existe plus, il s’efface de la mémoire collective, comme l’explique N. Belayche 1321 . Si celle-ci le reconnaît de nouveau, elle lui rend une existence véritable, digne de ce nom. Seule la mémoire de la communauté, et plus largement de la postérité, permet à l’individu d’exister. Son oubli devient son anéantissement. Cicéron le ressent comme une injustice au regard de son dévouement pour la cité.

La gratitude exprimée dans le même discours à l’égard de son frère Quintus, pour l’avoir sauvé de l’oubli, reflète sa hantise de l’injuste oubli :

‘… desiderium mei nominis renouari et rerum gestarum memoriam usurpari coegit. 1322

Le souvenir de ses bienfaits assure à Cicéron son retour à Rome — c’est la memoria beneficiorum —, mais surtout sa réinsertion dans la communauté romaine. L’exil est conçu comme une privation de mémoire, une disparition loin du corps social romain, une exclusion hors de ses préoccupations, une marginalisation, que l’action de Quintus vise à compenser, en forçant ses concitoyens à garder une place à son frère dans leur conscience, dans leur memoria. La valeur itérative du verbe re-nouari souligne l’effort pour maintenir le lien de mémoire entre l’exilé et les Romains, nécessaire pour éviter l’injuste oubli.

Le discours Sur sa maison prononcé dans le même mouvement, le 30 septembre 57, devant le collège des pontifes, pour annuler l’action de Clodius et récupérer les biens spoliés s’appuie sur le même principe : rétablir la mémoire de Cicéron, souillée par l’action destructrice de ses adversaires, visant à l’anéantir et le faire sombrer dans l’oubli. Cette possible exclusion hors du champ de la memoria, donc de la cité, Cicéron ne l’envisage qu’avec répulsion, révélant ainsi son attachement à cette valeur.

Il veut récupérer le terrain où se trouvait sa maison, détruite par Clodius pendant son exil , en 58. A.-M. Tupet relate le détail de l’affaire 1323 . La consécration de la maison par Clodius, si elle est maintenue par les pontifes — c’est-à-dire, si le terrain ne lui est pas rendu — restera comme un monumentum infamant 1324 pour la mémoire de Cicéron :

‘Sin mea domus non modo mihi non redditur, sed etiam monumentum praebet inimico doloris mei, sceleris sui, publicae calamitatis, quis erit qui hunc reditum potius quam poenam sempiternam putet ? 1325

La gradation doloris me, sceleris sui, publicae calamitatis procède par élargissement, de l’individu à la communauté, et souligne la souillure imprimée dans la mémoire collective ; c’est la postérité qu’envisage Cicéron, avec l’expression poenam sempiternam ; l’effet positif de son rappel semble annulé par cette marque d’infamie sur sa mémoire définitivement maculée, comme le révèle l’adjectif sempiternam : la perte de sa maison est ressentie par l’exilé comme un châtiment de mémoire ; c’est une poena tournée vers l’avenir, vers la mémoire des générations futures, mémoire marquée d’une tache indélébile. Cette damnatio memoriae est le négatif exact du souvenir glorieux qui récompense le citoyen méritant, dans l’idéologie cicéronienne : l’usage de sempiternus le confirme ; habituellement appliqué à la memoria de façon laudative — memoria sempiterna posteritatis -, il représente ici la promesse contraire d’une poena éternelle, d’une mémoire perdue ou souillée à jamais.

Car la destruction de la maison est le châtiment des traîtres qui ont voulu régner à Rome ; leur mémoire est effacée, et seul reste le souvenir de leur punition, exemplaire. Ainsi, le lieu-dit des « prés de Vaccus » couvre les ruines de la maison de Marcus Vaccus, confisquée et abattue, pour que le souvenir de son crime soit perpétué par la toponymie :

‘In Vacci pratis domus fuit M. Vacci, quae publicata est et euersa, ut illius facinus memoria et nomine loci notaretur. 1326

Or, Clodius a démoli la maison de Cicéron et bouleversé le portique voisin, qui commémorait la victoire remportée par Quintus Catulus sur les Cimbres en 101 1327 . Il fut lui-même construit sur l’emplacement de la maison de Marcus Fulvius Flaccus, rasée pour pérenniser le souvenir de son exécution — complice de Caius Gracchus, consul en 125, tribun en 122, il fut condamné en vertu du sénatus-consulte de L. Opimius en 121 :

‘Hanc uero, pontifices, labem turpitudinis et inconstantiae poterit populi Romani dignitas sustinere, uiuo senatu, uobis principibus publici consili, ut domus M. Tulli Ciceronis cum domo M. Fului Flacci ad memoriam poenae publice constitutae coniuncta esse uideatur ? 1328

La dignité du peuple romain est en jeu plus encore que la sienne : le peuple réparera une injustice en lui rendant le terrain ; si sa maison n’est pas reconstruite, le stratagème de Clodius aura réussi. La proximité topographique de sa maison détruite et du terrain qui a porté la demeure de Flaccus risque de provoquer une confusion entre les deux hommes, associant le châtiment de Cicéron à celui de Flaccus, et les confondant ainsi dans la même culpabilité ; c’est une souillure qui pèserait sur sa mémoire. Clodius a voulu détruire le monumentum de Catulus pour faire resurgir le châtiment de Flaccus, de façon à ce qu’il parût aussi frapper la maison voisine, rasée, celle de Cicéron !

‘… uno eodemque tempore et clarissimi uiri mortui monumenta delebat et meam domum cum Flacci domo coniungebat, ut, qua poena senatus adfecerat euersorem ciuitatis, eadem iste, oppresso senatu, adficeret eum quem patres conscripti custodem patriae iudicassent. 1329

Il conjure donc les pontifes de ne pas pérenniser la transformation du portique de Catulus en promenoir, pour éviter l’amalgame, et de rétablir sa dignité, dans la memoria de la postérité :

‘Hanc uero in Palatio atque in pulcherrimo urbis loco porticum esse patiemini, furoris tribunicii, sceleris consularis, crudelitatis coniuratorum, calamitatis rei publicae, doloris mei defixum indicium ad memoriam omnium gentium sempiternam ? 1330

Cette question oratoire invite à ne pas laisser le portique dans son état actuel, qui immortalise les malheurs de Rome causés par Clodius ; présentés sous forme de gradation ascendante, ils mettent les déboires de Cicéron, qui concluent la liste, au-dessus même de la calamitas rei publicae. Placés tous deux à la fin de cette gradation, la calamitas rei publicae et le dolor mei associent étroitement le sort de l’Etat et celui de son sauveur dans la mémoire de la postérité.

Le bouleversement du portique, marque — indicium — des malheurs de Rome, souille sa mémoire, alors que celle-ci doit au contraire préserver la dignité des hommes et de la cité ; l’action de Clodius va donc contre la logique de la memoria cicéronienne, pourvoyeuse de dignitas, elle contrarie sa nature même. Car ce n’est plus la dignitas, le fait dignum memoria, qui se trouvent pérennisés, mais bien plutôt le déshonneur, l’humiliation de Rome et de Cicéron martyrisés. On ne peut abandonner à de tels hommes la memoria, sans risque de la voir dénaturée ou pervertie en indice de l’iniuria, de la flétrissure, plutôt que du beneficium, de la dignitas : l’expression memoriam sempiternam traduit en effet la notion de postérité, mais perçue cette fois de façon négative, parce qu’elle entérinerait la chute de Cicéron et de Rome.

Rendre le terrain à Cicéron, c’est donc laver sa mémoire d’une souillure provoquée par la stratégie de Clodius, qui l’a consacré à la déesse Libertas pour empêcher précisément toute restitution 1331 . Inversement, le lui refuser, c’est donner raison à Clodius, se soumettre aux atteintes portées contre la memoria de Rome et de ses bons citoyens, par des aventuriers qui veulent clairement en faire table rase. La damnatio memoriae est d’autant plus cruelle pour Cicéron que la statue consacrée à la Liberté par le tribun sur le terrain revendiqué, est en fait le portrait d’une courtisane, placé sur un tombeau de Béotie, à Tanagra, et dérobé par Appius Claudius, frère de Clodius. Il ressent donc comme un déshonneur supplémentaire le fait de voir son souvenir chassé de ce terrain — sa maison a été rasée, ainsi que le portique de Catulus —, par celui d’une meretrix, qui se voit même rendre un culte :

‘Haec me domo mea pellet, haec uictrix adflictae ciuitatis rei publicae spoliis ornabitur, haec erit in eo monumento quod positum est ut esset indicium oppressi senatus ad memoriam sempiternae turpitudinis ? 1332

La question oratoire, provocante, doit susciter une prise de conscience de la véritable nature de la memoria : la substitution du souvenir d’une prostituée à celui du Sénat opprimé, c’est-à-dire l’effacement de la mémoire historique romaine par une autre, triviale et sordide, est une honte pour Rome ! La memoria doit retrouver son rôle : la perpétuation de la dignité des citoyens méritants, ardents défenseurs de la mémoire romaine, des institutions républicaines.

L’association de la maison de Cicéron et du portique de Catulus paraît intéressante à plus d’un titre, puisqu’elle vient conclure le discours de l’orateur. Elle constitue tout d’abord une réponse à l’amalgame institué entre Vaccus et Cicéron par la destruction de leurs maisons respectives. En effet, l’orateur se place ainsi du côté d’un héros romain, vainqueur des ennemis de Rome, les Cimbres, et acculé au suicide par Marius, un héros dont la gloire s’affiche à Rome grâce à un monumentum, le portique, bâti sur les ruines de la maison de Vaccus, ainsi condamné à la damnatio memoriae :

‘tu, Q. Catule, M. Fului domum, cum is fratris tui socer fuisset, monumentum tuarum manubiarum esse uoluisti, ut eius qui perniciosa rei publicae consilia cepisset omnis memoria funditus ex oculis hominum ac mentibus tolleretur. 1333

Cicéron établit ainsi une sorte de filiation entre Catulus et lui-même, qui l’inscrit dans la lignée des héros de la République. Détruire la maison de l’un et le portique de l’autre, comme l’a fait Clodius, c’est attaquer les fondements de la République, en effaçant le souvenir de ses héros. Privée de mémoire, la cité perd son identité, sa conscience d’elle-même :

‘Hoc siquis tibi… diceret fore tempus cum is tribunis plebis… tuum monumentum, consulibus non modo inspectantibus uerum adiuuantibus, disturbaret, euerteret, idque, cum eius ciuis qui rem publicam ex senatus auctoritate consul defendisset domo coniungeret, nonne responderes id nisi euersa ciuitate accidere non posse? 1334

La question oratoire traduit l’impossibilité pour Rome de survivre sans mémoire, sans patrimoine, et sonne comme un avertissement, qui doit contribuer à la restitution du terrain de Cicéron, pour assurer une réintégration de ce dernier à sa juste place, dans une cité digne de son passé.

Mais la référence à Catulus le père se double d’une discrète allusion au fils :

‘O Q. Catule — patremne ante appellem an filium? Recentior memoria filii est et cum meis rebus gestis coniunctior — tantumne te fefellit, cum mihi summa et cotidie maiora praemia in re publica fore putabas? 1335

L’apparente hésitation de Cicéron dans son apostrophe à Catulus se révèle extrêmement subtile par son pouvoir de suggestion. L’évocation du père permet de renvoyer à l’action du fils. Or, c’est bien lui qui, après la conjuration de Catilina, a reconnu l’héroïsme du consul de 63 et lui a décerné, avec son autorité de princeps senatus, le titre de pater patriae :

‘Me Q. Catulus, princeps huius ordinis et auctor publici consuli, frequentissimo senatu parentem patriae nominauit. 1336

L’orateur accentue ainsi l’outrage qui lui a été fait, en rappelant implicitement, par le simple jeu de filiation d’un Catulus à l’autre, son glorieux passé et les mérites qui lui ont valu la reconnaissance de la cité.

La restitution du terrain à Cicéron et la contestation de sa consécration par les pontifes entérineront donc définitivement son retour en grâce, matérialisé par l’effacement de la mémoire parasite et infâme de Vaccus, et par la réintégration de l’orateur dans le fil d’une memoria collective brutalement interrompue par son exil et par le travail de sape de Clodius, une forme d’anti-mémoire.

Notes
1310.

J. Candeau, Mémoire et identité, Paris, PUF, 1998, p. 61.

1311.

Sur l’institution de la damnatio memoriae à l’époque impériale, cf. L. Jerphagnon, « Damnatio memoriae… », 37-49, p. 40 : « C’est par un vœu du Sénat, dépositaire de la légalité, mais surtout de la tradition la plus vénérable, que le réprouvé glisse dans une seconde mort. La motion en fait un non-être pour les générations à venir, aucune trace de son passage dans l’Histoire ne risquant ainsi, du moins en théorie, de soulever des questions gênantes pour tout le monde. » Il observe que le principe de la damnatio memoriae existe déjà dans les faits de façon informelle sous la République : « les exemples que j’évoque s’inscrivent tous dans la période dite impériale de l’histoire romaine. Des conduites analogues — éversion des statues, mutilation des inscriptions… — se constatent, certes, aux temps républicains, ainsi que l’a rappelé récemment François Hinard dans l’excellent Sylla (p. 213-214) à propos des proscriptions : les trophées de Marius, les statues de Gratidianus et autres, tout cela fut mis en pièces tandis que disparaissaient quantité de noms qui nous eussent été précieux. De même le Cicéron monumental de Pierre Grimal (p. 434-435) mentionne d’après Plutarque l’enlèvement des effigies d’Antoine après Actium. Toutefois, apprécier ce qu’il pouvait y avoir d’institutionnel, de juridique, dans ces saccages — dont n’apparaît à première vue que l’aspect spontané, purement vindicatif — demanderait une autre étude. » Pourtant, l’effacement du souvenir laissé à ses concitoyens est ressenti par Cicéron comme une véritable peine, sinon judiciaire, du moins morale et politique, injuste dans son cas, selon lui, et totalement justifiée à l’égard des adversaires de la mémoire publique, des révolutionnaires, des sans-mémoire. Ce châtiment doit s’appliquer à ceux qu’il qualifie d’immemores.

1312.

CIC., Sull. 88 : « … (il redoute) que cet enfant, qui lui est bien plus cher que la vie, et à qui il ne peut transmettre intact l’éclat de ses honneurs, ne reçoive en héritage le souvenir éternel de l’infamie. »

1313.

Cf. H. Zaboulis, « La jeune génération dans la philosophie et la politique de Cicéron », Ciceroniana N. S. 8, 1994, 103-117, p. 110-117 : préoccupé des relations entre Catulle, Caelius et Cicéron, H. Zaboulis nous rappelle avec précision les rapports complexes qu’ils entretiennent avec la gens Claudia/Clodia. Au sujet de Metellus Celer, mari et victime de Clodia, Lesbia maîtresse de Catulle et maîtresse de Caelius, sœur de Clodius, également sœur de Clodia, femme de Lucullus, cf. supra p. 375 n. 1198. Sur la personnalité de Caelius et son amitié pour Cicéron, cf. P. Simelon, « A propos des émeutes de M. Caelius Rufus et de P. Cornelius Dolabella (48-47 av. J.-C.) », LEC 53, 3-4, 1985, 388-406 ; sur sa qualité d’homo nouus, cf. p. 388-389 ; sur son procès en 56 pour tentative d’empoisonnement sur Clodia et sur son acquittement, cf. p. 390. Sur Caelius, cf. également R. Syme, La révolution romaine, trad. R. Stuveras, Paris, Gallimard, 1978 (Tel 32), p. 91 ; F. Münzer, art. Caelius, RE I, 3, col. 1267. Sur Clodia et ses sœurs, cf. W. C. McDermott, « The sisters of P. Clodius », Phœnix 24, 1970, 39-47. Sur le Pro Caelio, cf. C. J. Classen, « Ciceros Rede für Caelius », ANRW I, 3, dir. H. Temporini, New York, Berlin, Gruyter, 1973, 60-94.

1314.

CIC., Cael. 71 : « Osez-vous réveiller la mémoire d’un si grand scandale, mémoire non pas éteinte certes, mais seulement refoulé par le temps ? » (trad. J. Cousin modifiée, Paris, CUF, 1962).

1315.

CIC., Planc. 69 : « Tu rappelles que l’on condamna Opimius, qui avait pourtant sauvé l’Etat » (trad. P. Grimal modifiée, Paris, CUF, 1976).

1316.

Ibid. 70 : « Quant au malheur qui a frappé Opimius, je voudrais que l’on pût l’effacer de la mémoire des hommes ! Il faut le regarder comme une blessure faite à l’Etat, une honte pour notre empire, une flétrissure pour le peuple romain et non comme une décision de justice. »

1317.

Le véritable exil, pour Cicéron, est d’être banni, non de Rome, mais de la mémoire de Rome.

1318.

CIC., P. red. in sen. 8. Cf. supra p. 376 pour le texte et la traduction.

1319.

CIC., P. red. ad Quir. 11. Cf. supra p. 381 pour le texte et la traduction.

1320.

CIC., P. red. in sen. 8. Cf. supra p. 376 pour le texte et la traduction.

1321.

C’est ainsi que N. Belayche définit la damnatio memoriae, « La neuvaine funéraire », La mort au quotidien…, 155-170, p. 167 : « … sous l’Empire, l’antithèse de la consecratio — décision sénatoriale éminemment politique — est la damnatio memoriae, qui est peut-être la seule mort possible à Rome, c’est-à-dire la négation par gommage d’une existence. La mort est alors la vie qui n’a pas eu lieu, d’où la précision avec laquelle les épitaphes notent le temps vécu, au jour près. L’importance donnée à la memoria montre que la présence recherchée n’est pas une notion matérielle, ce que prouve par ailleurs une idéologie funéraire indépendante du mode de sépulture, incinérant ou inhumant. » Pour un exemple de damnatio memoriae impériale analysée avec précision, celle de Domitien, cf. J.-M. Pailler et R. Sablayrolles, « Damnatio memoriae : une vraie perpétuité », Pallas 40, 1994, 11-55.

1322.

CIC., P. red. in sen., 37. Cf. supra p. 379 pour le texte et la traduction

1323.

Sur le détail de l’affaire, cf. A.-M. Tupet, « La “palinodie“ de Cicéron et la consécration de sa maison », REL 44, 1967, 238-253, p. 239 : « Confisquée en mars 58 quand fut prononcé l’exil de Cicéron, pillée, selon lui, par Pison, elle tomba ensuite aux mains de Clodius, chargé d’administrer les biens du condamné mis sous séquestre ; il l’incendia, la démolit, s’appropria la maison voisine, celle de l’infortuné Q. Seius Postumus, édifia sur les deux terrains une vaste construction et consacra l’ensemble à la déesse de la Liberté. A son retour d’exil, Cicéron obtint la restitution de ses biens, mais il dut faire lever l’interdit religieux qui résultait de la consécration. Il plaida sa cause devant le collège des pontifes, le 30 septembre 57, et ceux-ci décidèrent la nullité de l’acte, “car celui qui déclarait avoir consacré le terrain n’en avait été nommément chargé ni par un vote des comices ni par un plébiscite”. Le terrain fut donc rendu à Cicéron, avec une indemnité de deux millions de sesterces pour faire reconstruire sa maison ; les travaux étaient en cours au printemps 56. » Mais des prodiges émeuvent l’opinion en avril 56, la réponse des haruspices consultés est utilisée par Clodius pour donner une connotation sacrilège à la restitution des biens de Cicéron, qui répliquera dans le discours De haruspicum responsis. Selon A.-M. Tupet, la réponse des haruspices d’avril 56, conséquence du discours De domo sua, vise Pompée et Cicéron (p. 242-243). En effet, de même qu’en 58 César, pour se débarrasser de Cicéron qui le gênait, avait provoqué son exil en lançant contre lui Clodius, de même « en 56, Cicéron s’apprête à dénoncer la politique agraire de César et Clodius se déchaîne de nouveau contre lui, en l’attaquant encore au point le plus sensible, la légitimité de ses droits de propriété sur sa maison, qui lui avait été reconnue six mois auparavant (p. 244). » En outre, aucune opposition optimate ne naît contre Clodius en 56, ce qui pourrait s’expliquer par la jalousie éprouvée pour la maison de Cicéron, proprement somptueuse, achetée à M. Licinius Crassus en 62 pour 3500000 sesterces sur un emplacement exceptionnel dans le plus beau quartier de Rome, et que Cicéron agrandit au cours de sa reconstruction (p. 248-249) ! « Cela peut expliquer qu’en avril 56 Clodius ait trouvé chez eux des dispositions particulièrement favorables à une remise en question des droits de propriété (p. 249). » C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles Cicéron fait ensuite sa “palinodie” en juin 56 (p. 253) : « Dans ces conditions, on comprend pourquoi Cicéron, voyant que Pompée, d’abord impliqué dans la même accusation, avait été mis hors de cause par Clodius après les accords de Lucques et qu’il restait lui-même la seule victime d’une manœuvre convergente, se sentant menacé par César, attaqué par Clodius et trahi par les optimates, risquant de perdre la possession de ses propriétés qui lui tenaient tellement à cœur, a jugé prudent de se rallier aux triumvirs. Si la “palinodie” de juin 56 reste difficile à justifier entièrement, elle s’éclaire d’un jour nouveau à la lecture du discours Sur la réponse des haruspices. » Sur le site de la maison de Cicéron, cf. Lexicon topographicum…, II, p. 202-204 (bibliographie abondante). J. Carcopino, Les secrets de la correspondance…, voit surtout dans l’attachement de Cicéron à sa maison du Palatin, celle de Crassus (p. 74-75) ainsi qu’à sa propriété de Tusculum, réunion d’un domaine de Sylla et d’un autre de Catulus (p. 80-81), son affairisme et son goût de parvenu pour l’ostentation (p. 74).

1324.

De la même façon, il déplore en 44 l’appropriation des maisons de Pompée et de Varron par Antoine, qui en souille le souvenir par ses orgies (M.-J. Kardos, « L’art de la mise en scène dans les quatre premières Philippiques », VL 153, mars 1999, 15-26, p. 20, à propos de Phil. II).

1325.

CIC., dom. 100 : « Si, au contraire, ma maison, au lieu de m’être rendue, offre à mon adversaire le témoignage de ma douleur, de son crime et du malheur public, qui pourrait voir là un retour plutôt qu’un châtiment éternel ? »

1326.

Ibid. 101 : « Les prés de Vaccus recouvrent la maison de M. Vaccus, qui fut confisquée et abattue, pour que son crime se perpétue dans le souvenir par le nom du lieu. »

1327.

Cf. Lexicon topographicum…, IV, p. 119.

1328.

CIC., dom. 102 : « Cette tache d’ignominie et d’inconséquence, pontifes, ne va-t-elle pas ruiner la dignité du peuple romain, si, quand le Sénat est vivant et que vous dirigez le conseil de l’Etat, la maison de M. Tullius Cicero semble unie à celle de M. Fulvius Flaccus pour perpétuer un châtiment imposé par l’Etat ? » (trad. P. Wuilleumier modifiée, Paris, CUF, 1952).

1329.

Ibid. 102 : « … (Clodius) en même temps détruisait le monument d’un grand homme disparu et unissait ma maison à celle de Flaccus, pour affliger, alors que le Sénat était opprimé, celui que les pères conscrits avaient proclamé Gardien de la patrie de la peine que le Sénat avait infligé au destructeur de la cité. » (trad. P. Wuilleumier modifiée, Paris, CUF, 1952).

1330.

Ibid. 103 : « Laisserez-vous ce portique au Palatin, dans le plus beau quartier de la ville, immortaliser dans le souvenir de tous les peuples la fureur d’un tribun, le crime consulaire, la cruauté des conjurés, le malheur de la République et ma propre douleur ? »

1331.

Sur les données architecturales de ce sanctuaire, cf. G.-C. Picard, « L’aedes libertatis de Clodius au Palatin », REL 43, 1966, 229-237, p. 230 : l’aedes se trouve dans le prolongement de la domus de Clodius, dont il forme comme un péristyle. Ce portique accompagne un monumentum. La situation du portique et du monumentum est précisée p. 231 et 233 : « C’était une tholos, sans doute dressée sur un soubassement, bien visible de l’ensemble de la cité, qui abritait en l’exhaussant la statue de l’hétaïre de Tanagra et portait, sur son socle sans doute, la dédicace du tribun. » Cf. Lexicon topographicum…, III, p. 188-189.

1332.

CIC., dom. 112 : « Ainsi (cette déesse) me chassera de ma maison ? triomphant de la cité abattue, elle s’enrichira des dépouilles de la République ? elle prendra place dans un monument destiné à être la marque de l’oppression du Sénat pour le souvenir d’une honte éternelle ? » (trad. P. Wuilleumier modifiée, Paris, CUF, 1952).

1333.

Ibid. 114 : « tu as voulu, Q. Catulus (le père), que la maison de M. Fulvius, qui avait été le beau-père de ton frère, devint le monument de ton butin, pour que tout souvenir de celui qui avait comploté contre la sûreté de l’Etat fût totalement effacé des regards et des esprits. »

1334.

Ibid. 114 : « Si… on t’avait dit qu’un temps viendrait où un tribun de la plèbe… abattrait, renverserait ton monument, en présence des consuls et même avec leur aide, et qu’il l’unirait à la maison du citoyen qui, pendant son consulat, avait défendu la République à l’instigation du Sénat, n’aurais-tu pas répondu que cela ne pouvait arriver qu’après la destruction de la cité ? » (trad. P. Wuilleumier modifiée, Paris, CUF, 1952).

1335.

CIC., dom. 113 : « O Q. Catulus — invoquerais-je plutôt le fils ou le père ? la mémoire du fils est plus récente et plus liée à mes exploits — comme tu t’es trompé quand tu pensais que la République me réserverait les plus hautes récompenses, qui ne feraient que croître de jour en jour ! »

1336.

CIC., Pis. 6 : « C’est moi que Q. Catulus, prince de notre ordre et principal inspirateur des décisions officielles, a, devant le Sénat au grand complet, appelé Père de la Patrie. » (Cicéron obtient aussi une couronne civique, des supplications avec temples ouverts, retour du forum en cortège, reprise unanime de son serment de sortie de charge par le peuple au forum). Cf. aussi Sest. 121, qui rapporte un vers prononcé par l’acteur Aesopus à l’annonce du sénatus-consulte autorisant le retour de l’exilé à Rome, devant un théâtre comble et ému, lors de jeux donnés par le consul, auxquels assiste Clodius :

“O pater” — Me, me ille absentem ut patrem deplorandum putabat, quem Q. Catulus, quem multi alii saepe in senatu patrem patriae nominarant.

« “O mon père…“ C’était moi, moi, dont il croyait devoir pleurer l’absence, comme on pleure celle d’un père, moi que Q. Catulus, que beaucoup d’autres aussi avaient souvent appelé au Sénat le “père de la patrie“. »