ANNEXE N° 9 : CICERON CONFRONTE A SES CONTRADICTIONS HISTORIOGRAPHIQUES

P. Defourny, « Histoire et éloquence d’après Cicéron », LEC 21, 1953, 156-166, p. 162, étudie les exagérations permises à l’orateur dans l’exemple suivant (présenté p. 244 n. 795) : « L’orateur et le rhéteur sont loin d’être astreints à la même rigueur. L’orateur a le droit d’exagérer et de grossir les événements…. Dans le Brutus, Cicéron se permet à un moment donné de préférer la tradition du suicide à propos de la mort de Coriolan ; Atticus l’en excuse au nom des libertés de la rhétorique : Concessum est rhetoribus ementiri in historiis, ut aliquid dicere possint argutius (Brut. 42). Et il lui fait connaître le précédent de deux rhéteurs grecs qui donnent un récit romancé de la mort de Thémistocle : Hanc enim mortem rhetorice et tragice ornare potuerunt ; illa mors uulgaris nullam praebebat materiem ad ornatum (Brut. 43). Dans le discours c’est la partie narrative, narratio, qui se rapproche le plus de l’histoire. Or, les préceptes de rhétorique n’exigent pour elle que la vraisemblance, un air de vérité (inu. I, 29). » Mais il en tire des conclusions hâtives sur l’impossibilité d’associer le travail historiographique au travail rhétorique (sur ce débat, cf. aussi Annexes n° 8 p. 488 et n° 10 p. 490).

P. Boyancé, « Sur Cicéron et l’histoire », REA 42, 1940 = Mélanges Radet, 388-392, repris dans Etudes sur l'humanisme cicéronien…, p. 138-139, constate le premier une volonté d’autodérision : « Ce concessum est a coûté cher à Cicéron… Cicéron, dans cette page charmante du Brutus, s’amuse donc à se faire donner une leçon par Atticus : quelle manière plus délicate de faire l’éloge de la conscience de l’historien son ami ? » En se moquant de lui-même par l’intermédiaire d’Atticus, Cicéron appelle donc implicitement au respect de la vérité historique, des lois de l’histoire qu’il a définies..

L. Marchal, « L’histoire pour Cicéron (II) », LEC 56, 3, 1988, 241-264, contredit P. Defourny en montrant que dans cet exemple de Coriolan Cicéron dénonce la tentation de la déformation historique chez l’orateur en se moquant de son propre exemple (p. 242-243), citant les jugements de P. Boyancé et de M. Rambaud, qui ont notre préférence : « … Atticus intervient, qui rétablit la vérité, savoir que Thémistocle lui-même ne s’est pas suicidé, et se gausse alors de Cicéron qu’il laisse cependant libre d’agir à ce propos comme un rhéteur en mal de pathétique (Brut. 42) ! Aussitôt, nous voyons Cicéron convenir de son erreur et louer la probité historique de son ami (Brut. 44). Pris dans leur ensemble, ces quatre paragraphes du Brutus ne posent aucun problème quant à leur portée véritable. C’est par son propre exemple que Cicéron a voulu montrer combien il était facile de tomber dans la déformation historique ».

Le même esprit d’autodérision pourrait être à l’œuvre dans la lettre à Lucceius (fam. V, 12) — si décriée pour sa perspective apologétique —, selon A.-M. Guillemin, « La lettre de Cicéron à Lucceius », REL 16, 1938, 96-103, qui y voit l’effet d’“un badinage mondain, genre de plaisanterie auquel excellait Cicéron”. L. Marchal la cite avec circonspection (p. 56 n. 48) ; pour lui, cette lettre ne parle pas d’historiographie, mais de persuasion car “en fait, il semble qu’il faut envisager la lettre à Lucceius dans son contexte politique. En 56, la situation de Cicéron n’est guère reluisante : exilé en 58, rappelé en 57, il a vu son pouvoir anéanti par les triumvirs. La fameuse lettre fait partie de la campagne de propagande lancée par Cicéron après son consulat de 63. Ainsi peuvent s’expliquer le mensonge historique, politique plutôt, que recommande apparemment la lettre, et le choix de Cicéron pour une histoire rhétorico-pathétique. D’une part, le mensonge est en politique une arme efficace. Politicien averti, Cicéron en comprenait toute la puissance et sa position incertaine l’invitait à y recourir : bien qu’il soit regrettable que pour se défendre, il ait recouru au genre historique, nous ne saurions utiliser cette lettre pour critiquer sa conception de l’histoire. »

Pour clore définitivement ce débat, M. Rambaud, Cicéron et l'histoire romaine…, adopte la même théorie, p. 15 : « … dans le Brutus Atticus plaisante : At ille ridens… Sa raillerie de bon ton est supposée ramener l’interlocuteur au respect de la vérité historique, et le texte est au moins un éloge de la probité scientifique d’Atticus. » et p. 67 : « Il n’y a donc qu’ironie dans le passage célèbre du Brutus… C’est sous une forme plaisante une leçon de véracité et de critique ; elle vise à la fois les historiens de Rome et les historiens de la Grèce, tous ceux qui s’étaient permis des embellissements aux dépens de la vérité. » La lettre à Lucceius, elle, quitte le domaine historiographique pour rejoindre celui de la communication politique (p. 17) : « … il faut rattacher (la lettre à Lucceius) au travail de propagande qui suivit le fameux consulat. Dès 63, Cicéron envoie à Pompée une lettre qui est un récit assez volumineux et très fier de son action ; elle est connue dans Rome. Le Pro Archia montre qu’il espérait faire chanter sa gloire par un poète grec qui se louait facilement aux grands et, cet espoir ayant été déçu, il use de méthodes directes. L’année 60 est la plus féconde : il a composé en grec un mémoire en prose qu’il aurait voulu faire transformer en ouvrage historique par Posidonius… il l’envoie ensuite à Atticus. Celui-ci, avec plus d’amitié que de talent, en tira un poème en grec. Pendant ce temps, Cicéron a entrepris un récit en latin, et il fait publier le recueil de ses discours politiques de l’année 63…. Cette activité fut suspendue par l’exil. La lettre à Lucceius en marque la reprise, au moment où Cicéron veut rétablir sa situation politique et sa gloire, chacune soutenant l’autre. Il semble même que Cicéron ait achevé son mémoire en latin pour donner à Lucceius la matière de son œuvre. C’est ensuite qu’il composa ses poèmes épiques De temporibus suis et De consulatu suo. On aurait tort d’expliquer cette production par les tourments d’une vanité maladive. C’est une propagande, semblable à celle des autres politiciens. Le mensonge, l’exagération et les embellissements y sont à leur place, et il n’y a pas lieu de les critiquer, comme s’ils faisaient partie de la conception cicéronienne de l’histoire. » Selon M. Rambaud, l’appel à “négliger les lois de l’histoire” (fam. V, 12 : leges historiae neglegas) adressé à Lucceius révèle donc qu’il ne s’agit alors pas d’histoire, mais bien de communication.