ANNEXE N° 12 : LA CONCORDIA

J. Hellegouarc’h, Le vocabulaire latin des relations politiques, Paris, 1963, p. 125-127, la définit ainsi : « Le mot s’applique aussi aux trois classes de la société romaine et prend sa pleine signification dans la formule cicéronienne de la concordia ordinum ». H. Strasburger, Concordia ordinum, Eine Untersuchung zur Politik Ciceros, Leipzig, 1931, décrit le consensus comme un idéal (p. 59) : « Consensus omnium bonorum ist ein Ideal, getragen von einser Partei, festgelegt in der Staatsauffassung ihres Führers Cicero. Man darf hier einmal in Rom von einer Partei sprechen, da nicht, wie gewöhnlich, die Ständeordnung den Ausgangspunkt bildet, sondern eine ideelle Tendenz die — durch sehr verschiedene Motive angelockte — Anhängerschaft um sich versammelt. Das ideelle Programm versuchte Cicero in wirksame Realpolitik umzusetzen, und es griff auch durch seine zeitweilige Wirkung in die Realpolitik ein. » Cf. également P. Jal, « Pax ciuilis-Concordia », REL 39 (1961), p. 210-231. V. Pöschl, « Quelques principes fondamentaux de la politique de Cicéron », CRAI 1987, 340-350, p. 340-341, analyse ainsi le consensus : « Suivant Cicéron, le consensus s’exprime dans le jeu équilibré des trois éléments constitutifs de la constitution mixte : la magistrature, le Sénat et le peuple, dans la concordia ordinum, c’est-à-dire l’accord régnant entre le Sénat et les chevaliers, l’aristocratie de naissance et l’aristocratie d’argent, parmi les membres du corps sénatorial et, finalement, dans le consensus omnium bonorum, où boni ne désigne pas seulement des membres des deux ordres privilégiés, mais aussi ceux du peuple… La conséquence à en tirer, c’est-à-dire créer le plus possible la concordia, pour laquelle Cicéron lutte inlassablement, ne cesse de se heurter à la nature des hommes à courte vue poursuivant les intérêts particuliers, qui se révèlent par la suite nocifs, pour ne pas dire destructeurs… C’est dans le consensus omnium bonorum que Cicéron voyait la seule possibilité de maintenir l’ordre républicain » ; cf. G. Achard, Pratique rhétorique…, p. 72-74 : « … pour la concordia l’adaptation même des formulations aux auditoires laisse apercevoir une évolution d’une concordia ordinum étroite à un vaste consensus populi. » Toutefois J. Béranger, « Ordres et classes d’après Cicéron, Recherches sur les structures sociales dans l’Antiquité classique », Cæn 25-26 avril 1969 (Colloques nationaux du CNRS), Paris, CNRS, 1970, 225-242, repris dans Principatus…, 77-95, p. 78, relève que l’expression concordia ordinum qui a fait couler tant d’encre n’apparaît que deux fois dans l’œuvre de Cicéron (Att. 1, 17, 9 ; 18, 3).

Sur l’échec et la brièveté de la concordia après le consulat de 63, cf. P.-M. Martin, « A propos des débuts de la carrière politique de Cicéron », Latomus 42, 1, 1983, 116-125, p. 124 : « … (Cicéron) avait raison de répéter qu’il avait rétabli la République, l’auctoritas senatus et instauré la concordia ordinum. Le malheur est que ce fut pour un temps fort bref, non seulement parce que, comme dit l’auteur, bientôt allaient se lever des forces en face desquelles ces notions seraient impuissantes — elles l’étaient déjà depuis un demi-siècle au moins —, mais parce que le sénat ruina lui-même son auctoritas à peine rétablie et parce que la concordia bonorum de 63 ne fut qu’une éphémère coalition de la peur, défaite aussitôt que le péril s’éloigna. »

Tendancieuse, l’analyse très générale de la concordia cicéronienne par J. Carcopino, Les Secrets…, p. 377, en dénigre les spécificités pour l’amalgamer au désir de plaire de tout homme politique : « Si, par là, on entendait une sorte d’entente générale, de fusion universelle, l’extension des mots leur ôterait toute portée, et ils ne signifieraient rien de plus que cette union de bons citoyens dont Cicéron, comme n’importe quel politicien, dans n’importe quel pays et à n’importe quelle époque, a l’habitude de revendiquer le patronage et le concours. » Ces considérations sont déjugées dès que l’on prend en compte la situation politique de Cicéron passée sous silence par J. Carcopino, et que l’on observe combien l’époque n’est pas à l’union, au rassemblement, au compromis, mais bien plutôt à la rupture, au corporatisme et pour finir à la discorde civile ! De la même façon, le jugement porté sur la sincérité de Cicéron dans la défense de la concorde, lorsqu’il se targue d’avoir usé de toutes les armes de la rhétorique au Sénat, en 61, pour impressionner Pompée et le convaincre de l’union des ordres (Att. I, 14), semble gratuite (p. 382-383) : « Ainsi de son propre aveu, la “concorde des classes”, elle-même, n’était qu’un thème à variations plus ou moins brillantes. Quand les auditoires s’en seront fatigués, Cicéron en sera quitte pour en choisir un autre, et si besoin est, à lacérer ses propres décrets. » La concorde n’est pourtant pas qu’un simple thème rhétorique, interchangeable, comme feint de le croire J. Carcopino, mais une nécessité politique pour assurer la restauration de la res publica, selon un Cicéron dénué de forces militaires : c’est une troisième voie entre les optimates intransigeants et les populares démagogues et révolutionnaires.

Toutefois, nombreux sont les auteurs modernes qui, a contrario, ont démontré l’importance et la valeur de cette conception cicéronienne. A. Michel, « La notion de consensus chez Cicéron », Sodalitas : scritti in onore di Antonio Guarino, éd. V. Giuffrè, Napoli, 1984-1985 (Biblioteca di Labeo 8), 1, 203-217, rappelle d’abord (p. 204) la thèse d’E. Lepore, Il princeps ciceroniano… (1954) sur le passage chez Cicéron de la concordia ordinum, « vieil idéal, issu des Scipions, comme l’a montré Strassburger (H. Strassburger, Concordia ordinum, Eine Untersuchung zur Politik Ciceros, Amsterdam, 1956) au consensus bonorum omnium dans les Catilinaires et à la définition des « meilleurs » (optimus quisque) dans le Pro Sestio (p. 204) : « Cicéron veut exclure de la cité les mauvais citoyens ou, en tout cas, les écarter des affaires. » L’expression concordia ordinum est rare (p. 204) ; « l’idée de concorde… implique tout un vocabulaire de la cohésion sociale ». S’appuyant sur le Pro Sex. Roscio Amerino 135, A. Michel constate l’existence de « trois partis. L’un soutenait les populares, l’autre la nobilitas. La troisième tendance, tenuis et infirma, visait ut componeretur et n’a pas réussi ; Cicéron la suivait : quand il en a vu l’échec, il s’est rallié à la nobilitas » (p. 205). La concordia prend donc un double sens, « union » ou « compromis », dans les deux cas, garantie de paix civile (p. 206) : « au sens plein, (Cicéron) dit alors que la véritable concorde doit être à la fois entre les hommes et entre les groupes sociaux, qu’elle doit respecter les dignitates et qu’elle implique alors la concordia ordinum. Ou bien il voit dans la concorde la plus modeste garantie de la paix civile : elle se confond alors avec les compromis qui évitent, en dernier lieu, la guerre entre citoyens. » A. Michel observe le passage du consensus bonorum au consensus populi ou ciuium, à partir de son retour d’exil, qui marque la volonté d’une union plus large, de toute la société romaine, notamment dans les Philippiques (p. 207). Il fonde le consensus cicéronien sur la conception néo-académicienne du probable, qui garantit l’union (p. 211-212) : « L’accord des esprits, s’il permet aux doctes de s’unir entre eux et de s’accorder à l’instinct général, apparaît alors comme le garant du probable. On voit que le consensus joue un grand rôle dans la pensée philosophique de Cicéron… Enfin, dans l’idée de consensus, on voit se combiner les deux exigences apparemment contradictoires qui ont toujours régi l’action et la pensée de Cicéron. D’une part, pour atteindre la probabilité, qui est chez l’homme le degré suprême de la certitude, on doit chercher l’accord des esprits ». Finalement, le passage de la concordia au consensus correspond à une vision politique et philosophique plus large (p. 217) : « Dans l’action historique, Cicéron, parti de l’exigence moralisante des Catilinaires, passe par la concorde, qui est recherche de l’équilibre minimum en politique pour aboutir à une autre exigence, globale, totale, héroïque : le consensus populi. Le passage d’une attitude à une autre se situe vers le temps du De oratore et du De republica. La pensée de Cicéron repose sur une théorie du droit naturel issue de l’éclectisme de l’Ancienne Académie. Elle combine la croyance dans la supériorité aristocratique des hommes compétents et le désir d’affirmer l’unité de l’humain… la réflexion cicéronienne… touche (de manière indirecte) à la question du contrat social et à la définition du populus. » G. Achard définit ainsi une étape de l’évolution de la concordia dans le Pro Sestio (« Le Pro Sestio : un programme conservateur révolutionnaire à l’usage de la jeunesse ? », VL 129, mars 1993, 17-25, p. 18-19) : « Cicéron souhaite donc réunir les forces vives de la cité, des hommes qu’unissent des liens réels, puisqu’ils disposent, grâce au système censitaire, du plus grand poids lors des votes et qu’ils ont en commun un certain niveau social, une certaine richesse et une solide moralité : il donne ainsi un fondement à la fois électoral, sociologique, économique et idéologique, voire philosophique, à cette concordia. Cette entente va plus loin que la simple concordia ordinum, qui regroupait sénateurs et chevaliers, de 63. Le consulaire essaie de constituer une sorte de parti des meilleurs citoyens de cette société hiérarchisée. C’est une étape importante de sa réflexion politique, qui aboutira à l’époque des Philippiques au consensus omnium ciuium Romanorum, le regroupement de tous les citoyens romains dignes de ce nom. » p. 24 : « Ce discours énonce pour la première fois, semble-t-il, à Rome un programme de gouvernement clair, original, le seul sur lequel aurait pu s’établir une vraie res publica hiérarchisée, et il donne à ce projet un support électoral efficace et ouvert. » C. Nicolet, Les idées politiques…, p. 65, étend l’élargissement de la concordia ordinum au consensus uniuersorum bonorum, susceptible de fédérer autour de Cicéron l’ensemble des Italiens. Cicéron a « un programme : c’est la concordia ordinum, l’alliance des chevaliers, du Sénat, des notables locaux, excluant à la fois l’oligarchie extrémiste, le pouvoir militaire et l’agitation tribunicienne. Cette politique s’effondre en 60 av. J.-C…. L’acharnement de César, de Clodius et des populaires contre (Cicéron) lui fait rechercher une formule politique plus large, promise à un étrange avenir : l’assentiment de la majorité des “honnêtes gens” (le consensus uniuersorum bonorum). La formule, qui sent sa philosophie grecque, a ceci d’original, pourtant, de compter parmi les boni l’élite de l’Italie, et jusqu’aux affranchis, que la noblesse n’était pas accoutumée à reconnaître pour tels. Mais l’essentiel réside dans le consensus, une sorte de plébiscite généralisé, un mouvement d’allégeance et d’unanimité nationale… » M. Bonjour, Terre natale…, p. 80, observe également que « la théorie du consensus omnium faisait assurément place aux citoyens de toute l’Italie ».