ANNEXE N° 6 : LE CHOIX DE LUCULLUS

Sur le choix de Lucullus comme interlocuteur du dialogue du même nom et comme champion de la memoria, de nombreux jugements divergents s’expriment. M. Ruch, Le préambule dans les oeuvres philosophiques de Cicéron : essai sur la genèse et l'art du dialogue, Paris, Belles lettres, 1958, p. 263, rappelle que le dialogue s’ouvre sur un éloge de Lucullus : « Débutant ex abrupto, comme dans le Brutus, Cicéron renonce à l’épître dédicatoire pour consacrer le dialogue à la mémoire de Lucullus. On sait que cette laudatio funebris a été ajoutée postérieurement. Elle doit illustrer un aspect peu connu de la personnalité du général… C’est que la culture qui ne se ramène pas à un simple savoir théorique est l’apanage d’un homme éminent et se manifeste dans l’activité politique…Sa prodigieuse faculté d’assimilation le dispensait de tout exercice… Sa mémoire, s’attachant surtout aux faits, égale celle d’Hortensius, dépasse celle de Thémistocle. » Il considère que Cicéron fait ainsi la laudatio funebris d’un ami persécuté par les imperatores, notamment César (p. 263 n. 2) : « Le prooemium du Lucullus est… un manifeste détourné contre César dont la politique a entraîné la disparition de nombre de Romains éminents. » J. Van Oothegem, Lucius Licinius Lucullus, Namur, Bibliothèque de la Faculté de philosophie et lettres de Namur, 1959, p. 172, 175, confirme les liens d’amitié existant entre Lucullus et Cicéron, qui fait l’éloge (p. 172) de son génie militaire contre Mithridate dans le Pro Archia (21). Leur intimité est dévoilée selon Plutarque (Cic. 31, 5) lorsque Cicéron prend conseil auprès de lui dans des circonstances critiques (p. 175) : « Lorsque, l’année suivante, Cicéron se vit menacé par Clodius, il consulta ses amis pour savoir s’il devait rester à Rome ou s’éloigner spontanément. Lucullus lui conseilla de rester, l’assurant qu’il triompherait de ses adversaires. Plus tard, Cicéron regretta de n’avoir pas suivi le sage avis de son ami ». En choisissant Lucullus, Cicéron voulait sans doute dévoiler une facette ignorée du public, selon M. Ruch, l'Hortensius de Cicéron : histoire et reconstitution, Paris, Belles lettres, 1958, p. 26. C. Lévy, Cicero Academicus… rappelle l’admiration de Cicéron pour les trois interlocuteurs du dialogue, Lucullus, Catulus et Hortensius (p. 138) : « C’était donc pour lui un geste à la fois de pietas et de résistance politique que de réunir en un dialogue après leur mort et après la défaite de la République des hommes dont il s’était senti politiquement et affectivement très proche. »

En outre, ce portrait élogieux de Lucullus justifie son goût pour la philosophie et rend plus crédible sa participation à la discussion (M. Ruch, ibid., p. 264) : « … Lucullus a donc satisfait aux plus hautes obligations politiques, et acquis ainsi le droit de s’adonner aussi à l’occupation philosophique. Que la tournure même de son intelligence l’y disposait, c’est ce que la deuxième partie de la laudatio va montrer : ainsi se justifie le rôle que l’auteur lui a confié dans l’entretien et nous reconnaissons dans cette apologie le souci ordinaire de souligner la vraisemblance… Il entretenait des relations soutenues avec les philosophes et, en particulier Antiochus l’accompagnera pendant ses expéditions. » p. 267 : « Cicéron veut montrer que les qualités éminentes qui ont valu à Lucullus la gloire dans l’action militaire et politique (mémoire, intelligence, goût de l’effort) se retrouvent sur le plan de la doctrina : il n’a donc pas démérité en s’adonnant à la philosophie. » ; J. Van Oothegem, ibid., p. 25, rappelle « que Lucullus s’intéressait à la philosophie et l’appréciait comme un antidote des passions » et qu’il s’entourait d’une escorte cultivée (Antiochos, Archias). L’exaltation de sa memoria justifie donc son implication dans un dialogue philosophique, selon C. Lévy, Cicero academicus…, p. 153 : « Cependant, à l’intérieur même de l’éloge des qualités publiques (le guerrier), intervient une évocation de la prodigieuse mémoire du général, qui n’a d’autre but que de préparer la deuxième partie de l’éloge, celle où Cicéron se propose de faire connaître un aspect qu’il estime peu connu de la personnalité de Lucullus, son intérêt pour la culture et tout particulièrement pour la philosophie… La difficulté consistait cependant pour Cicéron à faire admettre que Lucullus avait été non seulement un passionné de culture grecque, mais aussi un homme suffisamment intéressé par la philosophie pour se préoccuper du critère de la connaissance et pour retenir dans les moindres détails un exposé sur ce sujet… Le rôle qu’il assumait dans le dialogue était contraire à la vraisemblance. Confronté à ce problème, Cicéron a donc d’abord pensé que le prologue, en amplifiant ces éléments réels qu’étaient le philhellénisme de Lucullus et son extraordinaire mémoire, lui permettait de donner au dialogue les couleurs de la vérité ». L’éloge de la mémoire de Lucullus se justifie d’autant plus que la memoria est précisément un élément de la gnoséologie stoïcienne/antiochienne, donc se trouve au cœur du débat qui oppose stoïcisme et Nouvelle Académie dans le dialogue.

Toutefois, Cicéron verra l’invraisemblance historique de l’implication de Lucullus, manifestement peu concerné par les spéculations abstraites d’un débat sur la gnoséologie stoïcienne, et changera les interlocuteurs du dialogue : ce seront les Secondes Académiques (J. Van Oothegem, ibid., p. 26) : « … il changea d’avis ensuite et prit comme destinataire et interlocuteur principal du dialogue un savant plus authentique et de plus grand renom, Varron de Réate, qui avait eu pour maître de philosophie le même Antiochos d’Ascalon… en juin 45, il écrivait au même destinataire (Att. XIII, 19, 5) : “Mes Académiques, tu le sais, avaient pour interlocuteurs Catulus, Lucullus et Hortensius. Je reconnais qu’elles ne convenaient pas à ces personnages : elles étaient trop techniques, trop abstraites pour qu’ils pussent passer pour y avoir jamais pensé, fût-ce en songe.” » Cf. aussi C. Lévy, Cicero academicus…, p. 138. Le train de vie et les dépenses somptuaires de Lucullus à son retour d’Asie pouvaient aussi paraître indignes du protagoniste d’un dialogue philosophique (J. Van Oothegem, ibid., p. 196 ; A. Keaveney, Lucullus : a life, London, New York, Routledge, 1992, p. 152-153, sur l’opulence des piscinarii, citant Att. I, 18, 6 ; II, 1, 7). C. Nicolet, Le métier de citoyen dans la Rome républicaine, Paris, 1976, p. 104, rapporte le jugement de Cicéron sur le train de vie luxueux de Lucullus (leg. III, 30). Enfin, le déclin intellectuel dont fut victime Lucullus à la fin de sa vie, peut-être causé par la sénilité, paraît peu compatible avec ce rôle littéraire et philosophique (J. Van Oothegem, ibid., p. 197, citant Plutarque, Luc. 43, 2 ; A. Keaveney, ibid., p. 162-165, évoque la maladie d’Alzheimer).