1. L’oubli des bienfaits : la soumission de l’individu à l’intérêt collectif

Les mémoires familiale et nationale sont indissociables, du moment que la première reste subordonnée à la seconde. Cicéron distingue plusieurs cas ; en effet, la coexistence des deux mémoires peut occasionner des conflits, que le bonus ciuis résoudra en donnant la priorité aux intérêts de la nation. Ainsi, l’orateur vante l’abnégation des héros qui ont su oublier leurs propres intérêts, individuels ou familiaux, au profit de la patrie 1372 . La question est clairement posée dans le Pro Sulla : quelle mémoire faut-il favoriser ? La mémoire personnelle ou familiale, affective, qui lie un individu à un autre ? Ou la mémoire collective, qui définit avec évidence le bien commun ?

Ainsi, Cicéron justifie son action en faveur de Sylla, qu’il ne juge pas compromis dans la conjuration de Catilina, contrairement à ce dont on l’accuse. Par contraste, il rappelle la situation d’un complice de Catilina, Autronius, qu’il a refusé de défendre malgré ses prières. Ici intervient la mémoire affective, personnelle, de l’avocat. Autronius a tenté de l’amadouer par le rappel pathétique de leur amitié passée :

‘… Autronius… se meum condiscipulum in pueritia, familiarem in adulescentia, collegam in quaestura commemorabat fuisse 1373

De ce fait, Cicéron se déclare sur le point de pardonner à Autronius ses méfaits — une tentative d’assassinat contre sa personne ! — en souvenir de cette vieille amitié, qui pourrait donc effacer ses fautes de la mémoire de l’avocat :

‘Quibus ego rebus, iudices, ita flectebar animo atque frangebar ut iam ex memoria quas mihi ipse fecerat insidias deponerem, ut iam inmissum esse ab eo C. Cornelium qui me in meis sedibus, in conspectu uxoris ac liberorum meorum trucidaret obliuiscerer. 1374

Un souvenir paraît donc pouvoir chasser l’autre, par le jeu d’une mémoire sélective.

Toutefois, Cicéron se ressaisit aussitôt ; car, si son affection personnelle, sa mémoire individuelle, tendent à adoucir son jugement, le souvenir de l’intérêt de l’État écrase tout autre souvenir, et l’emporte sur toute autre considération. Or, Autronius, par son implication dans la conjuration et son attaque contre le consul d’alors, Cicéron lui-même, a menacé la République. C’est donc une autre mémoire, collective celle-ci , qui pèse sur l’orateur et qui le raffermit dans son refus de défendre Autronius à l’inverse de Sylla, qui le mérite :

‘Sed cum mihi patriae, cum uestrorum periculorum, cum huius urbis, cum illorum delubrorum atque templorum, cum puerorum infantium, cum matronarum ac uirginum ueniebat in mentem et cum illae infestae ac funestae faces uniuersumque totius urbis incendium, cum tela, cum caedes, cum ciuium cruor, cum cinis patriae uersari ante oculos atque animum memoria refricare coeperat, tum denique ei resistebam… 1375

Cette longue accumulation de subordonnées énumérant les risques encourus par l’ensemble de la communauté romaine se conclut sur l’action de la memoria, véritable prise de conscience — animum refricare — de ces dangers, et entraîne donc le choix de Cicéron, immédiat et inévitable, dans une principale lapidaire : ei resistebam. Une hiérarchie se trouve ainsi établie entre la mémoire personnelle et la mémoire collective. Elle est réaffirmée dans le même discours, à propos de Torquatus, l’accusateur, à qui Cicéron déclare devoir oublier l’amitié qui le lie à son père pour défendre la cause de Sylla et sa propre dignité — d’avocat et d’homme d’Etat responsable :

‘Sed nisi tibi aliquem modum tute constitueris, coges me oblitum nostrae amicitiae habere rationem meae dignitatis. 1376

Cette menace est justifiée par les qualités de Cicéron orateur et polémiste, annonçant avec hauteur quel danger on court à l’attaquer :

‘Nemo umquam me tenuissima suspicione perstrinxit quem non peruerterim ac perfregerim. 1377

Toutefois, au-delà de la forfanterie, il énonce bien une position de principe : l’intérêt collectif prime la mémoire affective individuelle. La conscience de l’intérêt de l’Etat doit l’emporter sur tout le reste, y compris la memoria beneficiorum : un bonus ciuis doit savoir être ingrat et oublier les bienfaits reçus d’un particulier lorsque le salut de la cité l’exige. La memoria beneficiorum due à l’amicitia est obsolète quand le bienfaiteur s’est perverti et ne mérite donc plus que la reconnaissance de ses services surpasse toute autre considération. C’est le cas de Jules César, dont on juge que le pouvoir personnel dérive vers la tyrannie : toute obligation de mémoire personnelle disparaît alors, au profit de la mémoire collective.

Ainsi, Lucius Tillius Cimber, l’un des assassins de César, a été capable, selon Cicéron, de sacrifier le souvenir reconnaissant des bienfaits de César au souvenir de sa patrie… Bel effort ! Ce n’est pas une trahison, mais un devoir supérieur : la memoria patriae doit effacer la memoria beneficiorum, selon un parallélisme qui met les deux obligations en balance.

‘quem (Tillium) ego magis fecisse illam rem sum admiratus quam facturum putaui, admiratus autem ob eam causam quod immemor beneficiorum, memor patriae fuisset. 1378

Octavien, lui, se montre capable d’oublier ses inimitiés personnelles pour le salut de la République, accomplissant son devoir, selon Cicéron, en donnant la priorité à la collectivité sur l’individu :

‘Quam ob rem, ab eo non modo nihil timere, sed maiora et meliora exspectare debetis neque in eo qui ad D. Brutum obsidione liberandum profectus sit timere ne memoria maneat domestici doloris, quae plus apud eum possit quam salus ciuitatis. 1379

Là encore, un choix doit être fait entre la sphère domestique — memoria domestici doloris — et la sphère publique — salus ciuitatis. Cette comparaison présente comme invraisemblable qu’Octavien privilégie ses intérêts au détriment de Rome, dans un esprit de revanche à l’encontre des césaricides…

En revanche, Cicéron est capable de dire, un peu plus tard, dans la treizième Philippique, pour contester à Antoine la direction du parti césarien, que seul César (Octavien) peut défendre l’héritage de Jules César :

‘Quodsi partium certamen esset, quarum omnino nomen exstinctum est, Antoniusne potius et Ventidius partis Caesaris defenderent quam primum Caesar, adulescens summa pietate et memoria parentis sui, deinde Pansa et Hirtius, qui quasi cornua duo tenuerunt Caesaris tum cum illae uere partes uocabantur ? 1380

L’apparente contradiction avec ce qui précédait peut être résolue (non sans une certaine habileté ou une naïveté feinte de la part de Cicéron). Certes, Octavien a oublié le crime des Brutus, Cassius… parce qu’il était nécessaire à la survie de la République, menacée par un César devenu tyran, selon Cicéron. Mais la cause césarienne, elle, reste valide dès lors qu’elle permet la réorganisation de l’État — seul l’individu César a pris la mauvaise voie, nous dit l’orateur, en devenant à un moment donné le prototype du monarque oriental. Ces arguties cachent — mal — la volonté de Cicéron de nuire à Antoine en légitimant l’action d’Octavien par l’affirmation de son respect d’une mémoire familiale — pietate, parentis sui —, même s’il s’agit de celle de César, du moment qu’elle s’intègre, se soumet à la cause supérieure de l’État, représentée ici par les consuls Pansa et Hirtius, intermédiaires entre le parti du dictateur — qu’ils accompagnent depuis fort longtemps — et la légitimité républicaine — élus consuls, ils combattent toute velléité révolutionnaire, notamment celle d’Antoine.

Deux poids, deux mesures : l’héritage césarien d’Octavien est légitime, et fait de lui un citoyen respectueux de la memoria familiale et de la memoria nationale ; l’héritage césarien d’Antoine, en revanche, est nécessairement révolutionnaire, mis au service d’un ambitieux.

Le sacrifice de la mémoire individuelle est porté à son point ultime lorsque l’homme de bien choisit d’oublier son propre intérêt pour sauver l’Etat. C’est ainsi que Cicéron présente son action devant le Sénat, demandant la tête des conjurés, en décembre 63 :

‘Habetis ducem memorem uestri, oblitum sui, quae non semper facultas datur 1381

Il veut susciter l’émulation des sénateurs, en leur donnant l’exemple de sa propre abnégation, matérialisée en un parallélisme antithétique par la substitution d’une memoria individuelle — sui — à une memoria collective — uestri. La personne s’efface devant l’intérêt de la communauté : l’exemple du premier des citoyens devient un devoir pour chacun d’entre eux. Cette réflexion justifie la récompense espérée par Cicéron : parce qu’il sacrifie le soin de son intérêt personnel et de sa sécurité — comme la suite des événements l’attestera — au profit de la République, il mérite en retour la reconnaissance de celle-ci, et la possibilité d’insérer son nom dans la mémoire nationale en vertu d’un principe de réciprocité.

Enfin, d’autres que lui adoptent cette doctrine jusqu’au terme même de leur existence. La subordination de la memoria individuelle à la memoria nationale peut aller jusqu’à l’oubli de soi et au sacrifice de sa vie ; nous avons déjà cité la mort des soldats devant Modène. Cicéron, dans son discours pour Marcus Caelius Rufus, en 56, avait évoqué l’agonie de son ami et allié Quintus Caecilius Metellus Celer, consul en 60, sans doute empoisonné par sa femme Clodia en 59 ; moribond, il réservait sa dernière pensée au souvenir de la seule République :

‘Quo quidem tempore ille (Metellus) moriens, cum iam ceteris ex partibus oppressa mens esset, extremum sensum ad memoriam rei publicae reseruabat… 1382

La mémoire nationale l’occupe seule, rejetant dans l’ombre le souci de sa propre personne ; si, plein d’abnégation, il regrette sa mort, c’est uniquement pour Rome, et non pour lui-même. Son affection pour Cicéron en pleurs, à qui il annonce son exil futur 1383 — la proximité de la mort lui donnant une perception surnaturelle de l’avenir — rejoint sa conscience des menaces qui pèsent sur l’État : la mémoire individuelle, encore une fois, s’efface derrière la mémoire nationale. La memoria représente en fait la conscience de l’homme de bien. Celui qui sait se souvenir de son rang et assurer sa dignitas, et qui d’autre part n’oublie pas la place de l’individu dans la collectivité, sa nécessaire soumission aux intérêts de la cité, voilà le citoyen qui mérite de ne pas être oublié par elle — toutefois, E. de Saint Denis constate que chronologiquement le devoir d’oublier ses propres intérêts au profit de la République peut fluctuer 1384 — ; c’est un échange de bons procédés : la nation se souvient des citoyens qui n’ont pas démérité, c’est-à-dire qui ne l’ont pas oubliée. Citer Metellus revient à ce procédé rhétorique évoqué par Cicéron : faire parler les morts en une prosopopée 1385 . Metellus rejoint ainsi les exempla mythiques ou historiques, comme ceux de Verginius ou de Lucrèce qui, précisément, a su oublier son intérêt personnel, pour privilégier le souvenir de l'intérêt collectif :

‘quae quidem omnia et innumerabilia praeterea quis est quin intellegat et eos qui fecerint dignitatis splendore ductos immemores fuisse utilitatum suarum, nosque, cum ea laudemus, nulla alia re nisi honestate duci ? 1386

Apparaît ici le souci de la dignitas : elle établit une hiérarchie entre les objets de mémoire donc de préoccupation, du citoyen, et s'obtient par la priorité donnée à la cité sur le destin de l'individu. La mémoire collective l’emporte sur la mémoire individuelle. L'adjectif immemores traduit un oubli volontaire de soi (utilitatum suarum) confinant au sacrifice, motivé par le goût de l'honestas, véritable point de mire de Cicéron inspiré par ces modèles, et par la perspective d'une récompense, la dignitas, qui s'exprime dans les faits par une reconnaissance éternelle des services rendus, perpétuée par le souvenir.

Notes
1372.

Sur la hiérarchie de l’intérêt privé et de l’intérêt public et sur le lien de l’utilitas communis et de l’honestum., cf. J. Gaudemet, « Vtilitas publica », Revue historique de droit français et étranger 29, 1951, 465-499, p. 470-472.

1373.

CIC., Sull. 18 : « … Autronius… me rappelait qu’il avait été mon condisciple dans notre enfance, mon ami intime dans notre jeunesse, mon collègue dans la questure. » 

1374.

Ibid. 18 : « Cette attitude me touchait, juges, et m’attendrissait si fort que j’oubliais le mal qu’il avait voulu me faire lui-même et que je ne me souvenais plus qu’il avait envoyé C. Cornélius pour m’égorger dans ma maison sous les yeux de ma femme et de mes enfants. »

1375.

Ibid. 19 : « Mais lorsque je songeais à la patrie, à vos périls, à notre ville, à ces sanctuaires et à ces temples, aux petits enfants, aux mères et aux jeunes filles, lorsque ces torches sinistres préparées pour notre ruine, l’incendie général de la ville, lorsque les armes, lorsque le massacre, lorsque le sang des citoyens, lorsque les cendres de la patrie se présentaient à mes yeux et que ces souvenirs ravivaient les blessures de mon cœur, alors je résistais à Autronius… »

1376.

Ibid. 46 : « Mais si toi-même tu ne gardes pas quelque mesure, tu m’obligeras à oublier notre amitié pour ne plus songer qu’à ma dignité. »

1377.

Ibid. 46 : « Personne ne m’a jamais effleuré du moindre soupçon que je ne l’aie abattu et brisé. »

1378.

CIC., Phil. II, 27 : « je l’ai, moi, plus admiré d’avoir accompli cette action que je ne l’ai cru capable de l’entreprendre et, si je l’ai admiré, c’est parce qu’il ne s’est pas souvenu des bienfaits, pour ne se souvenir que de la patrie. »

1379.

Ibid. V, 51 : « C’est pourquoi, vous devez non seulement ne rien craindre de sa part, mais attendre de lui des services plus grands et plus précieux encore, et ne pas craindre que celui qui est parti pour délivrer D. Brutus de l’investissement ne conserve le souvenir d’un ressentiment domestique, qui puisse le préoccuper plus fortement que le salut de la cité. »

1380.

Ibid. XIII, 47 : « S’il y avait rivalité entre les partis, dont le nom est complètement éteint, serait-ce plutôt Antoine et Ventidius qui défendraient le parti de César ou tout d’abord César, ce jeune homme doué d’une suprême piété filiale pour le souvenir de son père, puis Pansa et Hirtius, qui ont tenu en quelque sorte les deux ailes de César tant qu’on parlait véritablement de parti ? »

1381.

CIC., Catil. IV, 19 : « Vous avez, pour vous conduire, un chef soucieux de vous, oublieux de son propre sort, bonne fortune exceptionnelle » (trad. H. Bornecque et E. Bailly modifiée, Paris, CUF, 1926).

1382.

CIC., Cael. 59 : « A ce moment-là encore, pourtant, quoique moribond, alors que sur tout autre sujet son intelligence était abolie, il réservait sa dernière pensée au souvenir de la chose publique… »

1383.

Metellus Celer mourant prédit l’avenir difficile de Cicéron (Cael. 59) :

… cum me intuens flentem significabat interruptis ac morientibus uocibus quanta impenderet procella mihi, quanta tempestas ciuitati… ut non tam se emori quam spoliari suo praesidio cum patriam, tum etiam me doleret.

« … et comme je pleurais sous ses yeux, il me faisait comprendre, d’une voix entrecoupée et défaillante, que l’orage me menaçait, quel ouragan menaçait l’Etat… de sorte que ce qui l’affligeait, c’était moins de mourir que de voir privés de son soutien la République, la patrie et moi-même. »

1384.

E. de Saint Denis, « La théorie cicéronienne de la participation aux affaires publiques », RPh 1938, 193-215, montre l’obligation faite dans le De republica de participer à la vie publique (en réaction à ceux qui lui conseillent de se retirer), et la possibilité de retraite suggérée dans le De officiis, dix ans plus tard, alors qu’il n’a plus d’espoir et qu’Atticus l’exhorte à revenir au forum.

1385.

CIC., Top. 45.

1386.

CIC., fin. V, 64 : « En voyant toutes ces actions, auxquelles s’en ajoutent une infinité d’autres, est-il possible de ne pas comprendre que ceux qui les ont accomplies, c’est la splendeur d’une chose très noble qui les a guidés et leur a fait oublier leur intérêt personnel ; que nous, d’autre part, qui les célébrons, c’est le sentiment de la beauté morale, et pas autre chose, qui nous guide ? »