Si mon étude parallèle des cartographies alpine et française s’inscrit dans une histoire institutionnelle et une histoire sociale, j’ai pourtant privilégié l’histoire des techniques comme principal axe d’analyse, en réponse à une véritable nécessité historiographique : malgré les vœux de David Woodward11, l’étude des techniques cartographiques avec les nouveaux outils conceptuels de l’histoire des techniques est restée dédaignée, en particulier pour l’époque contemporaine. Cette préférence participe également d’un rejet de l’approche érudite classique : j’ai ainsi décidé de négliger le contenu des cartes et de me consacrer quasi-exclusivement à l’étude détaillée et systématique de leur contenant, c’est-à-dire des techniques employées pour réaliser le discours cartographique, depuis la réunion des informations sur le terrain jusqu’à leur impression sous la forme d’un objet-carte physique.
Ce choix théorique m’a poussé à n’aborder qu’accessoirement les questions relatives au contenu cartographique, en particulier les problèmes de frontière – dont je ne conçois d’ailleurs l’analyse que dans une étude comparative internationale qui sort de mon cadre problématique. Par contre, l’utilisation, à de nombreuses reprises, des Alpes du nord comme un véritable laboratoire pour le développement de nouveaux procédés cartographiques, m’a permis de traiter, d’une façon plus générale, de l’évolution de l’ensemble des techniques cartographiques contemporaines. D’un point de vue méthodologique, ce choix m’a aussi imposé l’adoption d’une véritable analyse sérielle, contrairement à la traditionnelle méthode cartobibliographique dont les listes de cartes servent surtout à identifier les modifications du contenu ou à aider le collectionneur : j’ai ainsi soumis les cartes de mon corpus, réunies dans une base de données informatique, à une étude statistique systématique pour mettre à jour les caractères de l’évolution de la production cartographique et des techniques de représentation topographique.
Ma focalisation sur l’histoire des techniques cartographiques m’a incité à redéfinir le sujet en fonction de temporalités strictement techniques : ainsi, la période chronologique couverte par mon étude a été déterminée par l’évolution des méthodes de représentation cartographique de la montagne, entre le développement de la représentation géométrique du relief au début du 19e siècle et la généralisation de procédés niant les spécificités de la cartographie de montagne dans les années soixante et soixante-dix. Il ne s’agit pas d’un postulat épistémologique : je pense au contraire qu’il est tout à fait possible, et même souhaitable, de faire une histoire de la cartographie présente – comme certains font une histoire du temps présent. Mais les années soixante-dix marquent une rupture profonde dans l’évolution cartographique, dont je soulignerai d’ailleurs les caractéristiques dans la partie pré-conclusive de mon étude. L’informatisation, l’affirmation de la problématique commerciale et la diversification des activités du service cartographique officiel participent à une évolution qui dépasse mon sujet puisqu’elle n’est absolument plus centrée sur la seule représentation topographique du territoire.
La focalisation sur l’étude des techniques cartographiques m’a également entraîné à privilégier l’étape de production cartographique à celle de réception des cartes produites ; je n’ai également abordé les techniques de reproduction elles-mêmes que quand elles influaient sur l’évolution des procédés de rédaction cartographique. Cette préférence se justifie surtout par des problèmes liées aux sources exploitables : comme toutes les questions touchant à l’histoire de la lecture, l’étude de la diffusion et de l’utilisation des cartes se heurte à l’absence quasi-totale de traces matérielles laissées par ces activités et nécessite la mise en place de protocoles de recherche particulièrement complexes et lourds, dont les exemples en histoire de la lecture montrent qu’ils ne peuvent être assurés que par des équipes de recherche travaillant sur le long terme. Cependant, mon étude des techniques cartographiques offre un point de vue pertinent sur l’utilisation des cartes, en particulier pour le fonctionnement du discours cartographique et les liens entre les modes de représentation adoptés et les utilisations potentielles ; j’ai ainsi pu émettre, chaque fois que mes sources le permettait, des hypothèses intéressantes sur l’utilisation des cartes et son influence sur leur réalisation.
WOODWARD David. The study of the history of cartography : a suggested framework. American Cartographer, 1974, 1, p. 101-115.