2. L’oubli des outrages : la réconciliation nationale et le depono memoriam 

De façon complémentaire, une vertu prône le juste oubli des outrages pour favoriser le retour à la paix civile, à la concordia : la clementia. Elle consiste à faire preuve d’indulgence, en oubliant les outrages passés au profit des mérites.

Cette obliuio iniuriarum revient à une memoria beneficiorum inversée : Cicéron définit en somme une mémoire sélective, faculté de discrimination capable de discerner les faits dignes de mémoire et de choisir de les retenir. La définition de ce « juste oubli » répond avec cohérence aux principes énoncés dans le Lucullus : elle confirme le refus d’une mémoire-réceptacle alimentée par les perceptions, telle qu’elle est conçue par les stoïciens, et le choix d’une mémoire intelligente, mise au service du jugement, constitutive de la prudentia.

Cette notion de mémoire sélective, de juste oubli, court tout au long de la carrière professionnelle et politique de Cicéron, dès les discours les plus anciens, comme l’un des nombreux fils conducteurs qui tissent une réflexion cicéronienne pérenne. Ainsi, le premier discours connu de l’avocat, le Pro Quinctio, prononcé en 81, contient déjà un appel à l’oubli ! Il est remarquable que le jeune avocat, dans une affaire triviale — Publius Quinctius réclame l’héritage de son frère Caius à l’associé de ce dernier, Sextus Naevius, qui le lui refuse —, mette déjà en pratique des notions qui traverseront l’ensemble de son œuvre, dont il révèle ainsi la ferme cohérence. Naevius se plaint que le premier défenseur de Quinctius, le marianiste Alfenus, remplacé par l’Arpinate, soit soutenu par les consuls, marianistes eux-aussi. Naevius, syllanien, s’estime donc lésé, et juge le procès déséquilibré. Pour le faire taire, Cicéron rétorque qu’il faut oublier ce proche passé de discorde, de façon à permettre un procès serein :

‘Tametsi nolo eam rem commemorando renouare, cuius omnino rei memoriam omnem tolli funditus ac deleri arbitror oportere. 1387

L’expression est redondante, puisqu’à la litote — nolorenouare — répond l’affirmation plus forte du nécessaire oubli, dans la métaphore de la destruction — memoriam omnem tolli ac deleri. Certes, cette obligation d’oubli — oportere — participe à la tactique de l’avocat qui interdit toute contestation de Naevius, appuyée sur la situation politique récente, en invoquant la nécessité de retrouver la paix civile et donc de ne pas renouveler les erreurs du passé ; l’emploi de renouare est significatif : évoquer le souvenir du passé, c’est prendre le risque qu’il se répète. Mais on peut y voir également, moins cyniquement, le premier indice d’une idéologie que Cicéron développera tout au long de son existence, tendant à fédérer les Romains autour de leur mémoire commune : trier les souvenirs du passé participe à la (re-)constitution, au renouvellement (la renouatio) de cette mémoire qui doit réunir plutôt que séparer, pour empêcher la rupture de la société romaine 1388 . Il est saisissant de constater que la formule de la memoria renouata qui caractérise la doctrine de Cicéron est présente d’un bout à l’autre de sa carrière, dans ce discours de 81, et dans l’un de ses derniers discours connus, la treizième Philippique (XIII, 27), où il raille un Décius indigne de la gloire de ses ancêtres ! Cicéron a-t-il déjà conscience de cette construction intellectuelle en faisant cette simple recommandation dans le Pro Quinctio ? Probablement, puisque, confronté au spectre de la guerre civile qui a confronté partisans de Marius et de Sylla et ruiné Rome dans les années précédentes, il apporte déjà une réponse qu’il renouvellera lors de la conjuration de Catilina, puis dans la confrontation qui opposera Pompée et César. La répétitivité de cette exhortation révèle la constance d’un Cicéron, que l’on a souvent trop souvent dépeint comme versatile : unir les Romains pour les apaiser, effacer le souvenir de la discorde pour empêcher sa résurgence, voilà la solution qu’il préconise ; il faut savoir oublier les vieux démons pour éviter qu’ils ne reprennent vie. Cette opération de tri ne laisse place qu’au souvenir fédérateur de l’unité des citoyens, par exemple autour de Cicéron en 63, sujet qu’il a abondamment développé. G. Achard étudie ainsi le travail sélectif de Cicéron sur le matériau historique, quand il édulcore les conflits passés entre sénateurs et chevaliers pour favoriser leur union dans des discours adaptés à l’auditoire du moment 1389 .

Seul l’oubli des outrages permet la réconciliation, donc la paix civile ; Cicéron le constate à son profit à son retour d’exil, dans ses discours de remerciement. Ainsi, il sait gré à Cispius 1390 et à sa famille d’avoir fait taire leur ressentiment personnel à son égard — il les avait attaqués dans un procès privé — et préféré se souvenir des services qu’il avait rendus à l’Etat, pour décider finalement d’appuyer son rappel :

‘… (M. Cispius, parens fraterque) qui, cum a me uoluntas eorum in priuato iudicio esset offensa, publici mei beneficii memoria priuatam offensionem oblitterauerunt. 1391

Le ressentiment personnel — priuatam offensionem doit donc s’effacer devant la mémoire collective — publici mei beneficii memoria — : l’intérêt supérieur de l’Etat prime sur la personne privée, l’effacement d’une mémoire par l’autre — oblitterauerunt — en est la démonstration. Dans cette confrontation, le souvenir du bienfait public doit l’emporter sur celui de l’outrage personnel, pour le bien de la cité. Cicéron apprécie ce comportement chez Cispius parce qu’il tend à la concorde, à l’unité retrouvée.

Cicéron s’applique à lui-même cette doctrine, qu’il explique un peu plus loin :

‘Quae cum libenter commemoro, tum non inuitus nonnullorum in me nefarie commissa praetereo : non est mei temporis iniurias meminisse, quas ego, etiamsi ulcisci possem, tamen obliuisci mallem. 1392

Il préfère célébrer les bienfaits qu’il a reçus, et donc transmettre le souvenir de leurs auteurs à la postérité, au lieu de rappeler les outrages subis : un choix est donc effectué ; la memoria doit trier les beneficia et les iniuriae, les premiers l’emportant sur les seconds, comme le souligne la construction parallèle de l’alternative ulcisci possem/obliuisci mallem. Il importe en réalité de renforcer la mémoire collective, qui soude la cité autour des hommes de bien, et d’en exclure les ennemis de l’unité et de Cicéron, pour éviter de leur conférer importance et notoriété et ainsi réduire leur poids politique. Cette mémoire sélective doit être positive, constructive, pour interdire les dissensions 1393  : Cicéron choisit d’être aussi exemplaire que Cispius en renonçant à la vengeance.

A titre professionnel, Cicéron applique cette stratégie dans certains procès pour désarmer l’adversaire et prendre l’ascendant. Ainsi, Cicéron se pose en pacificateur lorsqu’il défend en 56 Marcus Caelius Rufus, accusé de tentative de meurtre par Clodia, sœur de son ennemi Clodius. Il prétend à l’objectivité, en oubliant les affronts de Clodia à son égard :

‘Obliuiscor iam iniurias tuas, Clodia, depono memoriam doloris mei ; quae abs te crudeliter in meos me absente facta sunt, neglego 1394

Grand seigneur, il laisse de côté sa dignitas, sa memoria individuelle, cause de rancune, au profit de la tenue des débats, et d’une apparente sérénité. Il peut ainsi prétendre à une certaine objectivité, qui neutraliserait toute rancune de l’avocat envers Clodia et recentrerait le débat autour du seul cas de Caelius, sans interférences personnelles. Mais d’un point de vue théorique, l’expression depono memoriam traduit un acte volontaire et manifeste la mise en œuvre de la mémoire sélective. La formule nous paraît relever de cette indulgence qu’est la clementia, dont la memoria est une clé, quand elle choisit de retenir les beneficia pour évacuer les iniuriae. Elle était déjà dans la bouche de Cicéron lorsque ce dernier préférait se souvenir de son amitié passée pour Autronius et oublier ses méfaits à son égard, avec une variante :

‘… ut iam ex memoria… insidias deponerem… 1395

C’est encore une fois un acte volontaire, qui vise à l’apaisement, par l’abandon délibéré de tout grief, de toute rancune. La formule depono memoriam (Cael. 50) ou depono ex memoria (Sull. 18) rend bien compte du caractère volontaire de l’oubli pour Cicéron, donc de son désir de réconciliation : elle laisse entrevoir la possibilité d’une ars obliuionis, appelée de ses vœux par Thémistocle dans un épisode récurrent chez Cicéron 1396 .

P. Ricœur définit précisément cet art de l’oubli 1397  : « La mémoire… se définit elle-même… comme lutte contre l’oubli. Hérodote ambitionne de préserver de l’oubli la gloire des Grecs et des Barbares. Et notre fameux devoir de mémoire s’énonce comme exhortation à ne pas oublier. Mais en même temps, et du même mouvement spontané, nous écartons le spectre d’une mémoire qui n’oublierait rien. Nous la tenons même pour monstrueuse… Il y aurait donc une mesure dans l’usage de la mémoire humaine, un “rien de trop”, selon une formule de la sagesse antique ? L’oubli ne serait donc pas à tous égards l’ennemi de la mémoire, et la mémoire devrait négocier avec l’oubli pour trouver à tâtons la juste mesure de son équilibre avec lui ? » Il distingue l’oubli et l’amnésie 1398 et évoque la possibilité d’un oubli volontaire 1399  : « Pourrait-on parler alors d’un (sic) ars obliuionis, au sens où il a été parlé à plusieurs reprises d’un (sic) ars memoriae ?… On pourrait, à la façon de Harald Weinrich, à qui je dois la formule, projeter cet art comme le strict symétrique de l’ars memoriae célébrée par Frances Yates. Si celle-ci était pour l’essentiel une technique de la mémorisation plutôt qu’un abandon à la remémoration et à ses saillies spontanées, l’art opposé serait une “léthatechnique” (Léthé, p. 29). A suivre en effet, les traités d’art mnémonique contemporains des prouesses de l’ars memoriae, l’art de l’oubli devrait reposer sur une rhétorique de l’extinction : écrire pour éteindre — le contraire du faire archive. » P. Ricœur envisage sa création, prenant exemple sur Thémistocle (p. 79) : « Un usage mesuré de la mémorisation n’implique-t-il pas aussi un usage mesuré de l’oubli ? Ne peut-on parler d’“oubli méthodique”, à la suite de Descartes… De la même façon, ne peut-on parler d’“oubli éclairé”, selon l’esprit des Lumières ? Oubli éclairé qui, au sens propre du mot, servirait de garde-fou contre une culture forcenée de la mémoire mémorisante. En attendant, ces suggestions convergent vers le plaidoyer pour un usage mesuré de la remémoration — à l’enseigne d’une juste mémoire… » 1400 . C’est cette formule de P. Ricœur, la « juste mémoire » que nous paraphrasons en parlant de « juste oubli » pour désigner l’oubli volontaire.

Cette forme de clementia 1401 suppose un travail sur la memoria qui favorise, aux yeux de Cicéron, la pacification du lien social. Car il ne s’agit pas de pardon, mais bien de priorité dans la pratique de la memoria. En faisant preuve de clementia, le bonus ciuis privilégie les mérites et néglige tout désir de vengeance, en oubliant les outrages : il fait passer la mémoire individuelle, génératrice de rancœur ou de conflit, après le souci de l’intérêt collectif. C’est ce que note Cicéron dans son discours de Remerciement au peuple, en écho au discours prononcé au Sénat le 5 septembre 57 :

‘neque est excusatio difficultatis, neque aequum est tempore et die memoriam beneficii definire. 1402

Il affirme l’importance d’une mémoire des bienfaits fidèle, qui garantit la reconnaissance, la cohésion de la société, dans une relation apaisée, de réciprocité du service. Le souvenir du bienfait ne peut être enfermé dans une durée, il est éternel, alors que le désir de vengeance peut être désarmé par la prière : le premier suppose la loyauté, le second n’est que colère ou passion.

Ce jeu d’oubli forcé, de mémoire tronquée est porté à son sommet dans les relations ambiguës instaurées avec César après les accords de Lucques, le 15 avril 56. Les discours ultérieurs en portent la trace et constituent un appel permanent à l’oubli des rancœurs et des dissensions. Le premier en date porte Sur les provinces consulaires, il est prononcé après les accords de Lucques. La situation politique est alors totalement bouleversée, Cicéron est placé devant le fait accompli : le pouvoir des trois hommes forts du moment est renforcé, lui-même est dans une impasse ; il doit faire sa palinodie et leur obéir. Dans son discours, il demande la prolongation des pouvoirs de César en Gaule transalpine, qu’il justifie par l’intérêt supérieur de la République, qui doit primer sur le souvenir des souffrances qu’il a endurées lors de son exil et du refus du proconsul de l’aider.

S’il est l’adversaire de César, il est de sa responsabilité de savoir oublier ses inimitiés personnelles dans l’intérêt de l’Etat 1403 . Il justifie ce revirement par l’exemple historique de Marcus Lepidus et de Marcus Fulvius, qui se réconcilièrent malgré leurs querelles, le jour où ils furent élus censeurs ensemble, en 179, afin que leur magistrature fût harmonieuse, donc bénéfique à l’Etat :

‘An uero M. ille Lepidus, qui bis consul et pontifex maximus fuit, non solum memoriae testimonio, sed etiam annalium litteris et summi poetae uoce laudatus est, quod, cum M. Fuluio collega, quo die censor est factus, homine inimicissimo, in Campo statim rediit in gratiam, ut commune officium censurae communi animo ac uoluntate defenderent ? 1404

La mémoire collective, corroborée par l’historiographie, a fait elle-même son tri, et retenu le nom de ceux qui ont su sacrifier leurs griefs personnels, donc négliger leur mémoire individuelle, au profit de la cité. Brutus adoptera la même attitude lorsqu’il accompagnera les Républicains à Pharsale malgré sa haine de Pompée, meurtrier de son père marianiste, partisan de Lépide mis à mort après avoir capitulé à Modène 1405 .

A l’instar de Lepidus et Fulvius, Cicéron entend bien oublier ses souffrances passées et la part prise par César dans son exil — il serait d’ailleurs bien en peine d’agir autrement, même s’il se targue de cette manifestation de clementia, car on ne lui laisse guère le choix. Il rejette donc toute la responsabilité de ses malheurs sur Publius Clodius, dédouanant ainsi César pour permettre son retour en grâce auprès du proconsul. G. Achard confirme cette attitude de Cicéron, qui, soumis aux potentes, s’attaque à leurs lieutenants 1406 .

Cicéron considère qu’il doit oublier la période difficile, et invoque le souvenir de leur amitié passée — en effet, César lui offrit des charges susceptibles de l’amadouer, en 59, avant de provoquer finalement son exil, en réplique à ses refus de rallier son camp —, puis celui tout récent de l’autorisation qu’il a finalement accordée à son retour :

‘… nonne uobis uideor et ultimi temporis recordatione et proximi memoria medium illud tristissimum tempus debere, si ex rerum natura non possim euellere, ex animo quidem certe excidere ? 1407

Il confronte la réalité et la perception de celle-ci par son esprit — rerum natura et animo. Les faits sont authentiques, Cicéron a bien souffert de l’action de César ; mais la memoria doit faire le tri, effacer cette parenthèse, pour permettre cette fome de clementia, et donc l’apaisement de leurs relations. Ce revirement peut sembler opportuniste, ou tout au moins pragmatique — V. Pöschl note que Cicéron lui-même juge sévèrement sa palinodie en faveur de César, conscient qu’il se livre à une manipulation malhonnête de la mémoire 1408 —, mais il entre bien dans la logique d’apaisement qui prévaut aux yeux du consulaire pour empêcher le déclenchement d’une guerre civile : le souvenir du bienfait récent de César doit effacer celui de ses menées antérieures contre Cicéron. La mémoire opère donc un choix, à l’intérieur de l’antithèse ultimi temporis/proximi, elle-même renforcée par l’emploi des termes proches, recordatio et memoria. Ce couple est significatif : si la memoria désigne la bonne mémoire, active, celle qui trie, retient le fait digne de considération et alimente ainsi la faculté de jugement, la prudentia, qui autorise un choix justifié, la recordatio désigne ici une mémoire subie, stagnante, celle du ressassement des rancœurs, qui interdit tout progrès et qui aveugle la prudentia. Cette connotation ne paraît pas incongrue, une telle opposition existe, dans les textes philosophiques 1409 . Ici, dans un discours de communication politique, qui justifie l’action de Cicéron, cette dichotomie trouve une application pratique et définit un comportement politique.

Si le consulaire se présente comme le modèle de cette mémoire sélective, source de clementia, c’est aussi pour enchaîner son grand rival à son exemple, lui qui a fait de la clementia sa plus grande qualité, mais surtout une vertu médiatique, dont P. Grimal rappelle cependant qu’elle est une valeur typiquement romaine du mos maiorum 1410 . Pour cette raison, les Césariennes, les trois plaidoiries prononcées en 46 et 45 en faveur d’adversaires de César, alors maître de Rome, après sa victoire sur les Pompéiens, constituent un appel continuel à la clementia de César, que seule la mémoire sélective, oublieuse des outrages, pourra mettre en œuvre. Nous avons déjà constaté que la memoria était au cœur des relations épistolaires entre Cicéron et les imperatores. De même, dans les discours, l’avocat exalte toujours la mémoire du dictateur, sans jamais lui faire le reproche d’une mémoire défaillante, donc d’immoralité, ce dont il ne se privera pas à l’encontre de ses lieutenants, Clodius ou Antoine ; la situation de César le lui interdit, il ne peut que l’attaquer indirectement, en dénonçant ses hommes.

C’est ainsi que Cicéron, défenseur en 46 de Ligarius exilé comme pompéien, invite César à se rappeler les services rendus par le frère de Ligarius, qui lui a permis de toucher plus vite la solde de son armée en 56 :

‘Equidem, cum tuis omnibus negotiis interessem, memoria teneo qualis T. Ligarius quaestor urbanus fuerit erga te et dignitatem tuam. 1411

S’appuyant sur ses propres souvenirs, Cicéron veut interdire à César de négliger la memoria beneficiorum, source de gratia : la mémoire des services de Titus Ligarius doit provoquer la reconnaissance de César et jouer en la faveur du frère exilé, donc susciter la clementia du dictateur. Mais l’avocat prolonge cet appel à la memoria beneficiorum en vantant la vertu complémentaire, le juste oubli des outrages. Pour ce faire, il rappelle l’hostilité des autres questeurs à ce moment-là, bien que la nature clémente du dictateur, nous dit Cicéron, répugne à se souvenir des affronts :

‘Sed parum est me hoc meminisse, spero etiam te, qui obliuisci nihil soles nisi iniurias — quam hoc est animi, quam etiam ingeni tui ! — te aliquid de huius illo quaestorio officio, etiam de aliis quibusdam quaestoribus reminiscentem, recordari. 1412

L’argument atteint son but, puisque Ligarius obtient son retour d’exil ; Cicéron joue sur une valeur dont César s’estime amplement doté. La restriction nihil… nisi définit bien le contenu de la clementia, véritable mémoire sélective : se souvenir de tout, à l’exception des iniuriae. En ce sens, la clémence est la « juste mémoire » définie par P. Ricœur.

Memoria beneficiorum et obliuio iniuriarum, liées, forment un couple indissociable dans la conception cicéronienne de la mémoire et définissent ainsi la clementia et la gratia, vertus de l’homme de pouvoir responsable, qui sait oublier les outrages au profit des bienfaits et place les mérites d’un homme avant ses fautes ; seuls les bienfaits méritent d’être retenus. Certes, cette tactique vise à prendre César à son propre jeu idéologique, en l’obligeant à correspondre à l’image qu’il veut donner aux Romains, et à permettre le retour de ses adversaires pompéiens et la constitution autour de Cicéron d’un nouveau parti d’opposition à César. Mais cet appel entre toujours dans le cadre plus large de la doctrine de la memoria cicéronienne, qui valorise la cité au détriment de l’individu ; César doit savoir oublier ses griefs, user de clementia, pour autoriser ainsi la réconciliation nationale et le retour de la paix à Rome, après la guerre civile.

C’est donc une mémoire orientée que Cicéron met encore en œuvre en défendant le roi Déjotarus, soupçonné d’avoir voulu assassiner le dictateur. L’avocat prie ce dernier de faire appel à sa mémoire pour attester qu’aucune tentative ne s’est produite alors qu’il se trouvait dans le royaume galate :

‘Obsecro, Caesar, repete illius temporis memoriam, pone ante oculos illum diem, uultus hominum te intuentium atque admirantium recordare. 1413

Cicéron répète cet appel un peu plus loin, par la bouche de l’ambassadeur de Déjotarus, Hiéras, prêt à répondre sous la torture :

‘Hieras quidem causam omnem suscipit et criminibus illis pro rege se supponit reum. Memoriam tuam implorat qua uales plurimum ; negat umquam se a te in Deiotari tetrarchia pedem discessisse, in primis finibus tibi praesto se fuisse dicit, usque ad ultimos prosecutum 1414

L’éloge de la “bonne mémoire” est courant, parce qu’elle est l’indice d’un uir bonus, conscient de son identité — personnelle, familiale, nationale — et respectueux de la mémoire collective, donc soucieux de l’intérêt collectif au point d’oublier le sien propre. Le superlatif employé — qua uales plurimum — renforce certes la louange et vise à amadouer César en l’associant à ce modèle du uir bonus. Mais exalter la memoria de César paraît capital lors du procès de l’un de ses adversaires pompéiens, comme nous l’avons observé pour le Pro Ligario. Vanter la mémoire de César, c’est vanter sa capacité à retenir les bienfaits, ou à authentifier les faits — c’est le cas ici —, et à oublier les outrages. En effet, cela revient à démontrer à César qu’il ne peut pas condamner Déjotarus, quel qu’ait été le comportement de ce dernier : la bonne mémoire du dictateur retiendra qu’aucune tentative d’assassinat n’a été commise ce jour-là, et si une quelconque agitation a été décelée, la même mémoire, sélective, choisira de l’oublier.

Même après la mort du dictateur, Cicéron poursuit sa logique de concordia jusqu’à la première Philippique, en septembre 44. Il espère alors pouvoir encore rétablir la paix civile, en proposant à tous les belligérants, à commencer par Antoine, d’oublier les méfaits de chacun, comme il l’a proposé jusqu’à son départ de Rome en juillet 44, conséquence d’une situation intenable ; il s’appuyait alors sur l’exemple des Athéniens, procédant à une amnistie générale après la tyrannie des Trente, et sur le mot dont ils s’étaient servis pour apaiser la discorde :

‘Graecum etiam uerbum usurpaui, quo tum in sedandis discordiis usa erat ciuitas illa, atque omnem memoriam discordiarum obliuione sempiterna delendam censui. 1415

Cicéron joue sur l’opposition entre memoriam et obliuione par un usage exceptionnel de l’adjectif sempiterna ; un échange a lieu : qualifiant habituellement memoriam, il apporte à obliuione la connotation positive que Cicéron accorde à un adjectif évoquant l’éternité, dans sa perspective d’un conservatisme républicain. Pour une fois, il prône l’oubli éternel des outrages, seule condition suffisante pour le retour de la concorde civile, parce qu’il offre la possibilité d’une clementia réciproque et globale 1416 .

Antoine et ses amis peuvent encore espérer un retour en grâce, leurs méfaits peuvent être effacés de la mémoire des hommes par des bienfaits supérieurs. Ainsi, Cicéron invite Dolabella à se rappeler la satisfaction éprouvée quand il a reçu les félicitations de tous après avoir remis de l’ordre dans Rome en réprimant le culte rendu à César 1417 :

‘Quem potes recordari in uita illuxisse tibi diem laetiorem quam cum, expiato foro… urbe incendio et caedis metu liberata, te domum recepisti ? 1418

C’est une invitation, une fois de plus, à se montrer digne de son passé, à persévérer dans la voie ouverte par ces bienfaits, à se souvenir de sa propre valeur. Même Dolabella peut voir sa gloire sauvée, à condition qu’il persévère dans la voie républicaine. L’orateur explique le mécanisme de ces retrouvailles entre les Romains et Dolabella :

‘Recordare, quaeso, Dolabella, consensum illum theatri, cum omnes, earum rerum obliti propter quas fuerant tibi offensi, significarent se beneficio nouo memoriam ueteris doloris abiecisse. 1419

Comme les meilleurs, les Romains ont été capables, pour le bien de l’Etat, d’oublier leurs griefs à l’encontre de Dolabella ; le souvenir de ses erreurs passées 1420 se trouve effacé de leur mémoire par le service rendu — le couple d’adjectifs nouo/ueteris souligne la possibilité d’un choix offert aux Romains : c’est tout l’enjeu de cette mémoire sélective, qui doit privilégier le souvenir des bienfaits au détriment de celui des outrages, pour permettre à la cité de retrouver sa cohésion. Il apparaît ainsi que le beneficium recens prime sur la memoria uetus : la plasticité de la memoria, que Cicéron plie dans le sens qui lui convient, répond aux besoins de la cause. Cet éloge est à double tranchant : en garantissant que le bienfait récent de Dolabella efface ses exactions passées, il lui fait comprendre aussi implicitement que la ferveur populaire peut se retourner, et qu’un nouveau méfait pourrait à son tour chasser le souvenir de ses mérites et interdire toute bienveillance.

Ainsi, trente-sept ans après le Pro Quinctio, qui demandait l’oubli des exactions pour réconcilier syllaniens et marianistes, le cercle est fermé : la recherche de la concorde civile apparaît comme l’exigence républicaine par excellence de la pensée cicéronienne : c’est une constante qui aura résisté à tous les heurs et malheurs du consulaire. Au sommet de l’Etat comme dans l’impasse de son exil grec, soumis à César ou rebelle aux menées des héritiers de ce dernier quand, âgé, il se place au-dessus de la mêlée, dans la position du censeur qu’il aurait aimé être pour conclure sa carrière en beauté 1421 , Cicéron n’abdiqua jamais cette exigence de la concorde, autorisée par la clementia et la mémoire sélective, active et intelligente, instrument d’un jugement aiguisé. Ce travail de et sur la mémoire apparaît comme l’un des fils conducteurs de la pensée cicéronienne dont elle traduit la cohérence et la constance tout au long des textes et des années. Cicéron, tel qu’en lui-même, paraît bien loin de cette image de frivolité et d’inconstance qu’on s’est complu à donner de lui. La permanence de la memoria dans sa philosophie politique impose le respect dû à la constance et à la lucidité d’un jugement sur l’état de la République romaine et sur les conditions de sa survie qui, a posteriori, a prouvé toute sa valeur.

Notes
1387.

CIC., Quinct. 70 : « Cependant je ne veux pas renouveler en les rappelant les souvenirs d’événements dont j’estime qu’il convient d’abolir complètement et de faire absolument disparaître toute mémoire. »

1388.

G. Achard, Pratique rhétorique…, p. 82, analyse longuement cette tentative d’évacuation des souvenirs litigieux qui pourraient nuire à la concorde entre sénateurs, après la dictature de Sylla : « Cicéron doit donc faire un tri soigneux pour éliminer personnages et événements de jadis et de naguère qui ont nui à la concordia. Ainsi il évite devant le Sénat de parler de Sylla. »

1389.

A ce sujet, G. Achard, Pratique rhétorique…, étudie le travail sélectif de Cicéron sur le matériau historique, quand il édulcore les conflits passés entre sénateurs et chevaliers pour favoriser leur union dans des discours adaptés à l’auditoire du moment : Cicéron « élimine faits et personnages du passé et du présent qui montrent une opposition entre les deux grands ordres » (p. 90). G. Achard répertorie les nombreux cas, parmi lesquels C. Gracchus (p. 91-92), L. Crassus, Sylla (p. 94), Lucullus (p. 95-96), Marius, dont il ne cite que les éléments appréciés des sénateurs (p. 104-105 : « … en prenant seulement la précaution de le désigner toujours comme l’adversaire de Saturninus et de Glaucia »). G. Achard précise le goût de Cicéron pour ces omissions selon son évolution personnelle, qu’il soit désireux de plaire à son auditoire ou bien de favoriser la concorde (p. 96) : « Ainsi les conflits sont maintenus dans l’ombre tout comme les personnages mêlés à des luttes opposant les deux grands ordres… Ce silence ne procède pas d’un simple désir de ne pas heurter, voire de se concilier l’auditoire. Si l’orateur voulait obtenir ce résultat il n’hésiterait pas à accabler devant le Sénat et à louer devant les juges (dans leur majorité chevaliers ou liés à l’ordre équestre) les fauteurs des equites ou bien à louer devant le Sénat et à critiquer devant les juges les hommes politiques hostiles aux chevaliers. C’est d’ailleurs la tactique de Cicéron avant 63 et après la palinodie : il n’écarte pas ces éloges et ces blâmes. Il aime mieux alors gagner une cause que contribuer à la concorde. Ailleurs il évite soigneusement d’évoquer ces personnages qui ne font pas l’accord de tous. Il préfère regrouper les boni plutôt que de se concilier à n’importe quel prix son auditoire. » Sur les variations de Cicéron, cf. G. Achard, ibid., p. 106, n. 339 : « … avant 63 et après la palinodie, Cicéron n’avait pas ce souci de montrer et de fortifier l’union civile en taisant les divisions, les hostilités, etc. Cependant il est juste d’observer que l’Arpinate a été préparé à cette action (le regroupement) par sa politique d’avant 63 où, pour mieux gravir les échelons du cursus, il a su flatter le peuple sans s’aliéner le Sénat »

1390.

Tribun de la plèbe en 57, hostile à Cicéron. Cf. T. R. S. Broughton, The magistrates…, t. 2, p. 202.

1391.

CIC., P. red. in sen. 21 : « … quoique j’eusse heurté leurs sentiments dans un procès privé, le souvenir de mes services publics a effacé leur ressentiment personnel. »

1392.

Ibid. 23 : « Si j’ai plaisir à rappeler ces actions, je n’ai aucun regret à passer sous silence les méfaits de certains à mon égard : je ne suis pas dans une situation à me souvenir des injures, et même si je pouvais en tirer vengeance, j’aimerais mieux les oublier. »

1393.

G. Achard, Pratique rhétorique…, p. 87, rapproche ce passage de Sest. 14, où une prétérition suffit à Cicéron pour évacuer le souvenir des uiri boni responsables de l’exil de 58 : « Dans les discours, les allusions sont fugaces. Ou bien Cicéron affirme lui-même vouloir rester discret sur ces trahisons ou bien les évocations sont rapides. Ainsi dans le discours de remerciement adressé en septembre 57 aux Sénateurs, l’orateur use d’une brève prétérition : “je n’ai aucun regret à passer sous silence les méfaits de certains à mon égard”… Même jeu dans le Pro Sestio : je vais parler avec modération et songer aux circonstances présentes plutôt qu’à mon ressentiment… moi aussi, je veux oublier” ».

1394.

CIC., Cael. 50 : « J’oublie maintenant tes injures Clodia ; je renonce à me rappeler ma peine ; la méchanceté que tu as eue pour les miens en mon absence, je la néglige »

1395.

CIC., Sull. 18 ; pour l’ensemble du texte et la traduction, cf. supra p. 444.

1396.

T. Todorov, Les abus de la mémoire, Paris, Arléa, 1995 (Collection Arléa-poche 44)., p. 14, précise les rapports de la mémoire et de l’oubli : « … la mémoire ne s’oppose nullement à l’oubli. Les deux termes qui forment contraste sont l’effacement (l’oubli) et la conservation ; la mémoire est, toujours et nécessairement, une interaction des deux… la mémoire, elle, est forcément une sélection… Conserver sans choisir n’est pas encore un travail de mémoire. »

1397.

P. Ricœur, La mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 537.

1398.

Ibid. p. 553.

1399.

Ibid. p. 654.

1400.

Ibid. p. 82. Cf. H. Weinrich, Léthé : art et critique de l'oubli ; trad. D. Meur, Paris, Fayard, 1999.

1401.

J. Hellegouarc’h, Le Vocabulaire latin des relations…, p. 261-263, confirme (p. 263) que la clementia a bien pour caractéristique l’oubli volontaire des inimitiés, s’agissant d’un autre adversaire de Cicéron, Metellus Nepos, consul de 57, dont nous avons dit qu’il abandonnait ses griefs contre l’orateur pour lui permettre de revenir d’exil (cf. supra Pro Sestio 130, p. 294) : « Par exemple, Cicéron appelle… clementia l’oubli par son adversaire Metellus Nepos de son inimitié contre lui. »

1402.

CIC., P. red. ad Quir. 23 ; pour le texte et la traduction, cf. supra p. 381.

1403.

Sur la place de la clementia dans les vertus selon Cicéron, cf. P. Grimal, « La clémence et la douceur dans la vis politique romaine », CRAI 1984, 466-478, p. 477, repris dans Rome : la littérature et l'histoire 2, 1275-1287 : « … Cicéron… intégrait (la clementia) parmi les vertus que devait posséder et exercer un homme d’Etat. Il montrait dans un contexte d’inspiration stoïcienne, que la clementia se rattachait à la vertu de justice et à celle de modération — iustitia et temperantia. Elle consistait en effet, disait-il, à traiter les êtres humains d’une manière conforme à leur nature (c’est la part de la iustitia) et à observer la mesure dans la punition (c’est le rôle de la temperantia). »

1404.

CIC., prou. 21 : « L’illustre M. Lepidus, qui fut deux fois consul, et grand pontife, ne fut-il pas loué par le témoignage de la tradition, et même par la littérature annalistique et la voix d’un grand poète, parce que, le jour de son élection à la censure, il se réconcilia immédiatement au Champ de Mars avec son collègue M. Fulvius, qui était son plus grand ennemi, de manière à défendre en commun leur charge de censeur dans une communauté d’esprit et d’intention ? »

1405.

Cf. R. Syme, La révolution romaine…, p. 508, n. 65 ; p. 38, il traite Pompée d’adulescentulus carnifex, d’après l’expression d’Helvius de Formiae, rapportée par Valère Maxime, 6, 2, 8 ; cf. Plutarque, Pompée 16, 4-8 ; Brutus 4, 1. Sur les parents de Brutus, Marcus Iunius Brutus et Servilia, et la relation de celle-ci avec César (on a donc suggéré qu’il était le père de Brutus), cf. M. Dubuisson, « Toi aussi, mon fils ! », Latomus 39, 4, 1980, 881-890, p. 882 ; sur Brutus, cf. M. Gelzer, art. M. Iunius (53) Brutus, R E. X, 1 (1917), col. 973-1020. G. Boissier, Cicéron et ses amis…, p. 336, sur les affections de Brutus : « Brutus aimait César, qui lui témoignait dans toutes les occasions une affection paternelle, et de plus il détestait Pompée. Outre que cette vanité solennelle n’était pas faite pour lui plaire, il ne lui pardonnait pas la mort de son père, tué pendant les guerres civiles de Sylla. Cependant il oublia, dans ce danger public, ses préférences et ses haines, et se rendit en Thessalie, où se trouvaient déjà les consuls et le camp… il trouvait que trop de rancunes, trop d’ambitions personnelles s’y mêlaient à la cause de la liberté, qu’il voulait seule défendre. »

1406.

G. Achard, Pratique rhétorique…, p. 88-89 : « La concordia est d’ailleurs omniprésente dans les trois premiers discours prononcés après le retour d’exil. C’est donc surtout pour elle que Cicéron se fait muet ou prudent sur les trahisons de quelques boni uiri au début de l’année 58… Dans les discours de 57 et 56, Cicéron préfère attaquer Clodius, Pison, Gabinius, personnages que beaucoup réprouvent et qu’il est plus facile de critiquer » ; Cicéron est donc capable de malmener consciemment la mémoire, de déformer la vérité (p. 149) : « Il tait les défauts avérés (des potentissimi) et monte en épingle leurs qualités ; il minimise leurs actions contre la res publica ou les excuse ; il déforme la vérité en leur faveur ; les flatte pour essayer de les amadouer, mais sans se priver au moment même où il épargne les maîtres d’attaquer leurs valets. S’il ménage César, il malmène Clodius, écrase Pison, pourfend Vatinius ; s’il flatte Pompée, il ridiculise Gabinius. Il paraîtrait normal qu’un Clodius — un agitateur, un “contionator” — soit traité autrement que les autres improbi. Mais que Gabinius, Pison, Vatinius soient attaqués au même titre que Clodius, sans que les triumvirs prennent de coups, montre clairement une attitude délibérée envers ceux-ci. ».

1407.

CIC., prou. 43 : « … ne vous semble-t-il pas que le souvenir des jours anciens et le rappel des jours récents doivent effacer, du moins dans mon cœur, puisqu’il m’est impossible de la retrancher des faits, l’infinie tristesse de la période intermédiaire ? »

1408.

V. Pöschl, « Quelques principes fondamentaux de la politique de Cicéron », CRAI 1987, 340-350, p. 344 : « Mais il est tout à l’honneur de Cicéron de s’être repenti de son changement d’opinion dans ce problème capital et, dans une autocritique honnête, de l’avoir nommée honteuse rétractation, subturpicula palinodia (Att. 4, 5, 1). J. Carcopino, Les Secrets de la correspondance…, p. 342, eut beau jeu de souligner les reniements de Cicéron à propos du plaidoyer de 54 en faveur de Gabinius, commandité par César. Il le réduit à « un fantoche apeuré que manœuvreraient à leur guise les impitoyables triumvirs ».

1409.

La recordatio peut y désigner la réminiscence platonicienne, subie, qui ne résulte d’aucun choix ; la memoria recouvre une dimension plus proprement cicéronienne, complémentaire de la précédente : principe actif, elle est une faculté dynamique d’appréciation du temps, avec l’intelligentia et la prouidentia, et permet la constitution du jugement, la prudentia.

1410.

P. Grimal, « La clémence et la douceur dans la vie politique romaine », CRAI 1984, 466-478, p. 476, repris dans Rome : la littérature et l'histoire 2, 1275-1287. Alors qu’il fallait statuer sur le sort des complices de Catilina, en 63, « pendant le débat qui partagea le Sénat, César se prononça en faveur de la clementia, et faillit emporter la décision… Ce jour-là, se dessina un tournant de la vie politique : la clementia, jusque là aspiration collective, devenait l’apanage d’un homme, qui, du même coup, s’affirmait par une vertu royale… En réalité, ce qui importe, c’est que César se soit, par sa clementia, rangé dans la tradition civique, en prenant ses distances par rapport à une politique de sévérité… Rome aspirait à retrouver la clementia, rétablie dans sa dignité politique. On le vit bien par la facilité avec laquelle le tribun de la plèbe P. Clodius put faire voter, au début de l’année 58, la loi qui avait pour conséquence de faire condamner Cicéron à l’exil pour avoir manqué à la clementia… bien qu’il se fût assuré l’accord du Sénat, lors de la conjuration de Catilina, pour faire exécuter les conjurés, (il) fut accusé de cruauté pour ne pas leur avoir assuré un procès au terme duquel ils auraient eu la vie sauve… » Reprenant le cas de Verrès, P. Grimal rappelle que celui-ci a pu se soustraire à la condamnation en quittant Rome (p. 476) ; il « ne fut pas exilé ; il conserva la jouissance de ses biens, aussi injustement qu’ils aient été acquis. Ce qui répond très exactement à la définition que donne Sénèque (De clementia II, 3, 2) de la clementia… : rester en deçà d’une sanction qui aurait pu, en toute justice être fixée. La clementia est donc bien inscrite dans la coutume romaine et jusque dans les lois, ou du moins les conditions qui règlent leur application. »

1411.

CIC., Lig. 35 : « Quant à moi, pour avoir été mêlé à toute ton activité, je garde le souvenir de ce que T. Ligarius, alors questeur urbain, fut pour toi et pour ta dignité. »

1412.

Ibid. 35 : « Mais il ne suffit pas que moi je m’en souvienne ; j’espère que toi aussi, qui n’oublies jamais que les injures — comme c’est bien ton caractère et ton esprit ! — tu te rappelles les bons offices de ce questeur, quand tu repenses à certains de ses collègues. »

1413.

CIC., Deiot. 20 : « Je t’en supplie, César, rappelle tes souvenirs, revis cette journée, revois les visages des hommes qui te regardaient avec admiration »

1414.

Ibid. 42 : « Hiéras prend sur lui toutes les responsabilités et se substitue au roi pour tous les chefs d’accusation. Il en appelle à ta mémoire, toujours si fidèle ; il affirme ne t’avoir jamais quitté d’un pas dans la tétrarchie de Déjotarus, avoir été à ton service dès ton entrée sur ce territoire et t’avoir escorté jusqu’à ta sortie »

1415.

CIC., Phil. I, 1 : « j’ai même eu recours au mot grec dont s’était servie cette cité pour apaiser ses discordes et j’ai proposé d’effacer tout souvenir des discordes par un oubli éternel. » Sur le mot retenu par Cicéron, cf. L. Canfora, « Cicerone e l’amnistia (Phil. I, 1) », Ciceroniana 7, 1990, 161-163. Au terme αμνηστίαil préfère l’expression μή μνησικακειν qui désigne la réconciliation athénienne de 403 (p. 162) : il veut résoudre la discorde par une formule qui évoque la réconciliation des Athéniens, à l’aide d’un compromis : la reconnaissance des acta Caesaris contre l’impunité des assassins de ce dernier (p. 163 : « l’illusione di aver replicato a Roma, con analoga lungimiranza, la celebre “pacificazione” ateniese era presto tramontata »).

1416.

P. Ricœur, La mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 586, définit une forme de réciprocité de l’oubli dans le désir de paix civile : « Mais l’amnistie, en tant qu’oubli institutionnel, touche aux racines mêmes du politique et, à travers celui-ci, au rapport le plus profond et le plus dissimulé avec un passé frappé d’interdit. La proximité plus que phonétique, voire sémantique, entre amnistie et amnésie signale l’existence d’un pacte secret avec le déni de mémoire qui, on le verra plus tard, l’éloigne en vérité du pardon après en avoir proposé la simulation. Considérée dans son projet avoué, l’amnistie a pour finalité la réconciliation entre citoyens ennemis, la paix civique. Nous en avons plusieurs modèles remarquables. Le plus ancien, rappelé par Aristote dans La Constitution d’Athènes, est tiré du fameux décret promulgué à Athènes en 403 av. J.-C., après la victoire de la démocratie sur l’oligarchie des Trente. La formule mérite d’être rappelée. En fait, elle est double. D’un coté, le décret proprement dit ; de l’autre, le serment prononcé nominativement par les citoyens pris un à un. D’un côté, “il est interdit de rappeler les maux (les malheurs)” ; le grec a pour le dire un syntagme unique (mnêsikakein) qui vise le souvenir-contre ; de l’autre, “je ne rappellerai pas les maux (les malheurs)”, sous peine des malédictions déchaînées par le parjure. Les formules négatives sont frappantes : ne pas rappeler. Or, le rappel nierait quelque chose, à savoir l’oubli. Oubli contre oubli ? Oubli de la discorde contre oubli des torts subis ? »

1417.

Cf. CIC., Phil. I, 5. A ce sujet, cf. P. Simelon, « A propos des émeutes de M. Caelius Rufus et de P. Cornelius Dolabella (48-47 av. J.-C.) », LEC 53, 3-4, 1985, 388-406, p. 394-405. Sur les revirements de Cicéron à l’égard de son gendre, cf. p. 393 : « De toute évidence, le revirement de Dolabella (à la mort de César) ne passe pas inaperçu et Cicéron voit déjà en lui le chef de file des optimates qu’il veut opposer à Antoine. Et, quand Dolabella réprime la plèbe qui voulait ériger une colonne à l’emplacement même du bûcher de César, Cicéron le salue comme “le défenseur de l’Etat, de la liberté et des gens de bien”. En réalité, il s’agit là d’une simple manœuvre destinée à éloigner davantage Dolabella d’Antoine, car il est pratiquement certain que la décision de réprimer la plèbe vient d’Antoine plutôt que de Dolabella. »

1418.

Phil. I, 30 : « Est-il une journée de ta vie qui puisse dans tes souvenirs resplendir d’une clarté plus heureuse que celle où, après avoir purifié le Forum… délivré la Ville de la crainte de l’incendie et du massacre, tu t’es retiré chez toi ? »

1419.

Ibid. I, 30 : « Rappelle-toi, je t’en prie, Dolabella, cette unanimité du théâtre, quand tous les citoyens, oubliant ce qui les avait indisposés contre toi, manifestèrent que ce récent bienfait leur ôtait la mémoire de leur douleur passée. » (trad. P. Wuilleumier modifiée, Paris, CUF, 1951).

1420.

Cf. CIC., Phil., éd. P. Wuilleumier, Paris, CUF, 1951, p. 71 n. 2 : tribun en 47, Dolabella avait proposé avec Caelius l’abolition des dettes (tabulae nouae) et la remise des loyers, et provoqué des troubles qu’Antoine dut réprimer. Cf. P. Simelon, « A propos des émeutes de M. Caelius Rufus et de P. Cornelius Dolabella (48-47 av. J.-C.) », LEC 53, 3-4, 1985, 388-406, p. 394-406.

1421.

P. Grimal, Cicéron…, p. 232, rappelle comment la censure échappe à Cicéron en 55.