Conclusion

La polysémie du mot, la richesse et la complexité de ses sens qui parfois interfèrent ou se superposent causent de l’embarras aux traducteurs qui s’arrangent comme ils peuvent, à l’aide de traductions souvent lointaines et plus élégantes qu’exactes. De notre côté, nous avons voulu serrer le texte au plus près sans nous dissimuler que les différences ressenties d’une langue à une autre, d’une mentalité à une autre, rendent impossible une stricte équivalence. Nous avons conscience des limites de nos tentatives de traduction, qui peuvent relever du probable, ou du préférable.

Avant d’essayer de conclure, un bilan lexical semble s’imposer. Après avoir rappelé l’étymologie du mot memoria, nous reprenons ici les principales expressions relevées dans notre étude pour dégager les sens importants de ce terme chez Cicéron.

Le Dictionnaire étymologique de la langue latine d’A. Ernout et A. Meillet distingue deux groupes dans le lexique qui nous concerne. Memini, “se souvenir”, vient de « la racine indo-européenne *men-, qui indiquait les mouvements de l’esprit… Le parfait memini repose sur une forme ancienne… », re-miniscor dérive de son présent.

L’adjectif memor, “qui se souvient” ou, rarement chez Cicéron d’après le Thesaurus linguae latinae, “qui fait se souvenir”, a une racine incertaine, mais commune au sanskrit smarati “il se souvient” : « Memor serait donc un mot expressif dont la valeur se serait atténuée et que l’homonymie aurait rapproché de memini. Un rapprochement de la racine de Morta et de mereo n’est pas exclu. Cf. peut-être aussi mora ? » 1422 Le substantif memoria dérive de memor.

P. Burguière 1423 résume ainsi l’étymologie des deux mots (p. 193-194) : « … le perfectum latin memini… est un résultatif du sens de “j’ai acquis un souvenir, je me souviens”, si bien qu’il a fallu créer des moyens morphologiques appropriés (suffixe en -iscor, diathèse médio-passive, préfixe…), un présent inchoatif destiné à exprimer l’effort d’acquisition progressive du souvenir, soit par exemple re-minisc-or. Nous voici parvenus à la réminiscence… Malgré la ressemblance formelle entre memor et memini, il ne s’agit plus de la racine *MEN- ; simplement, memor se trouve comporter comme memini un redoublement, qui est lui aussi de la forme me- parce que sa racine commence par m- ; en fait, la comparaison prouve que cette racine est de forme *smer-/smor-, et qu’elle figure dans des mots qui véhiculent l’idée de “part, division, lot, destinée”… ». P. Burguière en tire des conclusions sémantiques sur le couple memini/memor (p. 194) : « Memor évoque donc plausiblement “celui qui a eu part…”, et il semble bien que la ressemblance assez fortuite entre le début du mot et celui de memini a tiré memor vers l’acception spécialisée de “qui a eu part d’une connaissance et en garde souvenir”, à moins qu’on ne préfère “qui garde du vécu cette part qu’en est le souvenir…”. En tout état de cause, la démarche psychologique qui aboutit à memini et celle qui mène à memoria ne sont pas — ou ne semblent pas — identiques : l’une évoque une recherche active, l’autre une thésaurisation, une sauvegarde de l’essentiel, en vue d’une utilisation différée. »

Pour cette raison, memini et ses dérivés évoquent le processus de remémoration, alors que memoria, dérivé de memor, désigne la faculté naturelle de mémorisation et de conservation du souvenir, qui est abstraite. Nous rappellerons brièvement que cette dernière est abondamment commentée dans les ouvrages rhétoriques parce qu’elle est l’une des cinq divisions de l’art oratoire et se révèle indispensable à l’orateur. Qu’elle soit memoria rerum ou uerborum, elle est custos ou thesaurus. Mais elle se définit par une double nature : capacité intellectuelle, elle appartient aussi au domaine moral, puisque, memoria temporum praeteritorum (inu. II, 160 ; Flacc. 3), elle entre dans la définition d’une vertu cardinale, la prudentia. Etant connaissance des choses passées, elle fonde l’exercice de cette dernière en permettant à l’intelligentia d’apprécier le moment présent et à la prouidentia d’anticiper l’avenir. L’ars memoriae, ou encore memoria artificiosa, pratiquée par les orateurs favorise le plein épanouissement d’une caractéristique propre à la nature humaine et fait de l’orateur un homme accompli. Cicéron exalte toujours la memoria comme une qualité : memoria diuina de Torquatus (Brut. 265), Lucullus (Luc. 2), Métrodore (De or. II, 360) ; singularis memoria de Trebatius (fam. VII, 5, 3) ; l’adverbe memoriter pour caractériser celle de Scaevola (Lael. 1).

La mémoire est aussi une preuve de l’immortalité de l’âme. L’expression memoria diuina laisse entendre que la memoria n’est pas seulement une valeur morale, mais aussi une faculté divine d’appréciation du temps, qui permet à l’homme de ressembler à Dieu ; Cicéron l’associe à d’autres facultés de nature divine, l’inuentio, la sapientia, la cogitatio (Tusc. I, 61-67). En cela, il la distingue du souvenir (reminiscor, recordor, recordatio), qui est associé à la réminiscence platonicienne. Dans la rhétorique, ces derniers termes sont liés à la récapitulation qui conclut le discours (inu. I, 98). Dans le domaine affectif ou psychologique, ils traduisent le ressassement, la rumination (Att. III, 8, 4 ; IV, 18, 2 ; Brut. 1 ; 266). Commemoro aussi évoque une récapitulation (celle de Caton faisant le bilan de sa journée, Cato 38).

La mémoire intervient dans la relation de l’orateur et de l’auditeur avec les expressions memoriae mandare, memoria tenere, memoriae tradere, redire in memoriam, memoriam retinere, recordari, meminisse, commemorare, à la 1e ou à la 2e personne, qui traduisent la confiance 1424 . Memoria nostra et memoria uestra traduisent la solidarité synchronique de toute une génération partageant la même mémoire.

La memoria a une valeur sociale : elle exprime la loyauté et justifie la confiance dans une relation amicale : tua memoria amicissimi (fam. XIII, 16, 3), memoria coniunctionis (fam. VI, 17, 2), memoria sui (fam. XIII, 1, 3), memoria nostri (fam. XII, 17, 1) ; non obliuione amicitiae nostrae (fam. V, 17, 1). En particulier, elle est associée au lexique de la reconnaissance individuelle : memor et gratus, memoria et gratia (fam. X, 11, 1 ; leg agr. II, 21), memor beneficiorum (off. III, 25), grati animi fidelis memoria (Marcell. 14), memoria beneficii (dom. 23), memoria beneficiorum (Phil. VIII, 32), memoria beneficiorum uestrorum (P. red. in sen. 3). Des expressions similaires traduisent la reconnaissance de la communauté, à travers la mémoire collective : gratissima memoria omnium ciuium (Phil. X, 7), memoria gratorum ciuium (Phil. V, 35), memoria benefici sempiterna, senatus populusque romanus memor eius meritorum in rem publicam (Phil. V, 41), publici mei beneficii memoria (P. red. in sen. 21). L’affirmation de la reconnaissance se fait plus vigoureuse par la dénégation, dans l’usage de la litote : non immemor réaffirme un engagement (Att. IV, 6, 3 ; V, 16, 1 ; Phil. XI, 31) ; memini, non obliuiscor traduit la gratitude de Cicéron pour Plancius (Planc. 101).

La memoria répond donc à la triple définition de l’humanitas cicéronienne : elle permet la constitution d’une culture générale, garantit une morale humaniste, respectueuse, reconnaissante et favorable à la concorde sociale et participe à une anthropologie en définissant une âme immortelle, donc une nature propre à l’homme.

Un glissement s’opère de l’individu à la collectivité : la faculté individuelle devient celle d’un groupe réuni par des souvenirs communs. Memoria finit par signifier la génération ainsi unie, puis l’époque à laquelle appartient cette génération. Nous trouvons cette valeur d’époque dans les références au passé historique, dans lequel les Romains trouvent un enracinement familial : patris memoria (Scaur. 95, fam. I, 7, 8), recens parentis memoria (Font. 41), memoria patrum (Rab. Post. 2), recentiore memoria, superiore memoria. Ces expressions traduisent une solidarité diachronique entre les générations qui se succèdent.

Pour cette raison, Cicéron est attaché à la notion de continuité familiale ou nationale, d’une génération à une autre. La memoria implique alors une prise de conscience, pour l’individu comme pour la collectivité, de racines, d’origines : memoria mei (fam. IV, 16, 5), memoria aeterna tui nominis (Verr. II, IV, 69), memoria nominis (Cluent. 32, Att. IV, 16), nominis prope Romani memoria (Flacc. 60), memor sui nominis (Phil. III, 8). Dans cette dernière formule, nous avons traduit memor par “conscient”. La memoria est bien affaire de conscience, de permanence de l’être pour Cicéron.

Cette accumulation de mémoires, de génération en génération, construit une mémoire continue, la mémoire historique, appelée memoria temporum (leg. III, 31), memoria rerum gestarum (P. red. in sen. 10), annalium memoria (Sull. 27, Ad Quint. I, 1, 7), omnis memoria rerum (Brut. 14), ueterum annalium memoria (Brut. 19). Sa préservation est traduite par les expressions memoriae traditum est, memoriae mandare, memoria ac litteris proditum est, memoria tenere (Brut. 322, fin. III, 9), memoriam rerum Romanarum tenere (off. II, 3). Memoria publica est polysémique et peut désigner le contenu des Annales (De or. II, 52), un code de lois (leg. III, 46) ou des archives (celles du temple des Nymphes : Cael. 78, Mil. 73). L’évocation du passé par l’historien est traduite comme dans le domaine oratoire par commemoro (Brut. 269), commemoratio (Brut. 181, Top. 44) ou plus rarement memoro à la voix passive (deux occurrences : leg. II, 62, Verr. II, IV, 107).

La dimension historique introduit la notion de durée et se trouve associée à l’éternité et à la postérité. Les variations autour de cette memoria éternelle foisonnent : memoria aeternitatis (Phil. XIV, 35), sempiterna memoria temporis (P. red. in sen. 27, dom. 87), memoria posteritatis sempiterna (Phil. XIV, 38), memoria posteritasque (Verr. II, V, 36), posteritatis memoria (Cato 82, Sest. 27, Phil. II, 17), immortalis memoria (Parad. IV, 29, Balb. 40), immortalitas memoriae (leg. III, 21), memoria hominum sempiterna (Rab. Post. 42, Phil. XIII, 40), memoria aeterna hominum (leg. agr. I, 5, Sull. 88), memoria saeculorum omnium (Marcell. 28), diuturna memoria quaesturae nominisque mei (diu. in Caec. 2), memoria sempiterna (off. II, 76, Catil. III, 26, Sest. 13, Sest. 129, Vat. 8, Phil. II, 39, dom. 103), post hominum memoriam (fam. X, 16, 1 ; XI, 5, 1), memoria uetustatis.

Les monumenta sont les témoignages ou les documents matériels qui alimentent la mémoire historique. Le Dictionnaire étymologique de la langue latine définit ainsi le monumentum : « tout ce qui rappelle le souvenir, et particulièrement ce qui rappelle le souvenir d’un mort : tombeau, statue, inscription, etc. » Il a pour racine *men (penser), comme moneo. Les monumenta sont variés chez Cicéron : une construction comme le monument des Thébains (inu. II, 70), la statue de Sulpicius (Phil. IX, 12 ; XI, 11 ; ses qualités morales constituent aussi un monumentum), une inscription célébrant la famille de Fonteius (Font. 41) ; un texte comme le procès verbal de la conjuration de Catilina en 63 (monumenta publica, Sull. 41), le Liber Annalis d’Atticus et les livres d’histoire (Brut. 27 ; 28), les discours des orateurs d’autrefois ou de Cicéron lui-même (Brut. 181), les témoignages (Verr. II, IV, 106) : l’expression litterae ac monumenta y semble synonyme de memoria ac litterae, qui désigne l’historiographie.

Le contenu de l’historiographie s’enrichit selon un critère précis, le dignum memoria, qui repose sur une double exigence : la véracité des faits rapportés et leur portée morale exemplaire. Ainsi s’exerce une mémoire critique, sélective, qui confère à l’objet retenu une dignitas : memorabilia (Brut. 49), memorabilis uirtus (Phil. XIII, 44), res memorabilis (Ad Brut. II, 5, 2), dignitas memoriae (fam. V, 12, 7).

Faculté de jugement, la memoria peut choisir d’effacer ses souvenirs. L’oubli est difficile et volontaire au point de nécessiter d’après Thémistocle une ars obliuionis (fin. II, 104). Pour cette raison, la démarche d’Epicure paraît compromise ; effacer les souffrances (memoria malorum, memoria doloris, fin. II, 95-106) grâce à la mémoire des plaisirs (memoria uoluptatum, fin. II, 98 ; recordatio uoluptatum, fin. II, 106) paraît illusoire. Toutefois, le juste oubli des griefs est un choix dicté par la morale cicéronienne qui permet la réconciliation : ex memoria depono (Sull. 18), memoriam doloris mei depono (Cael. 50), memoriam ueteris doloris abiecisse (Phil. I, 30). Il est aussi légitime de faire disparaître le souvenir des adversaires de la République, selon la logique de la damnatio memoriae : en sont passibles les Tarquins (rep. II, 53), comme Marc Antoine (obliuio sempiterna, Phil. I, 1).

Cependant, l’oubli, quand il ne correspond pas à un choix moral et respectueux de la continuité romaine, est condamnable. A l’échelle individuelle, il manifeste l’incohérence, voire la confusion mentale de la personne : oblitus seueritatis et constantiae meae est synonyme de amens (Sull. 45), immemor rerum a me gestarum, de alienus a sanitate (Sull. 83). Oblitus et immemor pourraient alors être traduits par “inconscient” 1425 . A l’échelle collective, l’oubli est un signe d’immoralité : obliuio (Mil. 99), oblitus benefici uestri (Phil. VI, 18), immemor patriae (Phil. VI, 18) dénotent la déloyauté ; immemor humanitatis (Phil. XI, 8), immemores dignitatis (Phil. III, 20) soulignent l’inhumanité et l’infamie du refus de mémoire. A l’échelle historique, l’oubli reflète la décadence, la perte des racines romaines, l’oubli du mos (rep. V, 2).

Pour parer à ce danger qui menace l’existence même de Rome, Cicéron prône une restauration des valeurs anciennes qui s’appuie sur la memoria, considérée comme un moyen d’action politique. Le culte du passé l’incite à se l’approprier : Rerum memoria propria est oratoris (De or. II, 359) ; colam memoriam benefici (dom. 24). Il exige de Lucullus qu’il la lui restitue : remittere memoriam (Luc. 106). La memoria est liée à la vitalité pour Cicéron : soli qui memoria uigent (De or. II, 355), uita memoriae (De or. II, 36), reuiuiscere memoriam ac desiderium mei (har. resp. 48). L’effacement de la mémoire, c’est la mort, pour Rome comme pour l’individu, ainsi pour Cicéron exilé. Confronté à la perte progressive de la mémoire romaine, Cicéron prône sa réactivation, sa revitalisation. Celle-ci passe par l’emploi de verbes composés du préfixe de répétition re- : reuiuiscere, repetere, refricare, renouare.

Repetere semble exprimer quelquefois la seule réitération : repetenda est recordatio évoque la remémoration (De or. I, 4), mais memoria repetita souligne l’effort de Cicéron se rappelant les Topiques d’Aristote pour les expliquer à Trebatius (Top. 5). Mais l’emploi du verbe renouare recèle une connotation supplémentaire et déborde sur le domaine politique et moral. En effet, il ajoute l’idée de renouvellement, donc d’actualisation, de progrès, dépassant ainsi le risque de sclérose, d’immobilisme lié à la simple répétition du passé telle que l’envisagent les familles aristocratiques. Certes, il s’agit de prendre conscience de la continuité romaine à travers ses élites optimates et de la renforcer : memoria renouata (à propos de Decius, Phil. XIII, 27), memoriam renouare uirtute (à propos de Scaurus, Mur. 16). Toutefois, il importe de mettre à jour ce passé effacé, le mos, comme le confirme l’analogie avec la peinture (renouare, rep. V, 2). La récapitulation finale d’un discours permet de garantir le contrat oratoire établi entre l’orateur et l’auditeur dans l’exorde (Partit. 29 ; 59) : memoria renouata(inu. I, 100). Ce contrat existe aussi entre l’homme d’Etat et ses concitoyens. Cicéron a la volonté de renouveler ce pacte social, par le rappel de ses succès politiques : memoria renouetur per me inuentae salutis (Sull. 83), memoria consulatus renouatur (lors de son retour triomphal d’exil, Phil. XIII, 27), memoriam refricare (Phil. III, 18).

Il ne s’agit pas seulement d’égrener des souvenirs glorieux, mais par cette mémoire partagée avec ses concitoyens, d’assurer le renouvellement continuel du lien de reconnaissance entre l’homme d’Etat et la cité, seule garantie de la permanence de celle-ci, comme le confirme l’expression memoria repetita employée pour évoquer la restauration de la cité permise par le retour d’exil de Cicéron (Parad. IV, 28). Cette tâche peut être dévolue à d’autres hommes méritants comme Brutus : renouare memoriam (Brut. 331). Il faut donc entretenir la mémoire romaine, réveiller les consciences (memoria refricare animum, Sull. 19) et restaurer les valeurs passées, mais en les actualisant : c’est un homo nouus qui peut rafraîchir la mémoire de ses concitoyens. L’expression memoria renouata enrichit par sa forme même la doctrine apparemment contradictoire de Cicéron : le préfixe re- invite à répéter le passé, tandis que la nouitas apporte la connotation du progrès. L’homo nouus paraît le mieux placé pour mener à bien ce programme de restauration des traditions républicaines, appuyée sur une réforme et une responsabilisation des élites, lesquelles doivent s’ouvrir aux homines noui et aux Italiens. Memoria renouata ou, plus volontaire, memoriam renouare, voire plus impérative memoria renouanda, telle est la réponse de Cicéron aux deux dangers qui menacent la République : l’appropriation des institutions par une oligarchie sclérosée, nostalgique de ses prérogatives dépassées, et leur bouleversement voire leur anéantissement par les révolutionnaires immemores, que nulle memoria n’arrête dans leur désir furieux d’établir un pouvoir monarchique servant leurs seuls intérêts.

Le bilan lexical montre bien que Cicéron s’est investi dans tous les domaines d’application de la memoria. Orateur de formation, il devait inévitablement s’interroger sur les cinq divisions de l’art oratoire, et parmi elles, la memoria de l’orateur. Il donne à voir son rôle dans les succès des orateurs qu’il met en scène dans ses dialogues rhétoriques. Plus largement, dans les dialogues philosophiques est louée la memoria des interlocuteurs comme une qualité. Elle échappe au seul domaine de la rhétorique et n’est pas l’apanage des seuls orateurs. L’analyse de l’ars memoriae cicéronienne montre que celle-ci dépasse le simple cadre technique et contribue à l’éducation : elle révèle que la memoria touche à l’essence même de l’homme. L’orateur, en tant qu’homme de mémoire, répond idéalement aux trois critères de l’humanitas cicéronienne : la memoria lui procure une culture générale ; d’un point de vue anthropologique, elle lui permet de s’accomplir pleinement ; enfin, support de la prudentia, elle contribue à l’établissement d’une morale humaniste.

L’orateur travaille aussi sur la mémoire de son auditoire, avec lequel il passe un véritable contrat : d’après les ouvrages rhétoriques, la récapitulation finale d’un discours s’appuie sur elle pour établir la confiance. L’appel à la memoria constitue un principe d’adhésion, dont l’orateur use pour fédérer et persuader ses auditeurs.

Enfin, l’orateur est amené à partager ses souvenirs personnels, à les confier à la mémoire des auditeurs, pour les toucher par cette marque de confiance. Ce moyen, qui fonctionne aussi dans les dialogues rhétoriques pour créer une relation affective avec le lecteur et éveiller sa sympathie, est le plus efficacement appliqué dans le lieu de l’intimité autobiographique, la Correspondance.

Cicéron dépasse le cadre strictement rhétorique pour montrer que la memoria est un fondement de la nature humaine et définir ainsi une éthique individuelle. Celle-ci repose dans la Correspondance  sur l’amicitia : la memoria y garantit la loyauté et le respect des engagements passés et reproduit ainsi la relation observée entre l’orateur et l’auditeur, avec les mêmes expressions ; en outre, elle permet l’expression de la gratia, par le jeu de la memoria beneficiorum. Cette attitude qui garantit des relations sociales apaisées résulte des valeurs humanistes défendues par Cicéron.

Comme le suggéraient les ouvrages rhétoriques, la memoria a aussi une valeur anthropologique ; elle contribue notamment à démontrer l’existence d’une âme immortelle inhérente à la condition humaine, selon deux critères. Elle est une marque de la réminiscence platonicienne, mais surtout, c’est une faculté d’appréciation du temps qui, étant de nature divine, permet à l’homme de prendre part à cette dernière. Sensible à la dimension spirituelle de la memoria, Cicéron contredit les philosophes adverses, sensualistes, qui lui donnent le rôle secondaire de réceptacle de sensations : il conteste ainsi la memoria uoluptatum des épicuriens et la gnoséologie stoïcienne pour se réapproprier une memoria dont la valeur est eschatologique.

Enfin, l’éthique cicéronienne met en place le critère du dignum memoria et propose une conception historiographique fondée sur la vérité et sur l’exemplarité du fait historique. La mémoire historique est valorisée parce qu’elle conduit à la reconnaissance de l’individu méritant par ses concitoyens et à une forme d’immortalité dans la mémoire de la postérité.

Cette relation de mémoire entre l’individu et la communauté amène à envisager la notion de mémoire collective. Les discours permettent d’observer dans le champ politique la mise en pratique des conceptions de la mémoire développées par les ouvrages théoriques. Cicéron affirme la nécessité d’impliquer la memoria dans la vie de la cité pour préserver celle-ci. En synchronie, la memoria est une arme politique qui contribue à souder les contemporains autour de souvenirs communs et à favoriser la concordia. Elle met en valeur l’homme de bien auprès de ses concitoyens et garantit sa constance morale et son respect des valeurs traditionnelles, notamment familiales. Mais elle n’exclut pas pour autant l’homo nouus qui, par son mérite, doit inventer sa propre mémoire familiale.

En diachronie, la mémoire de la postérité garantit la gloire du citoyen méritant. Cicéron en use comme d’un moyen de pression auprès des dirigeants romains. A travers son exemple personnel, il élabore une stratégie associant le salut de l’individu et celui de Rome, stratégie qui repose sur le développement d’une historiographie engagée : la commémoration des héros défenseurs de Rome est la garantie de la pérennité romaine. Inversement, le citoyen n’existe réellement que s’il est reconnu par la mémoire collective, comme Cicéron en fit l’amère expérience. Le devoir de mémoire passe par la consécration de monumenta aux héros.

L’absence de mémoire apparaît donc comme une faute que Cicéron condamne chez tous ses adversaires, de Verrès à Marc Antoine, parce qu’elle reflète la décadence, l’appétit de révolution et la tentation de faire disparaître la République au profit d’une tyrannie. La damnatio memoriae est conçue comme le pire des châtiments, légitime contre ceux qui s’attaquent à la mémoire républicaine, injuste quand elle touche ses défenseurs. En revanche, parce que la memoria est une faculté de jugement, elle peut pratiquer un oubli sélectif, des bienfaits comme des outrages, pour faciliter le retour de la concorde : c’est le juste oubli.

A travers cette récapitulation se reconnaît l’impact de la formule cicéronienne memoria renouata. Renouare memoriam, dans le langage rhétorique, a pour sens premier « rafraîchir la mémoire ». C’est ce que Cicéron s’emploie à faire durant toute sa carrière politique auprès de ses concitoyens, en mettant en pratique cette analogie : la renouatio memoriae apparaît comme une constante de la pensée cicéronienne ; le concept est en effet présent tout au long de sa carrière d’orateur, depuis le premier discours subsistant, le Pro Quinctio (70), prononcé en 81, jusqu’aux Philippiques (XIII, 27), en 43. Depuis les travaux d’A. Michel, on sait combien la rhétorique cicéronienne dépasse la simple technique et combien elle doit à une vision générale, à la fois morale, philosophique et politique, définie par l’humanitas. La memoria entre dans ce cadre de pensée. Elle s’applique à tous les domaines liés à l’humanitas et résulte d’une confrontation et d’une tentative de réappropriation, conséquence de l’idéal cicéronien. En rhétorique, Cicéron refuse d’abandonner la memoria à des spécialistes de la parole, qui la limiteraient au rôle d’adjuvant technique. Il refuse encore de l’abandonner aux philosophies sensualistes qui nient sa portée spirituelle. Il refuse enfin de la laisser anéantir par les révolutionnaires ou spolier par l’aristocratie.

Pour ces raisons, Cicéron doit redéfinir cette memoria en fonction de son idéal, l’humanitas. Car il ambitionne d’en faire une valeur humaniste, fondement d’une morale individuelle et collective. Ainsi, face aux rhéteurs, il affirme que le développement de la memoria permet à l’homme de s’accomplir pleinement. Face aux sensualistes, il affirme l’essence supérieure d’une faculté qui témoigne de la part divine qui réside en l’homme. Face aux sans-mémoire tyranniques, il affirme l’identité inaliénable conférée à Rome par la mémoire, à la fois dans son histoire, le souvenir de ses origines, et dans son modèle social de concordia — garanti par la memoria beneficiorum —, tout en déniant aux aristocrates l’exclusivité de cette mémoire.

Quand il « rafraîchit la mémoire » des Romains, Cicéron les oblige surtout à une redéfinition tributaire de sa doctrine de l’humanitas. C’est cette dernière qui permet le renouvellement d’un concept, la renouatio memoriae. Enfin, dernier sens de cette expression, memoria renouata, c’est le renouvellement d’un pacte : entre les Romains et leurs élites dirigeantes — l’analogie rhétorique fonctionne toujours : rappelons-nous le contrat oratoire qui lie les auditeurs et l’orateur — ; entre les Romains d’une même génération — c’est la garantie de la concorde et de l’unité sociale — ; entre la génération de Cicéron et la postérité, entre le passé et l’avenir — c’est l’assurance de l’éternité de Rome. C. Moatti 1426 constate : « par ce retour dynamique aux origines, Cicéron atteint l’homme en général. A la tradition archaïque fondée sur la remémoration et la répétition, il oppose une pensée autonome, la conscience rationnelle. » La renouatio memoriae n’est pas simple psittacisme. Il s’agit de repenser la tradition, ce dont l’homo nouus paraît le plus capable, puisqu’il semble échapper par nature à tous les préjugés sociaux ou moraux. Lui seul peut donc redéfinir la memoria en s’appuyant exclusivement sur le travail de la raison tel que le définit C. Moatti. C’est à ce prix seul que la renouatio évitera la réitération et échappera à l’archaïsme, à l’exclusivisme des optimates, aussi bien qu’à l’anéantissement causé par l’oubli volontaire des révolutionnaires, et qu’elle permettra le retour de la concordia. La renouatio se fonde sur une vision progressiste de l’histoire romaine, comme le souligne A. Novara 1427  : « (Cicéron) a voulu, dans le De republica, ranimer ce dynamisme du progrès politique : il a rappelé comment le meilleur des Etats réalisés était dû à sa formation progressive au cours des siècles grâce au travail continué des générations successives… » La memoria renouata autorise l’espoir d’une réconciliation de Rome avec elle-même.

P. Grimal constate que Cicéron, pour nous « devenu la mémoire de Rome » 1428 , a appelé ses concitoyens à prendre conscience de l’histoire romaine et de la nécessité de la faire vivre en la renouvelant ; c’est là son influence essentielle 1429 : « Cicéron a donné aux gens de ce siècle la conscience de cette continuité… Cicéron, lui aussi, aurait voulu écrire des ouvrages historiques ; il en a plusieurs fois exprimé le désir dans sa Correspondance… Il avait dû y renoncer. Son intention, pourtant, est significative, non seulement des besoins de ce temps, qui éprouvait la nécessité de se justifier à lui-même, alors que l’Etat tout entier se désintégrait, mais de la manière dont il sentait, instinctivement, quelle sorte de réponse il fallait donner à cet appel. Tite-Live, quelques années plus tard, le fera avec son immense Histoire, Virgile avec l’Enéide. Mais Cicéron avait préparé leur venue. Il avait rendu présents les héros du passé, dans leur réalité quotidienne et aussi leur inspiration profonde, le génie qui les animait. Ce n’est pas sans raison qu’il insiste si souvent sur la nécessité pour l’orateur de connaître l’histoire. Cela servira moins à lui fournir des ornements littéraires, des anecdotes ou des exemples qu’à ouvrir le monde à la fois pareil et autre d’un passé que l’on veut maintenir vivant. » Déchiré entre la tentation du changement et la nécessité de la continuité, tentant de concilier ces deux partis, Cicéron « à la fois novateur et véritablement révolutionnaire », était « le plus conservateur des Romains… », selon le mot de P. Grimal 1430 .

La memoria cicéronienne aura dans tous ses aspects une postérité. D’un point de vue philosophique, J. Le Goff rappelle que la memoria antique trouve son prolongement chez saint Augustin, grand lecteur de Cicéron 1431  : « Augustin va léguer au christianisme médiéval un approfondissement et une adaptation chrétienne de la théorie de la rhétorique antique sur la mémoire. Dans les Confessions, il part de la conception antique des lieux et des images de mémoire mais il leur donne une extraordinaire profondeur et fluidité psychologiques, parlant de l’“immense salle de la mémoire” ». Il s’agit des fameux « palais de la mémoire ». Ce développement dépasse la mnémotechnie antique et rejoint les préoccupations religieuses de saint Augustin 1432  : « Mais Augustin, en s’avançant “dans les champs et les antres, dans les cavernes incalculables de (s)a mémoire” (Confessions X, 17), cherche Dieu au fond de la mémoire mais il ne le trouve dans aucune image et dans aucun lieu (Confessions X, 25-26). Avec Augustin, la mémoire s’enfonce dans l’homme intérieur, au sein de cette dialectique chrétienne de l’intérieur et de l’extérieur d’où sortiront l’examen de conscience, l’introspection, sinon la psychanalyse. » Enfin, la définition de la prudentia cicéronienne trouve chez lui un écho spirituel 1433  : « Mais Augustin lègue aussi au christianisme médiéval une version chrétienne de la trilogie antique des trois puissances de l’âme : memoria, intelligentia, prouidentia (Cicéron, De inuentione II, 160). Dans son traité De trinitate la triade devient memoria, intellectus, uoluntas et elles sont, dans l’homme, les images de la Trinité. » Ainsi, la memoria impliquée par Cicéron dans la démonstration de l’existence d’une âme immortelle trouve finalement sa place dans la spiritualité chrétienne.

Cicéron est aussi le fondateur d’une historiographie romaine, donc d’une approche moderne de la mémoire, désireuse d’apporter une explication aux transformations de la Rome contemporaine, en réponse aux angoisses de son temps. Il marque une rupture avec l’Annalistique. L. Marchal observe l’influence du modèle cicéronien sur Salluste et Tite Live 1434  : « Ses propres réponses furent alors interprétées, en des sens fort divers, sinon opposés. Il n’est pour s’en rendre compte que de seulement penser à ces deux grands historiens cicéroniens par excellence, encore précisément qu’à titre différent, Tite Live et Salluste. Le premier fut, par son style, si conforme aux conceptions de l’opus oratorium, un disciple manifeste de Cicéron, mais tant s’en faut qu’il l’ait de même été par le choix de son sujet. Quant à Salluste, dont l’esprit fut souvent jugé opposé aux thèses cicéroniennes 1435 , c’est justement par la matière de ses ouvrages qu’il leur a été au contraire tout acquis, la question de son style relevant au reste davantage d’une recherche d’originalité que d’un parti pris anti-cicéronien. » M. Rambaud considère que les écrits de Salluste appliquent la méthode historiographique définie par Cicéron 1436  : « Cicéron… avait donné sinon les règles et les modèles, au moins la suggestion de deux formes d’historiographie, l’une dramatique et concentrée autour d’une action limitée, l’autre doctrinale, méditation sur les changements de l’Etat et de la société… n’est-il pas évident que ces deux aspects de l’historiographie se retrouvent combinés dans le Catilina et le Jugurtha ?… Les deux monographies contiennent des actions, limitées et dramatiques, composées suivant la méthode que recommandait la lettre à Lucceius. Mais Cicéron voyait aussi dans l’histoire de la conjuration l’occasion “d’expliquer les causes des tentatives révolutionnaires ou d’indiquer les remèdes aux maux dont souffre l’Etat… (fam. V, 12, 4)”. Dans les récits sallustiens, les prologues et les digressions introduisent ces explications et ces vues générales… Salluste s’efforce constamment de rattacher l’exposé des faits aux pensées morales et philosophiques qui en donnent l’explication. » M. Rambaud juge que leurs philosophies ne s’opposent pas non plus et que Salluste s’inspire de l’analyse cicéronienne de la décadence 1437  : « Cicéron indiquait qu’avant Sylla s’était déroulée une décadence progressive… Salluste prétend aussi retracer la marche d’une décadence insensible… Il reprend deux idées cicéroniennes, que, d’une part, dans la période morale, l’empire exercé par Rome sur le monde avait toute la justice d’une protection et d’un bienfait ; que, d’autre part, c’est Sylla qui déchaîna les forces mauvaises de la cité. Salluste explique la décadence par des causes morales… Le prologue du Catilina rattache ainsi les faits historiques aux lois de la morale. Mais, s’il analyse la décadence de sa nation avec une rigueur systématique, l’historien ne fait qu’appliquer des idées répandues dans Rome par les traités de Cicéron. L’accord des principes sallustiens et de la doctrine du De legibus est assez étroit pour être relevé. »

Un autre aspect de la postérité des idées cicéroniennes se manifeste lorsque B. Mineo rapproche la conception d’un pouvoir central capable d’assurer la concordia présente chez Salluste et Tite Live de celle de Cicéron 1438  : « Salluste devait ainsi entretenir un temps des espérances politiques à l’égard de César, tout comme le personnage d’Auguste allait, au début de son règne du moins, correspondre à la conception livienne du princeps, que l’historien avait pu découvrir dans l’œuvre de Cicéron. C’est cette attente commune, qui, nous semble-t-il, permet de rendre compte de la présence d’une même interprétation philosophique du rôle des dirigeants. » Au-delà de ces deux historiens, l’influence de Cicéron reste perceptible jusque dans la méthode d’Ammien Marcellin, précisée dans la préface du livre 26, comme le remarque G. Sabbah 1439  : « On croira volontiers qu’Ammien a ici désigné Cicéron, de la manière détournée qui lui est habituelle, comme l’un des auctores de sa théorie historiographique… La préface d’Ammien tout entière tourne autour du problème des rapports entre la vérité et la dignité dans l’histoire. La solution qu’il adopte, vérité d’abord, mais vérité choisie en fonction d’une exigence de dignité doit beaucoup à des idées de Cicéron. »

On ne peut, pour finir, éviter la question de la postérité politique de la doctrine cicéronienne de la mémoire dans l’idéologie du principat augustéen.

F. Hinard rend compte de trois caractéristiques de la restauration augustéenne qui dévoilent un travail sur la mémoire historique. Auguste prend ses distances par rapport à l’héritage césarien 1440  : « … si restauration il devait y avoir, il fallait qu’elle s’opère d’une certaine façon contre l’œuvre politique de César. En d’autres termes Auguste devait retrouver une certaine “pureté institutionnelle”, préoccupation dont témoigne le rappel qu’il fait de son refus de la dictature ». La mémoire historique paraît aussi détournée, puisqu’Auguste prétend ancrer le nouveau régime dans une Rome idéalisée et reprend à son compte les exempla héroïques 1441  : « … la restauration augustéenne se caractérise aussi nettement par la volonté de nouer un lien avec un passé idéalisé… Auguste prétendait en quelque sorte représenter la synthèse idéologique de tout ce qui avait fait la grandeur de Rome. » Enfin, Auguste illustre cet enracinement « par le développement contemporain du thème littéraire de l’âge d’or » 1442 . Ce retour aux origines semble représentatif de l’idéologie révolutionnaire 1443  : « … comme l’a subtilement montré A. Novara : “A ses contemporains qui aspiraient à l’âge d’or et, en y rêvant, s’évadaient du temps présent, Virgile montrait que leur temps était celui d’un âge d’or supérieur non seulement à l’âge d’or du mythe hésiodique, mais à celui, peut-être historique de Saturne… et le poète entraînait ses lecteurs à mesurer le progrès entre les deux âges d’or.” L’observation me paraît capitale : le nouvel âge d’or plus le progrès, nous voilà bien dans une définition de la révolution. Et il y aurait donc bien, au moins au plan des représentations, une révolution romaine. »

Pour affirmer ce retour aux sources et ce respect de la mémoire romaine, Auguste permet voire encourage le développement d’une poésie de la mémoire, dont Virgile est l’auteur le plus représentatif. La place de la memoria dans sa poésie justifierait à elle seule une étude, qu’il s’agisse du livre VI 1444 et de la découverte de l’histoire romaine par anticipation aux Enfers ou de l’implication du fleuve Léthé dans la métempsycose, du livre VIII 1445 et de la découverte de la Rome préhistorique d’Evandre.

Auguste a-t-il prolongé l’idéal cicéronien ou l’a-t-il au contraire dévoyé ? La question fut fréquemment posée. Relevons quelques jugements sur cette continuité supposée. V. Pöschl voit chez Auguste la réponse espérée par Cicéron à la décadence du mos, à l’amnésie de sa génération 1446  : « Dans le De republica, Cicéron déclare pour l’optimus ciuis l’obligation d’être un exemple à suivre (II, 69)… C’est la même attitude que recommande Auguste dans le Monumentum Ancyranum — ses Res gestae — (2, 8) : “Par de nouvelles lois, j’ai rappelé de nombreux exemples des ancêtres qui étaient tombés en désuétude et j’ai moi-même en de nombreuses choses donné des exemples à suivre à la postérité” (ipse multarum rerum exempla imitanda posteris tradidi). » Ainsi, Auguste serait le continuateur de Cicéron 1447  : « En effet, quand Auguste s’efforce de restaurer la res publica et le mos maiorum, comme il le proclame avec fierté, il se trouve dans la droite ligne des principes cicéroniens. »

C. Moatti 1448 voit elle aussi dans la restauration augustéenne une réponse à la préoccupation cicéronienne, offrant une perspective de renaissance romaine : « L’esprit scientifique naît à Rome sous les auspices de la crise et de l’oubli, dans le tumulte des débats et des dérèglements… Réformes politiques et administratives, encyclopédies, ouvrages techniques et historiques, philosophie, tout indique l’existence d’une koinè culturelle, fonée sur le besoin général de maîtriser le monde at animée par une urgence… restaurer la concordia : réorganiser le savoir, la cité, le passé. » J. Béranger 1449 l’admet d’abord : « … les débuts du principat apparaissent, selon le mot juste d’A. Oltramare, comme une véritable “réaction cicéronienne”. Sous les noms de princeps et de res publica, l’empereur Auguste reprit, jusque dans l’expression, l’idéal de la constitution mixte, ou de la monarchie tempérée, dont Cicéron s’était fait le champion. » J. Béranger constate finalement le succès du projet politique de Cicéron dans la constitution du principat augustéen, sans tenir compte du légalisme d’un Cicéron pourfendeur de la tyrannie. Toutefois, ultérieurement 1450 , il semble émettre des réserves : « Les empereurs eux-mêmes, le régime assis, les uns sincèrement, les autres par politique, avaient intérêt à rattacher leur gouvernement aux théories cicéroniennes. Le point crucial reste bien le rapport immédiat entre le consulaire et le futur Auguste, le jeune Octavien : celui-ci est-il un usurpateur trahissant l’idéal de Cicéron pour fonder un pouvoir personnel ou, au contraire, a-t-il été un disciple, réalisant mutatis mutandis la théorie du maître ? »

P. Grenade 1451 ne s’y laisse pas prendre et réagit avec vigueur. Il réfute la possibilité d’un héritage cicéronien dans le principat augustéen, perçu comme une trahison : « L’opportunisme d’Octave est d’un autre ordre. Nourri de théories politiques, il sacrifie sans hésitation ses idées aux nécessités de l’action… Gardons-nous donc par la simple analyse des institutions nouvelles de tomber dans l’illusion qui consisterait à faire d’Octave le réalisateur des théories politiques de Cicéron et à voir dans le Principat la revanche posthume accordée à la victime d’Octave par le repentir, mêlé de reconnaissance, de son heureux adepte. Cicéron a été trahi par un disciple dévoyé de ses premiers maîtres stoïciens, par un aventurier de génie, infidèle à l’enseignement de son patron d’un moment, dont il a emprunté cyniquement le langage pour masquer et légitimer son usurpation par des précédents républicains. » En cela, Auguste suivait la voie tracée par son père adoptif Jules César, capable lui aussi de détourner la philosophie politique de Cicéron à son profit, comme le rappelle J.-Y. Guillaumin 1452 .

Ainsi, R. Syme constate la duplicité d’Auguste qui, en prétendant restaurer la République, entérine en fait la révolution monarchique 1453  : « Au moment même où il se consacrait à l’apparente restauration de la République, il construisit au Champ de Mars un énorme monument pour sa propre dynastie, son propre Mausolée. » Dans la construction idéologique du principat augustéen s’effectue un travail de falsification de l’histoire, de manipulation de la mémoire, qu’Auguste reconstruit, non plus selon l’exigence de vérité défendue par Cicéron, mais dans une perspective impériale 1454 . R. Syme 1455 observe dans les Res gestae  la mise en pratique de cette mémoire recomposée : « aucun n’avait contrefait l’histoire avec tant de tranquille audace… Ce compte rendu n’apprend pas moins par ses silences que par son contenu. Les adversaires du Princeps sur les champs de bataille et les victimes de ses trahisons d’homme public et d’homme privé ne sont pas cités par leurs noms mais livrés au mépris de l’oubli. Il travestit et calomnie Antoine, un chef de faction, les Libérateurs, des ennemis de la patrie… Pérouse et les proscriptions sont oubliées… » Du reste, en appelant Octavien dans une lettre à tenir ses promesses, Cicéron semblait déjà par son ton pressant éprouver la douloureuse prémonition de sa déloyauté future 1456  : Promissa tua memoria teneas (« Puisses-tu garder tes promesses en mémoire ! »)

P. Grenade 1457 observe finalement que le travail de restauration augustéen revient en fait à substituer une mémoire à une autre, en recouvrant le souvenir des guerres civiles par une mémoire plus ancienne, celle du mos, des racines de Rome : « … Octave, par un renversement de principes où éclate son génie politique, s’offrait comme le conciliateur entre les factions adverses, comme le pacificateur suprême de l’Etat restauré sur ses bases traditionnelles… il prenait d’avance le bénéfice de la réconciliation finale à intervenir et faisait concourir au relèvement de l’Etat l’ardeur désespérée que les meilleurs dans les deux camps mettaient au service de la “bonne cause”. Il vérifiait la formule du républicain Labienus : “La meilleure excuse d’une guerre civile, c’est l’oubli” 1458 et réalisait l’idéal cicéronien de la création de la cité par la concorde : aliud ciuitas non est quam concors hominum multitudo. » Cette concorde était obtenue au prix de l’oubli des guerres civiles, donc de la responsabilité d’Octavien lui-même. La réconciliation se faisait donc au détriment de la mémoire républicaine.

Les Res gestae diui Augusti confirment ce désir d’effacer la mémoire des guerres civiles pour installer le nouveau régime, comme le souligne S. Ratti 1459  : « …les participants aux guerres civiles, Auguste en particulier, n’aimaient pas que fussent rappelés les épisodes sanglants auxquels ils avaient participé. Aussi les Res Gestae, par volonté politique d’oubli, par souci tactique d’apaiser les rancœurs et de réhabiliter la clémence, taisent-elles le nom même d’Antoine et le triomphe remporté sur ce dernier après Actium. » L’Ara Pacis Augustae elle-même traduit la volonté de faire oublier que le nouveau régime s’est établi grâce à la discorde civile et s’oppose en cela radicalement à l’Ara Virtutis voulue par Cicéron en 43 pour commémorer l’engagement politique et militaire des Républicains ; elle installe subrepticement un principe dynastique en représentant la famille d’Auguste 1460 .

Fig.11 : Les membres de la famille impériale sont représentés dans la procession, autour de la figure d’Agrippa, sur une façade extérieure de l’
Fig.11 : Les membres de la famille impériale sont représentés dans la procession, autour de la figure d’Agrippa, sur une façade extérieure de l’Ara Pacis Augustae ; cf. G. Becatti, Rome antique, Paris, Grange Batelière, 1973, p. 33, ill. 31.

Face à ces tentatives manifestes de détournement de la memoria cicéronienne par la tyrannie, nous ferons nôtre ce jugement de J. Le Goff 1461 sur l’attention portée à la mémoire historique : « La mémoire où puise l’histoire qui l’alimente à son tour, ne cherche à sauver le passé que pour servir au présent et à l’avenir. Faisons en sorte que la mémoire collective serve à la libération et non à l’asservissement des hommes. »C’est une morale de la memoria que Cicéron n’aurait certainement pas reniée.

Notes
1422.

A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, p. 396.

1423.

« Le mot mémoire en grec-latin-français », Le concept de mémoire, dir. N. Zavialoff, R. Jaffard et P. Brenot, Paris, l'Harmattan, 1989, 192-196.

1424.

Cf. supra p. 118 n. 407 ; p. 119 n. 408, 409, 411, 412 pour les références.

1425.

Obliuiosus (inu. I, 35) caractérise un défaut de mémoire plutôt qu’un vice.

1426.

C. Moatti, « Tradition et raison chez Cicéron : l’émergence de la rationalité politique à la fin de la République romaine », MEFRA 100, 1988, 385-430, p. 395

1427.

A. Novara, Les idées romaines sur le progrès d'après les écrivains de la République : essai sur le sens latin du progrès, Paris, Belles Lettres, 1983, p. 531.

1428.

Pour reprendre l’heureuse expression de G. Sabbah. Le nom de Cicéron reste l’un des monumenta de Rome inscrits dans la memoria de tous. F. Biville, « La détermination des anthroponymes dans la Correspondance de Cicéron », Paideia 58, 2003, 77-94, p. 77, rappelle ainsi que le projet cicéronien de passer à la postérité n’était pas vain : « … les noms Caesar, Cicero et Pompeius, évoquent immédiatement, par eux-mêmes, de grandes figures politiques et intellectuelles de la fin de la République romaine, auxquelles se trouve attaché tout un savoir historique et littéraire. Ils n’ont nul besoin d’être actualisés dans un discours pour prendre sens… Auto-suffisants, ils assurent par eux-mêmes leur référence, et ont le privilège de survivre à l’érosion des civilisations et des langues… les noms de César et de Cicéron sont restés inscrits dans le patrimoine de l’Humanité, bravant la marche de l’Histoire et les frontières linguistiques. La stabilité de leur forme et de leur référence est le garant de leur survie et de leur universalité. »

1429.

P. Grimal, Cicéron, Paris, Fayard, 1986, p. 443.

1430.

P. Grimal, ibid. p. 444.

1431.

J. Le Goff, Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1988, p. 133-134.

1432.

J. Le Goff, ibid., p. 134-135.

1433.

J. Le Goff, ibid., p. 135.

1434.

L. Marchal, « L’histoire pour Cicéron (II) », LEC 56, 3, 1988, 241-264, p. 263.

1435.

L. Marchal fait ici allusion aux options populares de Salluste, dont l’écho le plus puissant se fait entendre dans le discours de Marius.

1436.

M. Rambaud, Cicéron et l’histoire romaine…, p. 124-125

1437.

M. Rambaud, ibid., p. 126-127.

1438.

B. Mineo, « Philosophie de l’histoire chez Salluste et Tite-Live », Présence de Salluste, éd. R. Poignault, Tours, 1997 (Caesarodunum 30 bis), 45-62, p. 48.

1439.

G. Sabbah, La méthode d’Ammien Marcellin, Paris, Belles lettres, 1978, p. 74.

1440.

F. Hinard, « Histoire romaine et révolution », L’idée de révolution, Fontenay, CERIC, Cahiers de Fontenay n° 63-64, 1991, 71-80, p. 74.

1441.

Ibid., p. 75.

1442.

Ibid., p. 76.

1443.

Ibid., p. 76.

1444.

Cf. R. Herzog, « Aeneas episches Vergessen. Zur Poetik der memoria », Poetik und Hermeneutik 15 - Memoria - Vergessen und errinern, 81-116.

1445.

Cf. J. P. Small, « Art memory and the writing habits of the literate », Helios NS 22 (2), 1995, 159-166, p. 160, sur la description du bouclier d’Enée, rassemblant la mémoire de Rome selon des principes mnémotechniques. Plus généralement, sur le livre VIII, cf. A. Novara, Poésie virgilienne de la mémoire : questions sur l'histoire dans l'Énéide, 8, Clermont-Ferrand, 1986.

1446.

V. Pöschl, « Quelques principes fondamentaux de la politique de Cicéron », CRAI 1987, 340-350, p. 345.

1447.

V. Pöschl, ibid. p. 349.

1448.

C. Moatti, « Tradition et raison chez Cicéron : l’émergence de la rationalité politique à la fin de la République romaine », MEFRA 100, 1988, 385-430, p. 428.

1449.

J. Béranger, « Dans la tempête : Cicéron entre Pompée et César, 50-44 av. J.-C. », Cahiers de la Renaissance vaudoise, 29 décembre 1947, 41-54, repris dans Principatus…, 107-115, p. 115.

1450.

J. Béranger, « Cicéron précurseur politique », Hermes 87, 1959, 103-117, repris dans Principatus…, 117-134, p. 120.

1451.

P. Grenade, « Autour du De re publica », REL 29, 1952, 162-183, p. 183.

1452.

J.-Y. Guillaumin, « César, B.G. III, 17, 4 et Cicéron, rep. II, 26-27 : une ressemblance fortuite ? », Latomus 52, 3, juillet-sep. 1993, 589-595, suggère en effet que César répond dans le De bello Gallico au De republica de Cicéron pour associer son nom au personnage de Numa dépeint avec admiration par Cicéron (p. 592) : « Eveillant dans l’esprit de son lecteur un écho de la page cicéronienne, César, en quelque sorte, et avec une suprême habileté, force son inconscient à établir un rapport entre le personnage mythique dont Cicéron célèbre les bienfaits et l’homme politique dont les Commentaires relatent les travaux. » La mémoire cicéronienne est donc manipulée par César comme elle le sera plus tard par Auguste (p. 594) : « Ainsi César récupérait-il habilement (et avec une sérieuse dose de mauvaise foi car l’orateur entendait bien plutôt soutenir Pompée) le texte et les idées de Cicéron au service de sa propre propagande. »

1453.

R. Syme, La révolution romaine…, p. 497.

1454.

L. Jerphagnon établit une analogie entre le régime impérial et celui de 1984, dans le traitement de la mémoire historique : « Dès lors que la mémoire appartenait aux dirigeants, pensait droitement Winston Smith, le héros de 1984, “l’Histoire tout entière était un palimpseste gratté et récrit aussi souvent que c’était nécessaire…”. Une fois donc accomplie cette falsification transcendantale, “le mensonge choisi passerait aux archives et deviendrait vérité permanente” (G. Orwell, 1984, trad. A. Audiberti, Paris, Gallimard, 1950). »

1455.

R. Syme, La révolution romaine…, p. 496-497.

1456.

D’après un fragment daté de juin/juillet 43  (epistula ad Octauianum XXII ; Nonius Marcellus, De compendiosa doctrina, 362, 28 M ; Chr. Weyssenhoff, Varsovie, 1970, 28 ; W. S. Watt, Oxford, 1958, 29).

1457.

P. Grenade, Essai sur les origines du principat, Paris, De Boccard, 1961 (Bibliothèque des écoles françaises d’Athènes et de Rome 197), p. 98.

1458.

SEN., contr. X, 3, 5 :

Labieni : Hoc obsequio consequatur denique, ut intra domum moriatur. M. Cato, quo uiro nihil speciosus ciuilis tempestas abstulit, potuit beneficio Caesaris uiuere, si tamen ullius uoluisset. Optima ciuilis belli defensio obliuio est.

« Labienus. Son obéissance aurait dû lui valoir tout au moins de mourir dans la maison. M. Caton, le plus noble caractère qu’ait emporté l’orage de guerres civiles, aurait pu conserver la vie, grâce à César, s’il avait consenti à le devoir à quelqu’un. Contre la guerre civile la meilleure défense est l’oubli. »

1459.

S. Ratti, Les empereurs romains d’Auguste à Dioclétien dans le Bréviaire d’Eutrope, Besançon, Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté, 1996, p. 63-64.

1460.

Les membres de la famille impériale sont représentés dans la procession, autour de la figure d’Agrippa, sur une façade extérieure de l’Ara Pacis Augustae ; cf. G. Becatti, Rome antique, Paris, Grange Batelière, 1973, p. 33, ill. 31.

1461.

J. Le Goff, Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1988, p. 177.