ANNEXE N° 10 : L’ART DE LA DEFORMATION HISTORIQUE

Nous rappellerons ici les principaux jugements émis à ce sujet : l’orateur a-t-il le droit de déformer ou d’embellir la vérité historique par ses capacités littéraires, dans la philosophie de l’histoire cicéronienne ?

P. Defourny, « Histoire et éloquence d’après Cicéron », LEC 21, 1953, 156-166, ne voit pas que dans le débat historiographique ouvert dans le De oratore, Cicéron ne se reconnaît pas seulement en Crassus, mais aussi en Antoine (p. 158), qui juge que le travail d’historien est du ressort de l’orateur et qu’il a de ce fait droit aux ornements de la rhétorique (De or. II, 62). Avec un jugement particulièrement abusif sur l’éloquence cicéronienne (p. 166 : « Cicéronien est devenu le qualificatif usuel d’un art d’écrire et de parler remarquable certes par sa virtuosité verbale, d’autre part un peu vide, soit que le fond fasse défaut, soit que le verbe cherche à dissimuler les faiblesses d’une mauvaise cause. »), P. Defourny renvoie dos à dos éloquence et histoire, les jugeant incompatibles dans l’esprit de Cicéron (p. 166), parti-pris que la simple lecture des textes rend caduc : « … parler… d’une histoire cicéronienne, c’est un abus et une injustice. Cicéron n’admet pas plus le rhéteur prenant les procédés de l’historien, que l’historien écrivant à la manière du rhéteur. Les deux arts ont leur but, leur méthode et leur style. » Ce faux procès paraît totalement discrédité par les commentateurs ultérieurs. En fait, pour Cicéron, l’orateur doit être historien, et vice-versa : l’orateur est le mieux placé pour exécuter le travail historiographique, opus oratorium.

L. Marchal, plus nuancé (« L’histoire pour Cicéron », LEC 55, 1, 1987, 41-64), observe le risque de déformation des exempla, donc la perte de leur valeur historique (p. 49), dès lors que l’orateur fait de la communication et non plus de l’information : « … l’emploi oratoire d’exempla prête néanmoins au mensonge et à la déformation historique, car en devenant exemplum, le fait historique est extrait de son contexte : il perd ainsi toute valeur propre et se voit exposé à la déformation. Ces vices de méthode viennent de ce que tout discours tend davantage à persuader qu’à établir la vérité : c’est l’utile qui prime et non le vrai. Les besoins de la cause font donc que tel exemplum est interprété de façon différente par les parties adverses… comme l’exemple vise à l’édification, il peut être embelli à dessein, dans la pensée que ce qui doit servir de modèle doit par nature l’emporter sur ce qui est ou fut réellement. C’est alors qu’est menacée la loi fondamentale de l’histoire : la vérité. » Il analyse en ce sens la lettre à Lucceius (fam. V, 12), où Cicéron lui demande d’embellir son consulat en « négligeant les lois de l’histoire » (… ut orneas ea… et… leges historiae neglegas…). Aux yeux de L. Marchal, ces exigences se rapportent à l’historiographie hellénistique et ne discréditent qu’elle : il ne s’agit que de persuasion. Elles ne contredisent donc pas les principes énoncés dans le De oratore (II, 15, 62). L. Marchal interdit ainsi tout anathème — comme celui de P. Defourny — en distinguant chez Cicéron deux historiographies, l’une, de persuasion, rhétorique, l’autre respectueuse de la seule vérité (p. 55-56). L. Marchal reconnaît toutefois que l’historiographie cicéronienne, opus oratorium, exige les qualités littéraires de l’orateur (p. 57).

P. Boyancé, « Sur Cicéron et l’histoire », REA 42, 1940 = Mélanges Radet, 388-392, repris dans Etudes sur l'humanisme cicéronien…, 135-139, p. 137, met à part la lettre à Lucceius et y voit une marque de faiblesse de Cicéron, sensible à la flatterie, mais sans contradiction néanmoins avec la véritable historiographie définie dans ses textes théoriques : « Certes, quand il s’était agi de son propre consulat, peut-être sa conscience avait-elle fléchi. Peut-être aurait-il admis de ses narrateurs quelques éloges de complaisance, qui en auraient usé assez librement avec la réalité historique : c’est qu’il s’agissait alors de lui-même et que la tentation était forte. »

M. Rambaud, Cicéron et l'histoire romaine…, p. 17-18, pense, comme P. Boyancé, que la lettre à Lucceius ne révèle pas de contradiction, car elle demande une œuvre de propagande, sans rapport avec la conception historiographique de Cicéron — qui ne prétend nullement faire œuvre d’historien quand il prononce un discours, et qui ne peut donc se voir accuser de trahir la vérité historique dans des circonstances où il ne compte pas la servir (p. 23-24) : « … ni l’intérêt ni le contenu historique d’un ouvrage n’en font une histoire. Les discours de Cicéron sont une source, mais non pas une œuvre de science, et s’ils contiennent de très riches matériaux pour une histoire de son temps, on n’y trouve ni l’amour désintéressé du vrai ni la discipline indispensables à l’Histoire… L’orateur, qui plaida pour un Fonteius, après avoir accusé un Verrès, qui défendit Vatinius, après l’avoir combattu, était plus soucieux de l’effet à produire sur le public que de la vérité humaine à traduire. » Il illustre cette idée par les rappels historiques effectués dans les discours, sujets aux mêmes déformations rhétoriques (p. 47-50), pour conclure (p. 50) : « Dans ce cliquetis où l’histoire et l’actualité se rencontrent, les personnages sont déformés. Deux points sont assurés : les hommes du passé sont simplifiés, réduits à un type : Rutilius devient un exemplum innocentiae, Regulus, quasi unicum exemplum antiquae probitatis et fidei. Cette idéalisation vient de ce que le personnage cité doit apporter son Auctoritas à l’appui de la thèse soutenue ; cet embellissement de tous les caractères donne au passé de la nation une grandeur surhumaine. »

Il s’agirait là d’une communication engagée plus que d’une historiographie, rendue nécessaire par la crise politique selon L. Marchal, P. Boyancé, M. Rambaud. Toutefois, à cette voie moyenne nous préférons l’opinion d’E. Cizek, pour qui Cicéron assume une historiographie idéologique, éducative et morale, fondée sur un jugement personnel et subjectif, une historiographie militante, républicaine, dont il a besoin (p. 17) : « Rappeler l’Antiquité, citer des précédents, c’est le meilleur moyen de plaire et de donner au discours du poids et du crédit. » J. Gaillard, « La notion cicéronienne d’historia ornata », Histoire et historiographie : Clio, éd. par R. Chevallier, Paris, Belles Lettres, 1980 (Caesarodunum 15 bis), 37-45, évoque ainsi la nécessité d’orner le récit historique pour persuader le lecteur par la beauté du langage, raison pour laquelle l’historiographie est le domaine de l’orateur (p. 43) : « Si narrare signifie proprement transmettre une information par le récit, ornare décrit l’opération par laquelle l’orator s’engage sur la voie de la persuasion : il ne s’agit plus d’information, mais de communication. Or, le moyen de la communication persuasive, c’est, pour Cicéron, la recherche de la beauté. Ce qui est dit fort simplement dans le De oratore : “on n’a jamais comblé d’éloges celui qui savait parler de manière à être compris de son auditoire” ; le véritable orator, le “dieu parmi les hommes”, c’est celui qui sait parler ornate et copiose, c’est celui qui introduit la beauté dans le discours (De or. III, 82). Cette beauté est indispensable à toute forme de communication qui s’adresse à la conscience morale. “Même si les philosophes méprisent l’éloquence, c’est pourtant elle qui, nécessairement, vient en quelque sorte couronner leurs connaissances”, nous dit Cicéron — et il en va de même pour les historiens (De or. III, 143). Comment la philosophie, uitae dux, et l’histoire, magistra uitae, pourraient-elles toucher la conscience morale si elles ne prenaient au langage le moyen d’exprimer la beauté ? » L’expression uita memoriae montre que l’historia recèle un principe actif de communication, et non pas seulement d’information. La fides historica répond à un engagement idéologique qui oriente l’histoire, par une mémoire sélective, active (p. 44-45) : « … la lex ueritatis était une exigence implicite de toute entreprise historiographique. Mais au terme de l’acte de création littéraire, nous trouvons un concept plus riche : la fides historica, qui est, pour Cicéron, la condition de validité de l’historia… la quête de la beauté suppose non point le culte de la ressemblance (similitudo), mais un renchérissement, une idéalisation… Le traitement de la matière historique, dans l’historia ornata, n’échappe point à ces lois esthétiques, qui commandent l’exaedificatio du monument littéraire, son “écriture”, en prenant le terme au sens “poïétique” que lui confère la critique contemporaine. Ornare rem : mettre en valeur ce qui mérite de l’être — d’où : ordonner en significations. Encore une fois, nous percevons la distinction cicéronienne entre information et communication. La fides historica tient à la vérité du message… Sans doute l’expérience du consulat de 63 joue-t-elle un rôle déterminant dans cette sensibilité cicéronienne à l’histoire comme conflit dramatique entre l’individu et les circonstances. Ceci explique les traits de dramaturgie aristotélicienne qui composent le fond de la lettre à Lucceius et ordonnent, semble-t-il, le corpus des poèmes autobiographiques. Il n’y a donc pas falsification historique, mais stylisation dramatique et idéalisation spontanée des personnages… La notion d’historia ornata implique l’unification philosophique des arts du langage, et la reconnaissance de l’œuvre d’art comme lieu d’expression de la conscience morale. Parce que l’historia s’adresse à la conscience morale, elle doit être écrite par l’orator, qui seul peut lui conférer sa dignitas. L’historia ornata engage autant l’éthique que l’esthétique cicéroniennes : nous sommes ici au cœur d’une idéologie dont la cohérence a peut-être été mal perçue. Cicéron ne revendique pas seulement une historiographie bien écrite, un récit enjolivé par le style : ornare historiam, c’est proclamer que seule la beauté peut faire du passé un messager idéal. »