La cartographie répond au besoin, presque aussi ancien que l’humanité, de communiquer et de conserver la mémoire des lieux et des informations qui s’y rapportent. Bien que des peintures rupestres témoignent d’une activité proche de la cartographie dès la préhistoire et que les civilisations égyptiennes et babyloniennes aient dressé des plans urbains, la naissance de la cartographie est classiquement située dans l’Antiquité grecque durant laquelle les géographes s’attachèrent à représenter le monde connu sous la forme de cartes, en mélangeant mesures, calculs mathématiques, mythologies et réflexions philosophiques. Après le Moyen Age qui vit les préoccupations des géographes se concentrer sur l’aspect symbolique de la carte, ce fut d’ailleurs la redécouverte de cette géographie grecque au 16e siècle qui posa les fondations de la cartographie occidentale moderne. Au 17e siècle, les progrès de l’artillerie et de la guerre de siège suscitèrent le développement des plans de places fortes : ces représentations détaillées d’une partie très réduite de la surface terrestre furent qualifiées de topographiques (du grec topos, lieu, et graphein, décrire), par opposition à la cartographie chorographique des atlas (du grec choros, paysage), aussi dite générale, qui couvrait de vastes régions. Mais ces deux types de représentation cartographique restaient essentiellement figuratifs, la géométrie n’intervenant que pour la détermination des systèmes de projection des mappemondes. Ce fut à l’extrême fin du 17e siècle, sous l’impulsion de la recherche scientifique sur les dimensions de la terre et de la modernisation fiscale des Etats, que commença à s’imposer, avec la généralisation des méthodes de triangulation, une vision de la cartographie qui est encore la nôtre aujourd’hui : une carte doit représenter un lieu le plus fidèlement possible, et cette fidélité est garantie par des mesures physiques du terrain et par l’emploi de règles mathématiques pour leur transcription graphique.
Dans son acception actuelle la plus courante, la topographie est une « technique qui consiste à lever la carte ou le plan d’un terrain, à une échelle réduite, en supposant la terre plane »2, « avec l’indication de son relief »3. Si cette définition générale peut effectivement s’appliquer à la cartographie topographique, elle n’est cependant pas assez précise, en particulier dans une perspective historique, pour la différencier systématiquement de la cartographie chorographique. Il me faut donc, avant toute autre considération, en faire la critique précise afin de formuler une définition plus adaptée à une étude historique de la cartographie topographique alpine.
Tout d’abord, la référence faite à une « échelle réduite » est ambiguë : si toutes les cartes utilisent une échelle réductrice pour représenter un territoire plus ou moins vaste sur une surface de papier forcément plus petite, les cartes topographiques sont les cartes dressées aux échelles les plus grandes, c’est-à-dire avec le dénominateur le plus faible 4. Ensuite, la simple mention d’une « indication » du relief est aussi trompeuse : alors que les cartes chorographiques indiquent seulement les principales caractéristiques du relief, les cartes topographiques ont au contraire pour objectif de représenter avec les détails nécessaires les formes particulières du relief. Enfin, le rejet des contraintes géodésiques (« en supposant la terre plane ») n’est valable que pour des cartes topographiques locales ; les cartes d’ensemble d’un pays, souvent formées de plusieurs centaines de feuilles différentes, doivent prendre en compte la sphéricité de la terre, et donc utiliser des systèmes de projection, pour que leurs feuilles puissent être assemblées de façon cohérente.
Surtout, si le levé 5 de la planimétrie et du relief du terrain est effectivement la base de toute cartographie topographique6, sa nature au moins partiellement instrumentale doit être définie. En effet, certains géographes du 17e siècle pratiquaient des repérages sur le terrain qui peuvent être considérés comme des levés très simples : c’est par exemple le cas du Piémontais Giovanni Tomaso Borgonio (1620-1683), qui fit des reconnaissances sur les lieux, entre 1676 et 1680, pour dresser sa Carta generale de Stati di Sua Altezza Reale 7, publiée en 1680 à l’échelle du 1 : 192 000. Bien que considérée par certains spécialistes comme « la première véritable carte topographique militaire de l’histoire en raison de la rigueur avec laquelle les routes et les cols alpins sont représentés »8, elle ne me paraît pas être représentative, ni par son échelle, ni par sa méthode de levé, de la cartographie topographique moderne dont l’apparition était pourtant contemporaine. Si la mesure directe du relief, qui ne se développa que tardivement au 19e siècle, ne me semble pas un critère pertinent pour définir cette dernière, je pense par contre que l’appui des levés sur une triangulation, c’est-à-dire l’exploitation indirecte de mesures instrumentales du terrain, en est une caractéristique fondamentale.
J’adopterai donc pour mon étude la définition, plus précise et plus restrictive, suivante : la cartographie topographique est une représentation graphique à grande échelle de la planimétrie et du relief d’un territoire à partir de levés effectués sur le terrain et basés sur une triangulation, représentation éventuellement établie dans un système de projection permettant de prendre en compte la sphéricité de la terre. La notion de grande échelle varie selon les époques, mais elle peut être assez généralement définie comme supérieure à 1 : 100 000 et inférieure à 1 : 10 000 dans la représentation cartographique, avec des levés effectués à des échelles supérieures au 1 : 50 000.
TLFi, Trésor de la Langue Française informatisé [base de données en ligne]. Nancy : CNRS - Analyse et Traitement Informatique de la Langue Française, [2002- ]. Format World Wide Web. Disponible sur : http://atilf.inalf.fr
Topographie. Le Petit Robert. Dictionnaire alphabétique & analogique de la langue française. Paris : Société du Nouveau Littré, 1970, p. 1795.
Il me faut attirer d’emblée l’attention du lecteur sur ce point : une échelle donnée est dite supérieure à une autre si son dénominateur est inférieur, puisqu’il s’agit, du point de vue mathématique, d’une fraction.
Sauf dans les citations, j’ai toujours préféré la graphie « levé » à celle plus ancienne « lever ».
Voir par exemple : MARTONNE Emmanuel de. Traité de géographie physique. Climat. Hydrographie. Relief du sol. Biogéographie. Paris : Armand Colin, 1909, p. 371.
Connue aussi sous le nom de carte de Madame Reale et commandée à Borgonio par le roi Charles-Emmanuel II, la Carta generale de Stati di Sua Altezza Reale est une carte murale monochrome composée de quinze feuilles, sur laquelle le relief est représenté par un dessin estompé et ombré. Elle servit de base à plusieurs autres documents et son influence sur la cartographie des Alpes occidentales dura plusieurs décennies.
Voir : ALIPRANDI Laura et Giorgio, Le relief des Alpes sur la carte de « Madama Reale » réalisée par le cartographe G. T. Borgonio en 1680. Images de la montagne. Paris : Bibliothèque Nationale de France, 1984, p. 95-104.
ALIPRANDI Laura et Giorgio. La Découverte du Mont-Blanc par les cartographes, 1515-1925. Turin : Priuli & Verlucca, 2000, p. 43 (Collection : Art dans les Alpes)