ANNEXE N° 14 : LA MEMOIRE DES MORTS

J.-P. Vernant, Autour des morts, mémoire et identité : actes du Ve colloque international sur la sociabilité, Rouen, 19-21 novembre 1998, préface, dir. O. Dumoulin et F. Thelamon, Rouen, 2001, 9-10, p. 10, évoque ainsi une cérémonie qui rend hommage au souvenir collectif de soldats athéniens morts à la guerre : « … les cercueils sont amenés, l’oraison funèbre est prononcée, mais aucun nom n’est indiqué. La mémoire a en quelque sorte pour objet la cité elle-même, le groupe dans son abstraction. Les noms seront ensuite portés sur les stèles, mais au cours de la cérémonie — cérémonie aux morts d’une guerre précise pourtant — c’est tout le vieil idéal aristocratique de l’exploit guerrier qui permet d’échapper à cette espèce de gouffre qu’est la mort, gouffre dans lequel toute culture doit sombrer. Ainsi est gérée cette remembrance d’une façon telle que c’est le corps civique tout entier qui est bénéficiaire de tout ce passé remémoré. » Ces observations pourraient fort bien s’appliquer à l’ara uirtutis des soldats tombés devant Modène. Cf. P. Schmitt-Pantel, « Evergétisme et mémoire du mort. A propos des fondations de banquets publics dans les cités grecques à l’époque hellénistique et romaine », La Mort, les morts dans les sociétés anciennes, dir. G. Gnoli et J.-P. Vernant, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l'homme, 1990, 177-188, p. 183, sur le souvenir des évergètes répercuté sur leur descendance, de façon dynastique : « La mémoire privée et la mémoire civique n’ont pas le même pouvoir dans la cité. En effet, la mémoire civique n’est pas seulement le souvenir d’un fondateur-évergète particulier. La mémoire acquise par la fondation — et au-delà par la pratique évergétique — perpétue après la mort la qualité d’évergète du citoyen, mais rejaillit aussi sur la descendance et contribue à inscrire toute la famille du fondateur au rang des notables. La mémoire civique joue un rôle important dans la reproduction du système social. ». N. Belayche, « La neuvaine funéraire », La mort au quotidien dans le monde romain : actes du colloque organisé par l'Université de Paris IV, Paris-Sorbonne, 7-9 octobre 1993, éd. F. Hinard, Paris, De Boccard, 1995, 155-170, récapitule les rites funéraires romains et montre l’importance de la remémoration qui leur est associée : ius imaginum — le cortège des imagines avait fortement impressionné Polybe (VI, 53-54) — (p. 160 : « Le ius imaginum est d’ailleurs un des sceaux de la noblesse, celle qui donc ne meurt jamais puisque ses ancêtres sont périodiquement revivifiés. ») ; laudationes funebres (p. 161 : « Les laudationes funebres prennent, au plan du discours, le relais de la représentation jouée. Elles font revivre les vertus civiques et publiques du mort et de sa lignée masculine. ») ; monumenta au bord des routes (p. 166 : « On sait que la présence du mort est définitivement assurée par sa mémoire. Le vocabulaire en est connu et clair, qui parle de monumentum pour le tombeau, donc de signe, et de memoria pour la pierre qui reçoit l’épitaphe… La présence est une fois encore essentiellement civique, trace laissée dans la mémoire de la collectivité, parfois responsable de sa persistance et rappelée à tout passant que souvent l’épitaphe interpelle… La localisation même des tombeaux, au bord des grandes voies d’accès aux villes, assure une visibilité maximale et permanente de la présence… Ces présences-souvenirs, dont les monuments divers encombrent les hauts lieux civiques de Rome, sont périodiquement revivifiés lors de la sortie des imagines dans les cortèges funèbres. ») ; toutes ces pratiques sont autant de marques du souvenir des ancêtres des grandes familles, donc du pouvoir de leurs descendants (p. 166-167 : « Polybe a très finement noté, dans son “ethnographie” des coutumes funéraires romaines, le rôle de l’oraison funèbre dans l’annihilation de la mort. “la réputation qui s’attache à la valeur de ces héros se renouvelant constamment, la gloire des hauts faits reçoit l’immortalité, en même temps que la renommée de la patrie devient familière à la masse du peuple et passe à la postérité” (VI, 54, 1-2). L’ami des Scipions a clairement saisi le double effet pédagogique et politique de cet usage. Pour la nobilitas dirigeante des derniers siècles de la République, le souvenir compte parce qu’il est actif. Mais Polybe laisse aussi clairement entendre que l’objectif de cette memoria guide les actions de la vie. La mort n’existe pas puisque les valeurs portées par les disparus continuent de bâtir le film de la vie. La présence des acteurs décédés de l’histoire confirme à la nobilitas son droit à commander. »). Sur la place des épitaphes dans la préservation du nom , donc de la personne du mort, cf. G. Sanders, « Sauver le nom de l’oubli : le témoignage des CLE d’Afrique et aliunde », L'Africa romana VI, 1, 1989, 43-79. F. Dupont, « Les morts et la mémoire : le masque funèbre », La Mort, les morts et l'au-delà dans le monde romain, actes du Colloque de Caen, 20-22 novembre 1985, dir. F. Hinard, Caen, 1987, 167-172, p. 168, précise le ius imaginum : « Le ius imaginum, ou droit de posséder des images d’ancêtres, est le privilège de la nobilitas, patricienne ou plébéienne, du moins depuis que les plébéiens ont accès aux honores. Réciproquement, posséder des images d’ancêtres est la seule façon d’être noble, c’est-à-dire, pour reprendre les termes latins, de posséder des ancêtres. Ce qui signifie qu’à Rome il n’y a d’autre mémoire généalogique que celle des images… Le funus indictiuum, les funérailles où il y a des imagines, n’est pas la glorification du mort mais de ses ancêtres. C’est pourquoi les hommes nouveaux essayent de se retrouver des ancêtres “honorables”. » H. Lavagne, « Le tombeau, mémoire du mort », La Mort, les morts et l'au-delà dans le monde romain, actes du Colloque de Caen, 20-22 novembre 1985, dir. F. Hinard, Caen, 1987, 159-166, évoque l’importance de la mémoire dans la construction du tombeau (p. 159 : « … le tombeau est édifié pour être un signe, souvent ostentatoire, et rappeler par son décor et son inscription un individu dont on veut perpétuer la mémoire. Il est μνημειονmonumentum dans toute l’acception du terme, et ce mot, dans l’épigraphie funéraire garde toujours sa résonance étymologique… Le tombeau apparaît donc bien comme une mémoire du mort et l’affirmation d’une valeur individuelle. »), édifice essentiel pour les Romains (F. Hinard évoque « l’incomparable richesse linguistique du vocabulaire qui le désigne », p. 160). Il est destiné à faire vivre le souvenir du mort auprès de la postérité, comme le confirme le cas de Tullia (p. 161 : « Quelle que soit la signification philosophique de l’“apothéose” de Tullia, son cénotaphe ne peut être “mémoire du mort” que s’il s’adresse aux vivants, non pas simplement aux membres de la famille qui l’ont connue, mais au passant futur, pour qui il est toujours le “livre à venir”. »).

E. Valette-Cagnac, La lecture à Rome : rites et pratiques, Paris, Belin, 1997, étudie l’impact de la lecture de l’épitaphe dans la célébration de la mémoire du mort (p. 95) : « L’idée que la seule mention du nom puisse assurer au défunt une forme d’immortalité suppose que l’on reconnaisse à l’écriture funéraire une valeur pragmatique et, par conséquent, qu’on accorde à la lecture de l’épitaphe une fonction performative. Par son regard — et éventuellement sa voix — se posant sur les mots, le lecteur a le pouvoir de faire “re-vivre” le mort. Ce processus est analysé de façon détaillée par H. Faüsle, dans un ouvrage dont le titre résume parfaitement le thème central et l’enjeu, “le monument, garant du souvenir”. L’auteur, en d’autres termes, analyse comment le tombeau et l’inscription qui l’accompagne peuvent assurer au mort une forme de survie dans la mémoire des vivants. » L’inscription funéraire vient donc compléter le tombeau dans sa fonction commémorative (p. 108) : « La figure du lecteur d’inscriptions fournit un point de vue intéressant pour observer comment s’articulent d’une part la louange et la parole poétique — la mémoire phatique et auditive — et d’autre part le monument funéraire — la mémoire oculaire. »