Le développement scientifique et industriel de la cartographie contemporaine.

Plus généralement, je conçois aussi mon travail comme une étude de cas du développement de la cartographie topographique moderne, que je qualifierai souvent de scientifique puisque la généralisation de la mesure du terrain et de sa représentation géométrique l’ont fait percevoir comme telle par ses acteurs eux-mêmes. Cette axe d’analyse procède essentiellement de l’utilisation des outils conceptuels de l’histoire des sciences pour une étude globale de l’évolution de la cartographie. Dans un essai théorique fondamental, John Brian Harley a émis l’hypothèse que cette évolution s’inscrivait depuis le 17e siècle dans un paradigme de développement scientifique, selon lequel les progrès de la mesure et de la normalisation permettaient une représentation toujours plus précise et objective de la surface terrestre12. A cause de la traditionnelle ignorance de l’époque contemporaine en histoire de la cartographie, très peu de travaux ont traité des éventuelles manifestations récentes de ce paradigme : en étudiant l’évolution de l’histoire topographique sur les deux derniers siècles, j’ambitionne donc aussi d’étudier les modalités de sa généralisation, ce qui justifie ma focalisation – pas tout à fait exclusive toutefois – sur les productions topographiques réalisées à partir de levés originaux du terrain, c’est-à-dire à partir de nouvelles mesures.

Si la généralisation de ce paradigme me parait évidente, je l’ai pourtant soumise à une critique historique systématique pour étudier dans quelle mesure cette conception scientifique de la cartographie s’est traduite dans la pratique elle-même. La période contemporaine marque le passage d’une pratique artisanale à une pratique industrielle, qui s’observe aujourd’hui par l’automatisation de l’exploitation des levés, la mécanisation des procédés de reproduction, l’importance du facteur commercial – c’est-à-dire de la vente du produit. Si les impératifs scientifiques et industriels coïncident sous certains aspects avec la rationalisation du processus cartographique, ils s’opposent également dans d’autres domaines, principalement celui de la précision souvent limitée par les exigences de rendement. J’ai donc porté une attention particulière au rapport entre ces deux orientations fondamentales de la cartographie contemporaine, dans les compromis et les arbitrages qui se sont souvent opérés entre la nécessité industrielle et la volonté scientifique.

En définitive, je conçois donc aussi ma thèse comme une étude de cas de la « scientificisation » et de l’industrialisation de la cartographie à l’époque contemporaine. Pour autant, il ne s’agit pas d’une simple ouverture sur un domaine plus large, mais bien d’une analyse essentielle pour traiter de l’évolution contemporaine de la cartographie alpine. Dans le même mouvement d’aller-retour permanent que j’ai adopté pour l’étude des cartographies alpine et française, mon étude de la cartographie des Alpes du nord fournit des éléments à l’analyse de l’évolution industrielle et scientifique de la cartographie en même temps qu’elle profite des conclusions de cette analyse. En particulier, les changements récents qui aboutirent au déclin de la spécificité de la cartographie alpine – pour ainsi dire à la fermeture de cette parenthèse cartographique – furent essentiellement motivés par l’industrialisation de la pratique cartographique et l’essor de la problématique commerciale. Ainsi, même si j’aborde des sujets qui dépassent la seule cartographie alpine, toutes mes analyses participent au questionnement central qui assure la cohérence de mon étude : quelles furent la place et l’influence de la représentation des Alpes du nord dans la cartographie topographique française aux 19e et 20e siècles.

Notes
12.

HARLEY John Brian. Déconstruire la carte. In BAILLY Antoine éd., GOULD Pierre éd., Le Pouvoir des cartes : Brian Harley et la cartographie. Paris : Anthropos-Economica, 1995, p. 63-64 et 67.