ANNEXE N° 13 : LA VANITE DE CICERON

L’apparente vanité de Cicéron ressassant l’action de 63 et le retour triomphal d’exil de 57, et l’affirmation de ce lien privilégié entre Rome et lui n’ont pas manqué de susciter des polémiques sans fin. J. Carcopino, Les Secrets…, s’acharne, pour dénoncer la vanité de Cicéron, à recenser les textes consacrés par l’orateur à son consulat de 63 (p. 400-402), négligeant le contexte des extraits cités, ainsi que la situation politique postérieure à 63, qui nécessite que Cicéron se protège par sa stratégie de perpétuation du souvenir (comme le relevait déjà Quintilien, I. O., 11 : « En rappelant si souvent son consulat, on peut croire qu’il cédait moins à un sentiment de vaine gloire qu’à un besoin de légitime défense. »). Le style même de J. Carcopino est tendancieux, dans le choix d’un vocabulaire méprisant pour relater les aventures de Cicéron en Cilicie en 51 (p. 404 : « … Lorsqu’il se prévaut d’exploits invraisemblables et usurpés… Cicéron dramatise en un siège héroïque le banal investissement de la bicoque de Pindenissus… »). « Doctrinaire sans doctrine » (p. 374), Cicéron est coupable selon J. Carcopino (p. 374-376) de ne pas mettre en pratique dans ses lettres, dans son action, les principes philosophiques à l’œuvre dans ses dialogues et ses traités théoriques, contrairement à ce dont il se targue (p. 375) : « … dans le temps où il limait, dans ses Tusculanes (I, 17-21) les preuves platoniciennes et pythagoriciennes de l’immortalité de l’âme, il les a biffées d’un trait en confiant à Toranius (fam. VI, 21) que “la mort est la fin suprême de toutes choses”). Il constate l’inaction, les atermoiements et la versatilité de Cicéron là où nous voyons certes l’impuissance, mais aussi la réflexion, le recul intellectuel et la remise en question permanente de toute certitude politique ou philosophique par la pratique du doute néo-académicien. Cf. C. Rouffart-Théâtre, « Cicéron, regards sur soi-même », LEC 60, 3, 1992, 197-216, qui prolonge la mauvaise foi de J. Carcopino, relève toutes les marques de vanité de Cicéron et se complaît à une analyse psychologique superficielle. Il se contente en effet de constater la susceptibilité de l’homo nouus, multipliant les termes relevant du lexique de la sensibilité (p. 198-203 : « Fine observation psychologique… le dépit de Cicéron, blessé par l’indifférence de Pompée… sa susceptibilité d’éternel homo nouus… il sent qu’on l’oublie… une sensibilité comme la sienne… lorsque Cicéron se vante complaisamment, se profile bientôt l’angoisse de perdre la gloire qu’il a connue… pour se rassurer sur sa grandeur »), et néglige le projet politique et la stratégie de défense de Cicéron. Tout est matière à dénonciation, voire à apitoiement ! Quand il consent à relever les analyses théoriques de Cicéron, c’est pour dénoncer sa rouerie d’avocat, alors qu’il déclare à Atticus (Ad Att. I, 14, 4) avoir manipulé Pompée par un discours outrageusement emphatique, devant le Sénat, en 61 (209-211). Or, le propos, loin de révéler le sens de l’esbrouffe d’un Cicéron désireux d’impressionner l’imperator, manifeste au contraire une conscience très claire des mécanismes de son art, l’éloquence, et du but poursuivi et atteint : un rapprochement politique avec Pompée. Prenant du recul, il se moque de lui-même, de sa grandiloquence calculée, et de Pompée, si facile à séduire. Il révèle ainsi des intentions politiques précises ; l’affubler de cette hypersensibilité préromantique paraît pour le moins réducteur : c’est faire d’un enjeu politique une simple affaire d’orgueil, c’est le limiter sommairement, dans un nivellement par le bas, à être ce « doctrinaire sans doctrine » défini avec véhémence par J. Carcopino.

L’aspiration supposée au rôle de princeps défini dans le De re publica est également sujet à discussion. Cf. P.-M. Martin, « Cicéron Princeps », Latomus 39, 4, 1980, 850-878, qui, comme Chr. Rouffart-Théâtre, use de clichés psychologiques méprisants et compatissants, et évite ainsi l’analyse politique : paranoïa et mégalomanie (p. 852), “coquetterie” et “aveuglement” (p. 858), “auto-exaltation” (p. 862), “illusion commune aux gens de lettres” (p. 867), sentiment d’appropriation de la République (p. 868), susceptibilité et bouderie (p. 870), “rêve d’intellectuel” (p. 875), font passer l’orateur pour un doux rêveur ignorant tout de la vie politique tout en lui attribuant l’ambition démesurée d’établir une tyrannie cicéronienne ! G. Achard reprend le sujet avec plus de mesure et rappelle toutes les théories concernant l’identité de ce princeps (« Le De Republica : une candidature déguisée ? », Latomus 49, 2, 1990, 370-382) : théorique (p. 370 : «… il voulait seulement définir les qualités que doit posséder tout homme politique de haut rang. ») ou réel (p. 371 : « … Cicéron avait en tête un princeps unique. ») ? Pompée (p. 375) ? César (p. 375-376) ? Milon (p. 376) ? Curion (p. 376) ? Finalement, Cicéron lui-même « a donc bel et bien endossé un temps — ne fût-ce qu’en imagination — le rôle de princeps (p. 377), comme d’autres l’ont suggéré (entre autres P.-M. Martin, à qui il reproche de ne pas avoir utlisé le De republica pour le démontrer, p. 378). Mais, plus nuancé, G. Achard interdit tout rapprochement du principat cicéronien avec l’augustéen : « il n’est concevable que dans le cadre républicain (rep. I, 34)… Cicéron veut une dictature traditionnelle… Le De republica pourrait être une sorte de contrat entre le rédacteur et les citoyens » (p. 381). Et de conclure (p. 382) : « Le De republica, comme le De oratore, semble bel et bien une requête discrète de principat de la part de Cicéron, qui emploie le seul moyen véritable dont il dispose, son génie d’écrivain, un génie grâce auquel il métamorphose le livre en arme politique et en contrat de gouvernement. » On trouvera une bibliographie étendue sur le sujet dans ces deux articles (P.-M. Martin p. 850 ; G. Achard p. 370-371).

H.-I. Marrou, « Défense de Cicéron », RH 177, 1936, 51-73, analyse ce courant hostile à Cicéron et trouve ses racines (p. 52 : pour Mommsen, il est “avocat à tout faire, parvenu gonflé d’orgueil, nageur entre deux eaux, girouette politique” ; Drumann constitue “le réquisitoire le plus malveillant, le plus uniformément cruel qui ait jamais été dressé.”) chez les historiens allemands T. Mommsen, (Histoire romaine, trad. Alexandre, VI, 332-333, 379-381 ; VII, 150-151) et Drumann (Geschichte Roms V, 230-708 ; VI, 1-604, 679-692). A. Piganiol (Conquête romaine, p. 383) et J. Carcopino (Histoire romaine II, 1, p. 535-536, 569 ; 2, 619, 666-667, 672, 723, 739-740) ont constaté l’échec de Cicéron (p. 54). Retraçant sa carrière, H.-I. Marrou constate l’attachement à la tradition de Cicéron, qui « par éducation devint conservateur au sens sentimental du mot : un homme qui pense les problèmes de l’Etat en fonction de la tradition, du passé ; qui n’attend rien de l’avenir, ni progrès, ni révolution féconde, mais qui se reporte sans cesse avec nostalgie vers une époque révolue où son idéal lui paraît s’être réalisé et que tout son effort tend à faire revivre dans le présent. » (p. 60). Il justifie cet attachement par sa condition d’homo nouus et les difficultés qui en découlent dans la quête des honneurs (p. 56). Toutefois, pour justifier Cicéron, Marrou a tort de se livrer à une analyse psychologique, plutôt que politique ou sociale, du « complexe de l’homo nouus » (M. Ruch) pour expliquer sa vanité d’homo nouus provincial parvenu aux plus hautes fonctions (p. 66) et finalement reconnaître son échec politique et historique, afin de sauver le personnage (le chercheur avoue avec regret que « le personnage a plus d’intérêt que le rôle », p. 71). Cette concession faite aux détracteurs de Cicéron, malgré les bonnes intentions affichées, nie à la fois les mérites et la constance politique de l’orateur, et renonce à détruire sa réputation de versatilité (p. 71). Cf. aussi la réponse d’A. Piganiol au livre de J. Carcopino, « Un ennemi de Cicéron (à propos d’un livre récent) », RH 201, 2, 1949, 224-234, et J. André, « Les relations politiques et personnelles de Cicéron et Asinius Pollion », REL 24, 1947, 151-169, p. 152-153, sur les conditions de publication de la Correspondance de Cicéron.

G. Boissier, Cicéron et ses amis…, relevait déjà les jugements catégoriques et définitifs des historiens allemands Drumann et Mommsen sur Cicéron, « un égoïste et un myope… un feuilletoniste et un avocat » (p. 26), pour dénoncer leur portée idéologique ; pour G. Boissier (p. 27), Mommsen, « toujours préoccupé du présent dans ses études du passé… poursuit dans l’aristocratie romaine les hobereaux de la Prusse et… salue d’avance dans César ce despote populaire dont la main ferme peut seule donner à l’Allemagne son unité. » J. Béranger, « Dans la tempête : Cicéron entre Pompée et César, 50-44 av. J.-C. », Cahiers de la Renaissance vaudoise, 29 décembre 1947, 41-54, repris dans Principatus, études de notions et d'histoire politiques dans l'Antiquité gréco-romaine, recueil publ. F. Paschoud et P. Ducrey, Genève, Droz, 1973, 77-95, 107-115, dépasse la défense parfois maladroite d’H.-I. Marrou et affirme enfin les mérites politiques de Cicéron confronté à des choix difficiles pour les contemporains des événements, contredisant ainsi le jugement de Mommsen (VII, p . 275, trad. Franck, 1863-1889), p. 107-108. Cf. aussi le bel article de P. Grenade, « Autour du De re publica », REL 29, 1952, 162-183, p. 182, qui affirme « la rigoureuse unité (de) la carrière de Cicéron : celle que lui donne la fidélité à un grand idéal politique. Cette unité profonde d’une vie politique traversée par un noble dessein… a été délibérément sacrifiée par J. Carcopino… » ; il réfléchit également à l’identité du princeps cicéronien et refuse la proposition de Pompée (p. 163). R. Marache, « Cicéron en face de César au début de la guerre civile », Congrès de Lyon, 8-13 septembre 1958, Paris, Belles lettres, 1960, 291-295, réaffirme contre J. Carcopino l’honnêteté et le courage de l’attitude politique de Cicéron face à César. A. Haury, « Les secrets d’un triomphe manqué », Atti del I congresso internazionale di studi Ciceroniani. Roma. Aprile 1959, Roma, Centro di studi Ciceroniani, 1961, 129-136, p. 133-135, justifie le désir du triomphe chez Cicéron à son retour de Cilicie et la nécessité pour lui de créer un parti : « … le désir de triompher ne tenait donc pas chez Cicéron à la vanité seule. Les chances d’éviter à la fois les guerres civiles et la dictature dépendaient de l’existence d’un tiers parti. Or, ce tiers parti existait, c’était celui des meilleurs citoyens. Son représentant le plus titré était Cicéron. Consul véritablement national, augure après la mort de Crassus, maintenant imperator, le triomphe l’eût placé, entre les deux triumvirs, ses amis, Pompée, vieux chêne chargé de trophées, et César, non encore triomphateur, dans une position d’arbitre… comment lutter contre l’adroite propagande césarienne du Journal de Rome et des Commentaires sans recourir aussi à des moyens publicitaires comme le triomphe ? »

P. Grimal, « A la recherche du “vrai“ Cicéron », VL 127, septembre 1992, 5-10, évoquant le mépris de J. Carcopino pour Cicéron (p. 5), affirme au contraire la volonté d’exemplarité manifestée par le consulaire dans la remémoration permanente de son comportement, salutaire pour la République, destinée à souder ses concitoyens dans le consensus (p. 8) : « … faire son propre éloge était pour Cicéron la manière la plus efficace de ressouder le groupe des “honnêtes gens”, c’est-à-dire tous ceux qui estimaient que le respect des lois était la condition nécessaire à la survie de l’Etat. L’image que Cicéron voulait donner de lui-même n’était pas destinée à satisfaire sa vanité ; elle constituait un exemple en montrant comment un consul courageux pouvait combattre avec succès les factions qui introduisaient la division dans l’Etat. »