La spécificité de la cartographie de haute montagne en France.

Si ma décision d’étudier la cartographie alpine tenait initialement d’une affinité régionale, elle a été rapidement, au cours des recherches qui précédèrent ma thèse, confortée par la place particulière de la représentation des régions de haute montagne dans l’évolution de la cartographie topographique. En effet, bien que les chaînes montagneuses françaises, zones de frontière à l’intérêt stratégique, aient été, dès la fin du 17e siècle, l’objet de travaux topographiques plus importants que les simples plans des places fortes qui y étaient situées, elles furent longtemps négligées par les entreprises de cartographie générale du territoire français. Les montagnes étaient pratiquement absentes de la carte de Cassini, qui se contentait de situer planimétriquement les obstacles au déplacement qu’elles formaient. Au 19e siècle, elles posèrent des problèmes aigus pour la réalisation de la carte de France au 1 : 80 000, dite carte d’état-major, d’autant plus que la direction de la carte refusa longtemps de reconnaître la difficulté des opérations sur ce type de terrain. Pourtant, ces cartes topographiques nationales s’inscrivaient dans la volonté, tant politique que scientifique, d’une représentation homogène de l’ensemble du territoire : au cours des 19e et 20e siècle, l’adoption et la généralisation d’une représentation géométrique du relief suscitèrent donc d’importants efforts pour l’adapter aux régions montagneuses. La conjugaison d’une méconnaissance générale de ces régions, de leur découverte scientifique et touristique par quelques pionniers et du désintérêt tardif des autorités publiques, y favorisa le développement d’une pratique cartographique très différente du reste du territoire. Cette situation apparemment paradoxale, entre ignorance tenace et attention particulière, reste une des principales originalités de la cartographie des régions alpines, et donc l’une des problématiques centrales de mon étude : dans quelles conditions apparut et se développa, entre le 19e et le 20e siècle, une cartographie spécifique de la haute montagne en France ?

Ma focalisation sur la cartographie française n’est pas seulement une conséquence pratique des conditions dans lesquelles j’ai mené mon travail. Certes, la réalisation d’une étude comparative systématique entre les cartographies française, suisse et italienne des Alpes du nord, aurait nécessité des moyens difficiles à mettre en œuvre dans une thèse de doctorat. Mais la France présente une situation très particulière qui renforce mon questionnement sur la spécificité de la cartographie de haute montagne. En effet, elle concentra – et singulièrement dans les Alpes du nord – l’essentiel de l’activité d’une cartographie topographique indépendante qui se développa dans la deuxième moitié du 19e siècle, à la suite de l’essor de la glaciologie, de la géomorphologie et de l’ascensionnisme. L’objectif de cette cartographie était de donner une représentation de la montagne plus satisfaisante que celle des cartes de France ; sa structuration autour du Club alpin français, au début du 20e siècle, permit le développement d’une importante production privée. La coexistence d’une cartographie officielle, réalisée par des topographes militaires professionnels, et d’une cartographie indépendante, réalisée par des topographes civils amateurs, constitue une situation profondément originale dans l’histoire de la cartographie, dominée depuis le 17e siècle par des entreprises exécutées sous le seul contrôle des Etats. En imposant un regard spécifique sur la haute montagne, l’influence profonde de ces topographes indépendants marqua une parenthèse cartographique de plus d’un siècle, entre le milieu du 19e siècle et les années soixante. La cohérence de mon sujet procède essentiellement de l’étude de cette dualité originale, replacée dans le contexte plus large de la cartographie française des 19e et 20e siècles.

Cette double problématique justifie une approche elle-même double. D’un côté, l’étude de la spécificité de la représentation topographique de la haute montagne ne se conçoit qu’en parallèle d’une étude plus générale de la cartographie topographique en France qui fournit le contexte politique, institutionnel et technique des développements particuliers dans les régions montagneuses. A bien des égards, ce travail a consisté en une analyse critique de l’histoire de la cartographie officielle, exclusivement écrite par des auteurs appartenant aux différents services qui l’ont produite. L’étude de la cartographie des Alpes du nord autorise un regard particulièrement pertinent, tant sur l’investissement politique, du fait de la situation stratégique de la chaîne qui motiva de nombreuses travaux cartographiques, que sur l’évolution des techniques, du fait de la difficulté de sa représentation qui focalisa de nombreuses expérimentations méthodologiques dont la plus importante fut l’introduction des levés photographiques. Plus qu’une simple étude de cas, j’envisage donc ma thèse comme une histoire parallèle de la cartographie topographique en France et dans les Alpes, avec des allers-retours constants entre les deux domaines, chacun servant à préciser des éléments ou à ouvrir de nouvelles pistes d’interprétation pour l’autre.

D’un autre côté, j’ai aussi étudié les spécificités de la cartographie alpine en elles-mêmes, avec une attention particulière pour la cohabitation entre topographes officiels et indépendants, qui n’avait été abordée que dans des études reprenant systématiquement, sans les critiquer, les éléments de l’histoire « officielle » des topographes indépendants, martelés dans leur très riche production littéraire. Contrairement à celles-ci, j’ai appliqué une analyse historique plus stricte, insistant sur les conditions dans lesquelles se développa cette cartographie alternative pour mesurer son influence nationale, au regard des nouvelles problématiques de l’histoire des sciences et des techniques et de l’histoire de la cartographie. J’avais initialement envisagé d’appuyer cette analyse sur une prosopographie des acteurs de la cartographie alpine, mais l’inaccessibilité de l’immense majorité des dossiers du personnel du service cartographique officiel m’a empêché de la mener à bien. L’étude sociologique du milieu de la cartographie que prône Christian Jacob s’est donc malheureusement réduite, dans mon travail, à quelques hypothèses formulées à partir de l’analyse des rares références à ces acteurs dans les archives cartographiques que j’ai pu consulter. Elles suffisent pourtant à donner une vision cohérente et détaillée des conditions de l’activité cartographique dans les Alpes, en particulier de l’essor de topographes spécialisés dans la représentation de la haute montagne.