ANNEXE N° 2 : UNE MEMOIRE ELITISTE

C. Moatti, « Mélanges experts et pouvoir dans l’Antiquité (V) : experts, mémoire et pouvoir à Rome, à la fin de la République », RH 626, avril 2003, 303-326, expose de façon nuancée la place des spécialistes à la fin de la République romaine. Selon elle (p. 307), « la période tardo-républicaine… voit en effet se développer la spécialisation des savoirs, et notamment des savoirs liés à la mémoire (droit, antiquariat, histoire, grammaire). » Elle constate (p. 311-312-313), comme Cicéron ou Tite Live, qu’ « à côté des connaissances générales acquises par l’expérience, la classe dirigeante reconnaissait des connaissances particulières, des “savoirs de puissance” : le savoir militaire, la connaissance du droit et plus tard, l’éloquence. Tous étaient désignés… comme des peritiae, des domaines de compétence, considérés comme les trois voies d’accès aux honneurs suprêmes… Les actes publics, comme les rituels et formules juridiques, étaient donc déposés, cachés dans le secret des registres et dans la mémoire du collège de prêtres le plus important de la cité (sur la conservation du souvenir des événements par les pontifes, cf. Tite Live, I, 20, 7 ; 6, 1, 12). Ainsi l’expertise était-elle non seulement collective, mais secrète, et en tant que telle source de pouvoir. Cela correspond bien à la notion de peritia que propose Cicéron : on est peritus si on possède un savoir inaccessible au plus grand nombre… savoir d’autorité, [le savoir juridique] est l’apanage des grandes familles, et fait partie des mystères de la cité, ce qui explique qu’il n’est pas un simple domaine de compétence. » D. M. Cosi et P. Scarpi, « Memoria e tradizioni : i professionisti della memoria nel mondo classico », Memoria del sacro a tradizione orale, Il santo, Rivista antoniana di Storia dottrina arte (Studi antoniani) XXIV, serie II, fasc. 1-2, gennaio-agosto 1984, 67-86, p. 78, constatent la mainmise traditionnelle des pontifes sur la mémoire religieuse et civile à haute époque. Les pontifes assurent la continuité de la cité en garantissant la pax deorum par l’exécution des rites (p. 79). Ils en gardent jalousement le secret, par une transmission orale, ce qui assure la domination de cette élite aristocratique sur la population romaine (p. 80) : « Proprio in quanto depositari assoluti del sapere religioso e unici mediatori tra il presente e il passato di Roma, di cui erano la memoria vivente, i pontifici appaiono quasi necessariamente come hieromnemones, depositari della memoria del sacro… » César l’avait bien compris en devenant Pontifex maximus (p. 84) : « il controllo della memoria “collettiva” [poteva] offrire ad un uomo di potere. »

Mais cette exclusivité est remise en question par les revendications plébéiennes. Différentes mesures sapent le pouvoir de l’aristocratie, comme le rappellent D. M. Cosi et P. Scarpi : le passage à une mémoire écrite avec la loi des XII Tables diffuse la connaissance des lois et distingue droit civil et droit religieux (p. 80) ; la lex Ogulnia permet aux plébéiens d’accéder au pontificat en 300 (p. 80). Avec le Ier siècle, cette culture propre à l’élite politique et source de son pouvoir est abandonnée par les optimates et se trouve dispersée entre différents spécialistes, permettant ainsi à des homines noui d’accéder à des fonctions dont ils étaient auparavant écartés selon C. Moatti, « Mélanges experts et pouvoir dans l’Antiquité (V) : experts, mémoire et pouvoir à Rome, à la fin de la République », RH 626, avril 2003, 303-326, p. 317 : « La culture a, dans cette époque en quête de légitimité, sans aucun doute favorisé l’ouverture sociale : c’est le cas pour la rhétorique, envers laquelle la classe dirigeante romaine a manifesté différentes sortes de réticences ; pour le droit, ou même la grammaire. Ainsi voit-on des hommes nouveaux s’approprier une partie du savoir traditionnel, en le codifiant, en le compilant. » L’action de Crassus censeur contre les rhéteurs latins répondrait à la volonté des optimates d’empêcher cette ouverture sociale par la spécialisation (ibid. p. 317, n. 59) : « ce fut une des causes de la fermeture des écoles de rhétorique latine par les censeurs en 92 av. J.-C. (C. Moatti, La raison de Rome…, p. 193 et s.) »

Toutefois, cette mesure de Crassus reste d’interprétation difficile. Car Cicéron, lui, en fait bien un champion de la culture générale, d’une culture offerte à tous, parce que nécessaire à la reconnaissance d’une identité romaine au moment où celle-ci semble mise à mal par les tensions annonciatrices de la guerre civile. C. Moatti ne nie pas, du reste, cette volonté de Cicéron — et d’autres, comme Varron —, de démocratiser cette culture spécifiquement romaine, menacée d’éclatement et d’appropriation par des experts — en droit, en antiquités, en rhétorique, en grammaire (p. 320-321) : « Le cas de Varron témoigne ainsi d’une métamorphose de la mémoire civique à Rome : ni tenue au secret dans les registres pontificaux, ni apanage de la classe dirigeante, la voici devenue savoir d’experts, “caché”, selon son expression, “dans la mémoire des gens de bien, c’est-à-dire dans les livres” (Varron, Antiquitates rerum diuinarum I, a, éd. Cardauns = Augustin, ciuitas Dei VI, 2)… Ainsi objectivée, recueillie par des savants, l’antiquitas échappe en partie à ses gardiens et devient le patrimoine commun à toute la cité. La compilation de Varron, écrit Cicéron, a eu un double effet : remédier à l’oubli et à la dispersion… A la crise, la réponse est en partie patrimoniale. Mais le patrimoine n’a rien à voir avec la tradition, ni avec la mémoire de la classe dirigeante : il est constitué par des spécialistes et concerne non quelques familles nobles, mais toute la cité. »

Selon C. Moatti, les dirigeants traditionnels de Rome perdent la mémoire, donc le pouvoir, au profit de spécialistes, issus des rangs non aristocratiques (p. 323) : « A la fin de la République romaine, la classe dirigeante a perdu, avec sa prééminence politique, fondée sur la continuité traditionnelle, la prééminence dans le domaine du savoir et de la mémoire. La transformation des savoirs de puissance en disciplines scientifiques et autonomes, mais aussi l’élargissement du corps civique aux Italiens après la guerre sociale (91-88), la volonté pour les hommes nouveaux de s’intégrer ont favorisé l’apparition d’experts dans les domaines jadis réservés aux grandes familles. »

Nous ne le contestons pas, mais le Crassus historique fait-il partie pour autant de la « résistance aristocratique… réelle, mais inefficace » (p. 323) à ce mouvement ? Nous ne prétendons pas le savoir, nous avons vu combien l’engagement politique et les mesures de Crassus étaient sujettes à interprétation. En revanche, nous pouvons affirmer que le Crassus de papier du De oratore, porte-parole de Cicéron, exprime les idées de ce dernier sur le savoir et la mémoire de classe : la volonté de préserver la culture traditionnelle romaine — D. M. Cosi et P. Scarpi soulignent son attachement au mos uetus (p. 84) —, non pour la restituer comme un outil de pouvoir aux optimates, dont il a suffisamment dénoncé la légèreté, la décadence et l’irresponsabilité, non pour la confier à des spécialistes populares qui en feront aussi un enjeu du pouvoir — c’est la thèse de C. Moatti, concernant la naissance de l’Empire et la présence de fonctionnaires spécialisés dans l’entourage du princeps —, mais pour permettre la naissance d’une nouvelle élite issue de tous les rangs sociaux — forme de consensus bonorum culturel — susceptible de diriger Rome en respectant le cadre républicain traditionnel, comme le suggère C. Moatti (p. 323-324) : « D’où chez Cicéron, par exemple, la définition d’un nouveau modèle de compétence, fondé non seulement sur la connaissance du passé, mais sur une culture générale. Cette proposition cicéronienne… répond à un enjeu politique grave : tenter de réformer une élite incapable de maintenir la liberté républicaine, s’efforcer de rejeter une pratique du pouvoir fondé sur la seule efficacité et sur la domination politique. »

Nous voyons ainsi Cicéron louvoyer entre la perte progressive de savoir et de pouvoir de l’aristocratie et l’appropriation du savoir par les experts, sans être favorable aux uns ni aux autres. Pris entre deux feux, il préfère faire appel aux bonnes volontés de tous bords pour restaurer la République et donc diffuser auprès des jeunes Romains une formation intellectuelle et morale généreuse et ouverte, préfigurant le mot d’ordre de Victor Hugo, « Tout à tous ».