ANNEXE N° 7 : LE PROBABILISME

Sur le probabilisme cicéronien hérité de Carnéade et d’Arcésilas, cf. A. Michel, « La philosophie en Grèce et à Rome… », 773-885, p. 794 : « (L’enseignement de Carnéade) peut en effet être interprété comme un scepticisme, ou comme un dogmatisme. Scepticisme, puisqu’il s’agit d’une critique impitoyable de la représentation compréhensive, sur laquelle les stoïciens pensaient fonder le savoir ; dogmatisme, peut-être, puisque, malgré tout, Carnéade était parvenu à un enseignement positif qui reposait non sur la certitude, mais sur le pithanon, le persuasif, le probable. Avait-on la possibilité (ou courait-on le risque d’instituer en quelque sorte un dogmatisme du probable ? Carnéade, grand maître dans l’art d’intriguer les intelligences, avait suscité la question lorsqu’il avait répété que le sage pouvait “donner son assentiment ” au probable, après toute une série de contrôles méthodiques dont il indiquait les conditions. Autant dire qu’on pouvait fabriquer de la certitude avec de l’incertain, de la science avec de l’opinion. » C’est un héritage de la méthode scientifique aristotélicienne (p. 795) : « … la Nouvelle Académie doit davantage à l’esprit scientifique, tel qu’il s’était développé autour de Théophraste (Métaphysique). Utiliser l’expérience et l’analyser, suspendre provisoirement ses opinions, confronter les perceptions les unes avec les autres en évitant les préjugés métaphysiques, voilà ce que les péripatéticiens, ces naturalistes, savaient bien faire. »  Pour la définition du probabilisme comme une forme d’œcuménisme philosophique, cf. A. Michel, « L’épicurisme et la dialectique de Cicéron », Actes du VIII° Congrès G. Budé : Paris, 5-10 avril 1968, Paris, 1969, 393-411, p. 396 : « le vrai existe, il est perçu, sans doute de manière confuse, mais, puisque toute perception enveloppe du vrai et du faux, il en va de même pour les systèmes philosophiques : chacun doit comporter une part de vérité qu’on pourra dégager de façon non certaine sans doute, mais probable : l’un des aspects de la réfutation philosophique va donc consister en cela : dégager les points d’accord, les vraisemblances communément admises, trouver un langage commun : tel sera l’aspect positif de la méthode cicéronienne ».

Cf. A. Michel, « La philosophie en Grèce et à Rome… », 773-885, p. 800-801 ; le probabilisme de Cicéron s’inspire de Philon de Larissa, scolarque de la nouvelle Académie, et s’inscrit en faux contre le dogmatisme d’Antiochus, tenant d’une synthèse entre l’ancienne Académie et le stoïcisme : « Philon affirme que nous discernons le vrai et le faux grâce aux apparences probables, mais que nous n’avons pas de signes pour les percevoir. Autrement dit… le vrai et le faux existent de manière probable dans les choses… Philon n’est jamais sûr de connaître lui-même, de percevoir distinctement ce vrai et ce faux. Dire que toute connaissance est problématique, ce n’est pas refuser l’existence de la vérité, c’est au contraire poser cette dernière comme hypothèse, affirmer qu’elle existe sans la connaître encore… Philon admet comme Antiochus que la vérité existe, qu’elle constitue la matière de nos impressions ; mais il pense que ces impressions sont confuses, inadéquates. Quel que puisse être le bon usage du mot “assentiment” (les héritiers de Carnéade discutent beaucoup là-dessus), il faut que le sage suspende son jugement et se borne à donner des approbations mesurées à ce qui est probable… Le mérite de Philon de Larissa et de ses sectateurs fut de maintenir fermement que l’existence de la vérité était attestée réellement non par le dogmatisme mais par l’erreur même. C’est à travers le probable, non à travers de prétendues certitudes qu’on pose le vrai. Il faut donc accepter le paradoxe, tenir solidement les deux bouts de la chaîne, maintenir à la fois l’existence objective du vrai et la suspension de jugement, se garder en même temps du dogmatisme et du scepticisme. La sagesse est à ce prix. »

Sur le refus du dogmatisme stoïcien chez Cicéron, cf. P. Boyancé, « Le stoïcisme à Rome », Actes du VII° Congrès G. Budé : Aix-en Provence, 1-6 avril 1963, Paris, 1964, 218-255, p. 238 : « Par l’Académie, Cicéron avait été converti à un antidogmatisme (le mot me semble plus approprié que celui de scepticisme) dont il ne s’est jamais départi. Il se fait dans les Académiques le porte-parole de Philon de Larisse et s’écarte sur ce point d’Antiochus, qui, en matière de théorie de la connaissance, était tout proche des stoïciens. »

Cicéron soutient Philon contre Antiochus, contre la représentation compréhensive. Cf. A. Michel, « L’épicurisme et la dialectique de Cicéron », Actes du VIII° Congrès G. Budé : Paris, 5-10 avril 1968 (Paris, 1969), 393-411, p. 395 : « Pour Cicéron, comme pour son maître, la vérité existe ; sans elle la perception n’aurait aucune matière ; le vrai est perçu, mais confusément : la perception est toujours inadéquate, elle n’enveloppe jamais avec elle sa propre évidence, elle n’est pas “compréhensive”. » p. 399 : « Mais il admet l’existence de notions communes, qu’on peut aussi appeler prolepses, et dont le contenu, s’il n’est pas certain, possède du moins une probabilité. » p. 401 : « Antiochus voulait concilier Stoïciens et Péripatéticiens, et croyait y parvenir en utilisant et rénovant l’enseignement de l’Ancienne Académie ; Philon contestait la réussite de cette tentative. »

Cf. C. Lévy, « A propos de Die hellenistische Philosophie », BAGB 2004, 1, 42-63, p. 60 : « … (Philon) continuait à rejeter le critère stoïcien et donc la valeur gnoséologique quasiment absolue attribuée par les philosophes du Portique à l’évidence. Plus important nous paraît être le fait qu’il admettait en quelque sorte officiellement qu’une connaissance des choses est possible, à condition qu’elle ne repose pas sur une confiance quasi aveugle en la sensation… il faisait du scepticisme une propédeutique à la pensée de Platon. »

Sur le probabile, cf. A. Michel, « Cicéron, philosophe romain », Cicéron et Philodème : la polémique en philosophie, éd. par C. Auvray-Assayas et D. Delattre, Paris, Ed. rue d'Ulm, 2001 (Etudes de littérature ancienne 12), 51-60. Le sage doit se contenter avec humilité du vraisemblable, car la vérité n’est pas discernable (p. 53) : « Il faut admettre l’existence des idées, qui sont les choses en soi, et sans lesquelles la constance et la sécurité du vrai seraient impossibles. Mais en fait nous ne pouvons discerner les idées. Nous savons seulement qu’elles existent, non ce qu’elles sont au-delà des apparences. On les saisit en quelque façon à travers les phénomènes, où elles se laissent discerner de manière imparfaite et confuse par leurs ombres et leurs reflets. Nous ne voyons pas le vrai, mais seulement le vraisemblable, qui n’existerait pas tout seul mais qui ne suffit pas à la certitude. »

Selon P. Boyancé, « Les méthodes de l’histoire littéraire : Cicéron et son œuvre philosophique », REL 14, 1936, 288-309, repris dans Etudes sur l'humanisme…, 199-221, p. 201, le choix du probabilisme de la Nouvelle Académie répond aux exigences pratiques de l’orateur, chargé de défendre tantôt le pour, tantôt le contre, ce qui séduit d’autant plus Cicéron : « Ce qu’il a vu en elle, c’est à la fois le scepticisme et l’éclectisme. Les académiciens ne croient pas qu’il soit possible d’atteindre à la certitude et, dans leur théorie de la connaissance, ils ont vivement combattu le dogmatisme stoïcien. Pour eux, il n’y a pas de critère de la vérité. Dans la pratique, très souvent, ils s’attachaient à montrer que le pour et le contre étaient également soutenables ou plutôt insoutenables. De là vient que Cicéron a souligné l’utilité de cette philosophie académique pour l’orateur : Cum hoc genere philosophiae, quod nos sequimur, magnam habet orator societatem (De fato 3). »

La réponse du probabilisme est donc l’εποχή, d’origine pyrrhonienne, comme le rappelle J.-P. Dumont, « Pyrrhon et le scepticisme ancien », Histoire de la philosophie 1…, 717-723, p. 720 : « Ainsi convient-il d’accorder à l’épochè (εποχή) ou suspension du jugement la valeur très particulière que lui conféraient les pyrrhoniens. Bien loin d’être l’expression d’un nihilisme, elle est l’affirmation que l’équilibre de l’âme — ou plus exactement des représentations, des images et des opinions dans l’âme — doit conduire le sceptique à se retenir de juger dogmatiquement. Le scepticisme n’est qu’un refus de la métaphysique dogmatique qui prétend se prononcer sur ce que devrait être la chose en soi mais n’est pas perçu ; il est l’expression d’un retour délibéré à l’expérience et à la vie. » Sur l’εποχή développée par Carnéade pour approcher la vérité, cf. A. Michel,« Cicéron, philosophe romain », Cicéron et Philodème : la polémique en philosophie, éd. par C. Auvray-Assayas et D. Delattre, Paris, Ed. rue d'Ulm, 2001 (Etudes de littérature ancienne 12), 51-60, p. 54 : « Philon de Larissa se présentait comme le successeur attentif d’Arcésilas et de Carnéade, c’est-à-dire de la Nouvelle Académie. Dans la doctrine de Platon, ceux-ci mettaient avant tout l’accent sur l’épochè, c’est-à-dire la suspension du jugement et sur le doute. Ces termes sont ici préférables à “scepticisme” qui renvoie plutôt à la négation radicale de la connaissance. Les académiciens n’ont pas cessé de croire que le vrai existe. Mais on ne l’atteint point par l’évidence sensible ou par l’apparence. Carnéade pense qu’il existe un critère : c’est le persuasif ou le probable, qui survient lorsque le vraisemblable, obtenu notamment par le dialogue, atteint son degré suprême puisqu’il n’y a plus d’objections. Bien sûr, d’autres critiques peuvent survenir, mais une vérité au moins provisoire semble en ce cas s’établir. Elle constitue peut-être le tout du vrai, en tout cas son image approchée. » Les Néo-Académiciens se méfient de l’assentiment stoïcien, qui ne leur paraît pas assez critique parce qu’il semble valider automatiquement les sensations. Arcésilas lui oppose donc la suspension du jugement (cf. C. Lévy, Les philosophies hellénistiques, Paris, Livre de poche, 1997, p. 191-192), reflet de la méfiance envers les perceptions et la possibilité pour l’homme de connaître le Vrai, donc du refus de tout dogmatisme stoïcien (ibid. p. 189 : « une tradition platonicienne défiante à l’égard des sens et de toute pensée s’affirmant détentrice d’une vérité absolue »). Sur l’impossibilité d’une connaissance assurée, cf. M. Schofield, « Academic epistemology », The Cambridge history…, 323-351, p. 338-345 ; sur l’héritage probabiliste de Carnéade, ibid., p. 345-350. Cf. également J.-M. André, La philosophie à Rome, Paris, PUF, 1977 (Collection Sup. Littératures anciennes 6), p. 80, sur l’invention de l’εποχήpar Arcésilas contre Zénon : « Arcésilas, hostile à Zénon, a inventé l’εποχή (adsensionis retentio) ; le débat entre la vérité et l’opinion, issu du platonisme, ressurgit pour justifier le doute critique, méthode au service de la probabilité. » ; cf. C. Santini, « Il Lucullus e Cicerone dinnanzi ai disagi della memoria », Paideia 55, 2000, 265-290, p. 269-271.