Une périodisation technique.

Bien qu’elle comporte une histoire critique de l’évolution institutionnelle de la cartographie française, ma thèse reste essentiellement consacrée à l’histoire des techniques de la cartographie qui fait tant défaut pour l’époque contemporaine. J’ai donc basé son organisation sur une périodisation des ruptures techniques, déterminée par l’analyse statistique de mon corpus de feuilles que j’ai détaillée dans une première partie traitant de l’historiographie et de mes choix méthodologiques. Cette périodisation montre qu’aux 19e et 20e siècles, l’évolution de la représentation cartographique de la haute montagne est fondamentalement marquée par le développement de la mesure instrumentale du terrain, puis par l’industrialisation des pratiques cartographiques, qui constituent donc le double fil conducteur de mon étude.

Entre 1800 et 1870, la cartographie française fut dominée par la réalisation de la carte de France au 1 : 80 000, dite carte d’état-major, qui remplaçait la carte de Cassini jugée dépassée : à la croisée des influences militaire et scientifique, cette nouvelle carte de France imposa une géométrisation limitée de la représentation du relief, basée sur les seules mesures fournies par la triangulation. Mais le désintérêt quasi-total des contemporains pour les régions de haute montagne participa à une représentation essentiellement figurative de celles-ci. La couverture des Alpes illustre parfaitement l’ignorance complète des difficultés de la haute montagne par la direction de la carte de France, en même temps qu’elle montre les limites d’une cartographie généraliste face à un milieu si particulier, posant les fondations d’une cartographie spécifique de la haute montagne.

Entre 1870 et 1920, l’essor de la découverte scientifique et touristique de la haute montagne entraîna le développement d’une cartographie indépendante de plus en plus structurée, alors que l’industrialisation de la France favorisait l’adoption d’une représentation plus géométrique du relief, basée sur les courbes de niveau, afin de répondre aux nouveaux besoins techniques. Le choc de la guerre de 1870 accéléra la modification profonde de la conception de la carte, désormais perçue comme un outil de terrain dont la valeur reposait en grande partie sur l’actualité : cette mutation majeure constitue une rupture épistémologique qui précipita l’ouverture de la haute montagne à une cartographie scientifique basée sur la mesure. Les levés de précision du service officiel, particulièrement développés dans les Alpes du nord, marquèrent un tournant méthodologique qui affirma l’importance des levés topographiques par rapport aux opérations de triangulation. A l’extrême fin du 19e siècle, ces changements profonds s’incarnèrent finalement dans le projet d’une nouvelle carte de France au 1 : 50 000.

Entre 1890 et 1940, l’apogée de la cartographique indépendante des Alpes participa à une convergence originale des problématiques militaires et alpinistes : si la géométrisation de la représentation du relief était encore accentuée par le développement des méthodes de levés photographiques, la conception de la carte comme une glorification de la montagne favorisa la persistance d’une approche figurative focalisée sur l’expressivité de la figuration du relief. Le surinvestissement de la représentation des Alpes par le service officiel montre que la concurrence des topographes indépendants constituait une véritable opposition structurelle, parfaite illustration de la dimension politique de l’acte cartographique. Durant cette période, plus que toute autre, la cartographie de la haute montagne fut conçue comme une activité spécifique, confiée à des spécialistes dont l’excellence artisanale s’opposait à l’industrialisation.

Entre 1930 et 1960, la généralisation des levés aériens permit finalement une industrialisation croissante du processus cartographique, qui se traduisit autant dans le domaine technique que dans le domaine institutionnel. L’affirmation de la problématique de la productivité entraîna une normalisation croissante qui s’opposait à la persistance des spécificités de la cartographie de haute montagne : même si les conséquences cartographiques de l’industrialisation furent limitées par la lenteur du renouvellement des cartes alpines, elles mirent en place un système de représentation qui niait les particularités du dessin topographique de la haute montagne, dont le levé était déjà définitivement inscrit dans un programme national normalisé. Avec l’abandon de la publication de la carte du massif du Mont Blanc au 1 : 10 000 par l’Institut géographique national, l’année 1959 marque la fin de la dernière entreprise cartographique spécialement conçue pour la représentation des Alpes, depuis les levés jusqu’à la rédaction. J’ai donc symboliquement adopté cette année comme la limite chronologique postérieure à mon étude, même si pour de nombreux domaines mon analyse se poursuit en fait jusqu’à la fin des années soixante-dix.

Finalement, dans une sorte de pré-conclusion, j’aborderai la question de l’incursion de la problématique commerciale dans la représentation du relief, puisque l’essor du tourisme de montagne et l’orientation commerciale de l’IGN me paraissent être les facteurs fondamentaux de l’évolution récente de la cartographie de montagne. En soulignant les nouvelles conditions dans lesquelles se fait et s’utilise cette cartographie, je montrerai que les années soixante marquèrent la fin d’une cartographie topographique spécifique de la haute montagne qui s’était développée depuis le milieu du 19e siècle, formant une parenthèse cartographique originale de plus d’un siècle.