ANNEXE N° 3 : LA COMPLEMENTARITE DE LA RHETORIQUE ET DE LA PHILOSOPHIE CHEZ CRASSUS ET ANTOINE

A. Michel, « La théorie de la rhétorique chez Cicéron : éloquence et philosophie », Eloquence et rhétorique chez Cicéron :sept exposés suivis de discussions, éd. W. Ludwig, Vandœuvres-Genève, Fondation Hardt, 1982 (Entretiens sur l'antiquité classique ; 28), 109-147, étudie longuement, et ce depuis son travail sur Les rapports de la rhétorique et de la philosophie…, le lien original tissé par Cicéron entre ces deux domaines (p. 110) : « pour lui, l’éloquence est liée à la philosophie comme la forme au fond ». Ce lien ne coulait pas de source. A. Michel évoque « les réticences à l’étude philosophique de la rhétorique » (et renvoie à A. E. Douglas, ANRW I, 3, 1973, 95-138). Pour A. Michel, Cicéron, en rattachant les deux disciplines, invente la notion de culture générale, qui définit un programme de formation intellectuelle (p. 133-134) : « Les programmes proposés par Cicéron sont d’une grande originalité. Ils ont exercé leur influence jusqu’à nos jours. Ils se caractérisent d’abord par une volonté encyclopédique, issue d’Aristote et des Sophistes. Ensuite, Antoine (qui vise plutôt l’orateur disertus que l’eloquens) apporte dans le De oratore sa note de modération. On aboutit aux solutions de Crassus : il faut connaître par les principes et se défier d’une curiosité de détail. Ainsi naît la notion moderne de culture générale. » A. Michel fait de cette invention une spécificité de la réflexion éclectique de Cicéron (p. 138) : « … l’originalité fondamentale de Cicéron réside dans la présence de la sagesse au cœur de sa parole. Notre enquête nous a constamment montré comment les besoins de son éloquence l’aident à formuler le rapprochement entre les trois écoles : Platonisme, Aristotélisme, Stoïcisme. Cela se fait au plan même du langage, car l’orateur ne cesse de rapprocher les mots et les pensées, les pensées et les choses. » L’opposition de Crassus et d’Antoine répond à cette complémentarité des deux disciplines, Crassus incarnant l’idéal de l’orateur, et Antoine, le praticien réaliste, plus sensible aux exigences de la persuasion (p. 126) : « [Crassus] se tient très près de l’éloquence idéale : il cherche l’optimus orator et paraît capable de l’approcher parce qu’il ne s’intéresse pas seulement à l’inuentio mais aussi à la dictio. Mais Antoine, dès le livre I, a indiqué qu’il existe deux types d’orateurs. Le premier rassemble les diserti, qui possèdent l’ensemble des qualités et des connaissancs requises pour obtenir par la parole une réussite moyenne. Mais est eloquens celui qui possède la totalité de la compétence. » Sur la complémentarité des deux points de vue, d’inspiration philosophique, cf. A. Michel, Les rapports de la rhétorique et de la philosophie…, p. 135-136 : « … Antoine ajoute… que l’éloquence est une facultas qui existe réellement dans la vie pratique. Elle se distingue donc très nettement de l’Idéal. Dans la vie de tous les jours, on est bien obligé de tenir compte de la faiblesse humaine. Ni les orateurs ni leur auditoire ne sont parfaitement sages. Tout le monde se débat parmi les obscurités de l’opinion. C’est pourquoi celui qui possède la facultas oratoria ne se bornera pas à méditer sur l’éloquence idéale. Il doit aussi connaître avec précision les servitudes, et parfois, les tares de l’éloquence réelle. Dès lors, bien des nuances de l’ouvrage prennent tout leur sens. C’est en somme toujours le même dialogue de l’Idéal et de la réalité. Il faut, dit Crassus, que l’orateur puisse parler de tout. Bien sûr, répond Antoine, mais il faut surtout qu’il sache plaider ou donner son avis dans les assemblées publiques. Crassus recherche l’expression la plus parfaite ; c’est pourquoi on lui confie la troisième partie du débat consacré à ce sujet. Mais Antoine a commencé par s’attacher à l’“invention”. Le fond passe avant la forme. Pour atteindre la beauté, il faut aller vers la réalité puis la comparer avec l’Idéal. » Cicéron a l’honnêteté de n’évacuer aucun des deux aspects de l’éloquence (p. 137) : « … Cicéron, dans un effort à la fois noble et lucide, n’a jamais voulu séparer cet Idéal de la réalité. » Toutefois, même si sur le fond, les deux orateurs sont d’accord, A. Michel note « une différence fondamentale d’états d’esprit… (Crassus) cherche à former une personnalité exceptionnelle et idéale. C’est pourquoi il exige de son disciple tant de science et de génie. (Antoine), au contraire, attache plus d’importance aux capacités humaines. Il le dit lui-même d’un mot : ce que veut Crassus, selon lui, est diuinitatis (De or. II, 86). Pour sa part, il recherche simplement, ce qui est admirable encore, la mesure humaine — humanitatis. »