ANNEXE N° 11 : L’ENCHAÎNEMENT DES GENERATIONS D’INTERLOCUTEURS

Il est essentiel d’observer la succession des interlocuteurs des dialogues cicéroniens. Ainsi, M. Ruch constate dans les préambules du De oratore, III, et du Brutus, que la responsabilité de la vie oratoire et politique passe de Crassus à Hortensius, puis d’Hortensius à Cicéron ; cf. Le préambule dans les oeuvres philosophiques de Cicéron…, p. 257 : « Au moment où De oratore, le soleil est à son déclin, Crassus termine son discours, comme animé du pressentiment de sa fin prochaine et comme pour céder sa place à l’astre nouveau qui s’est déjà levé au ciel de l’éloquence, Hortensius, gendre de Catulus (III, 228). De nouveau plusieurs décades ont passé : la mort d’Hortensius sonne le glas d’une génération : elle est survenue à une époque aussi troublée que les dernières années de la vie de Crassus. Ainsi dans le prooemium du Brutus réapparaissent les thèmes majeurs du livre 3 De oratore : là l’épilogue d’un long ouvrage dominé par la figure de Crassus ; ici le prologue empreint d’une émotion renouvelée qui incite Cicéron à écrire l’histoire de l’éloquence pour montrer à quel degré de perfection elle a abouti. »

Cicéron considère qu’il est l’aboutissement de l’évolution historique de l’éloquence romaine ; pour cette raison, il lui importe de s’inscrire dans la continuité de celle-ci, en rappelant son histoire dans le Brutus (M. Rambaud, Cicéron et l'histoire romaine…, p. 100-101) : « L’idée d’évolution domine tout l’ouvrage, évolution de l’éloquence romaine, évolution du talent d’un individu, évolution des arts, peinture et sculpture, évolution de l’éloquence en Grèce… le tour d’esprit n’en est pas moins historique. Appliquée à l’éloquence romaine, cette idée d’évolution conduit Cicéron à marquer les étapes du progrès, à marquer… les dates, les âges ou les générations des orateurs… » M. Rambaud (ibid. p. 100-108) analyse avec une précision exhaustive l’enchaînement des dialogues cicéroniens, dont les protagonistes appartiennent à des générations successives, et contruisent de dialogue en dialogue une illustration de l’histoire de Rome depuis la deuxième guerre punique jusqu’à la guerre civile. En les mettant ainsi en scène, Cicéron constitue une chaîne d’acteurs et de garants de la continuité du pouvoir romain dont il est le dernier maillon et dont le souvenir se manifeste dans sa personne même : il est le relais d’un enseignement moral, intellectuel et politique transmis de génération en génération (p. 102-103) : « … la manière dont il regroupe les orateurs par générations de contemporains sort du cadre purement annalistique d’une liste de magistrats, et déborde le dessein assez étroit du Brutus. Il en a usé avant ce traité et après : elle correspond à son sentiment personnel de l’histoire romaine. Quatre traités, et des plus importants, en témoignent ; ces dialogues, platoniciens en apparence, où Cicéron a introduit des personnages représentatifs du passé, Crassus et Antoine, pour exprimer ses pensées sur l’art oratoire, Caton, Scipion et Laelius, pour exposer ses préceptes sur la vie privée et le devoir civique. Ces mises en scène du De oratore, du Cato maior, du De republica, du De amicitia, sont par elles-mêmes significatives. De plus, l’appariement chronologique en est une règle : Scipion et Laelius figurent cote à côte dans le De republica et le Cato maior ; Q. Mucius Scaevola et Fannius dans le De republica et le De amicitia ; Crassus et Antoine dans le De oratore, ou encore ces trois “jeunes” : P. Sulpicius Rufus, C. Aurelius Cotta et C. Julius Caesar Strabo, nés, les deux premiers en 124, le dernier vers 120… Il leur prête des allusions à leurs contemporains et aux générations précédentes. Ces allusions les relient à la société et à l’histoire. Ainsi, mieux que le Brutus, la forme dramatique de ces dialogues révèle une catégorie de l’esprit cicéronien, le sentiment de la continuité des générations. » La chronologie des dialogues mis en scène établit une continuité transgénérationnelle, des anciens vers les plus jeunes (p. 104) : « Pour (Cicéron), du père au fils, du maître au disciple, de l’aîné à de plus jeunes émules, tous les Romains sont liés entre eux au cours de l’histoire. La situation des dialogues revient à un acte de tradition : les plus âgés transmettent aux plus jeunes les leçons acquises par leur expérience. Dans le Cato maior, Caton instruit Scipion Emilien et C. Laelius ; dans le De republica, Scipion transmet une tradition romaine et familiale à des jeunes, Q. Aelius Tuberon, P. Rutilius Rufus, et les gendres de Laelius, Fannius et Q. Mucius Scaevola ; dans le De amicitia, Laelius, à son tour, entretient ses gendres et, dans le De oratore, Crassus, devant son beau-père, Q. Mucius Scaevola, et Antoine instruisent de jeunes orateurs. » L’enchaînement chronologique des dialogues est d’autant plus perceptible que le même personnage est mis en scène à différents âges, ce qui permet au lecteur de le voir mûrir et relayer la parole de son maître, auquel il se substitue (p. 106) : « Cicéron a placé le dialogue du Cato maior en 150, celui du De republica en 129 avant la mort de Scipion, le De amicitia la même année, après la mort du grand homme, et le De oratore en 91. Ainsi jeune auditeur dans un dialogue, le même personnage reparaît dans un autre avec un rôle d’aîné. Ces personnages portent la tradition… D’un dialogue à l’autre, sous la forme de souvenirs ou celle de traditions orales, les allusions permettent de remonter verticalement le cours de l’histoire romaine. » Le mot memoria prend tout son sens de “génération” dans cette chaîne de la tradition républicaine, dont Cicéron veut être un maillon — le dernier avant la catastrophe.

A. Michel, « Rhétorique et philosophie dans les traités de Cicéron », ANRW I, 3, 139-208, p. 167-168, montre que Cicéron s’inscrit dans cette continuité par un dialogue constant avec les anciens : « En somme, si on les prend dans l’ordre de la publication, les œuvres philosophiques de Cicéron paraissent composées d’une manière capricieuse. La place occupée par l’auteur change sans cesse. Mais si on les classe par sujets, on découvre une tendance constante : Cicéron commence par donner la parole à autrui. Puis il reprend lui-même à son compte les mêmes thèses. Cela provient sans doute du désir de s’appuyer d’abord sur des autorités, peut-être aussi de donner plus d’ampleur à ses premiers ouvrages, qui sont des dialogues à plusieurs personnages. Mais, comme le souligne la transition réalisée par le Brutus entre le De oratore et l’Orator, cela montre aussi que Cicéron demande à l’histoire romaine de lui servir de préface. Il a tendance à mettre d’abord en lumière (au risque de commettre certains anachronismes) que les problèmes qu’il se pose ont inquiété les plus grands des Romains. Puis il s’isole dans sa propre méditation. Il se convainc de plus en plus que les problèmes de la cité sont ceux de son âme. Sa méditation philosophique devient de plus en plus personnelle. » Ainsi, Cicéron utilise l’histoire à son profit, parfois au prix de certaines libertés avec la réalité (M. Rambaud, ibid., p. 168 n. 88) : « Par exemple, le De senectute nous montre Caton l’Ancien dans les meilleurs termes avec Scipion Emilien ou Laelius. Tous communient dans une idéologie cicéronienne. Il y a là sans doute un anachronisme. »