1.2.1. Les premières synthèses de l’histoire de la cartographie : le poids de la Geschichte der Kartographie de Leo Bagrow et d’Imago Mundi.

L’un des signes les plus représentatifs de l’indépendance de l’histoire de la cartographie fut la publication des premiers essais de synthèse générale sur l’évolution de la cartographie des sociétés occidentales. Brian Harley recense bien quelques tentatives limitées dans les années vingt, comme Die Kartenwissenschaft de Max Eckert26 dans laquelle l’auteur analysait systématiquement les caractéristiques et l’évolution de différents types de cartes, établissant ainsi des principes généraux d’études sans tenter de réelle synthèse historique. Mais les premières véritables histoires générales de la cartographie furent publiées plus tardivement autour de 1950. Destinées à servir d’ouvrages d’introduction et de référence pour les étudiants ou les amateurs – principalement collectionneurs –, elles stigmatisaient l’absence d’approche synthétique dans les publications d’histoire de la cartographie tout en soulignant la difficulté d’une telle synthèse à cause du manque d’études préliminaires détaillées dans de nombreux domaines. Publiée en 1949, The Story of Maps de Lloyd Brown27 tenait plus de l’histoire narrative que d’un véritable travail de synthèse, abordant de nombreux thèmes sans structure précise. Maps and their makers de Gerald Crone (1953)28 était mieux organisé, incorporant même dans sa deuxième édition de 1962 un chapitre sur les cartes contemporaines, mais son volume réduit le limitait à une introduction rapide.

L’œuvre la plus influente fut sans doute Die Geschischte der Kartographie, achevée dès 1943 par Leo Bagrow mais publiée seulement en 195129. Accueillie comme une remarquable synthèse dans un champ de recherche qui souffrait de l’absence d’ouvrages généraux, elle excluait pourtant de nombreux aspects de la cartographie, en particulier les méthodes de réunion des données, et s’arrêtait au 18e siècle, période à laquelle Bagrow notait que les cartes cessaient d’être des œuvres d’art produites artisanalement par des personnes individuelles – et qu’elles cessaient donc de l’intéresser. Ce trait caractéristique eut une influence considérable sur le développement de l’histoire de la cartographie, tant dans les publications historiques que sur le marché des collectionneurs alors en pleine structuration30, même si de nombreuses courtes synthèses au parti pris parfois moins radicaux furent régulièrement publiées entre 1950 et 1980 pour satisfaire l’intérêt constant du public pour les cartes anciennes31.

L’influence des choix de Leo Bagrow fut singulièrement accrue par la ligne éditoriale qu’il imposa à Imago Mundi, le « Journal of the International Society for the History of Cartography » qu’il avait fondé en 1937 et qu’il dirigea de façon quasi-dictatoriale jusqu’à sa mort en 195732. Ses éditoriaux affichaient clairement sa conception de la revue comme un forum ouvert visant à coordonner les recherches sur les cartes anciennes en nombre de plus en plus important, mais l’étude du contenu de la revue menée par Brian Harley33 montre les fondations intellectuelles relativement fermées sur lesquelles l’histoire de la cartographie s’est constituée, dominées par l’eurocentrisme et la préférence pour les périodes antérieures au 19e siècle. Si Imago Mundi fédéra effectivement les recherches internationales dans ce domaine, elle le fit sur le modèle de la Geschichte der Kartographie de Leo Bagrow, qui reprenait la tradition occidentale d’étude des cartes anciennes.

Notes
26.

ECKERT Max. Die Kartenwissenschaft : forschungen und Grundlagen zur einer Kartographie als Wissenschaft. Berlin : Walter de Gruyter, 1921-1925. 2 vol.

27.

BROWN Lloyd. The Story of Maps. Edition révisée [Boston : Little-Brown, 1949]. New York : Dover Publications, 1979, 397 p.

28.

CRONE Gerald Roe. Maps and their makers : an introduction to the history of cartography. Edition révisée [Londres : Huchtinson University Library, 1953]. Folkestone, Dawson, 1968, 152 p.

29.

Je n’ai personnellement pu consulter à la Bibliothèque nationale de France que la traduction allemande (1963) de l’édition anglaise révisée (1964) de l’édition originale (1951) :

BAGROW Leo, SKELTON Raleigh Ashlin éd. Meister der Kartographie. Traduction de l’édition anglaise révisée. Berlin : Safari-Verlag, 1963, 579 p.

30.

Autour de cercles d’amateurs comme le Circle of Lovers of Russian Antiquities fondé par Leo Bagrow à Berlin en 1927, The International Coronelli Society for the Study of Globes and Instruments (1952), la Chicago Map Society (1976) ou l’International Map Collector’s Society (1980), et de certaines publications comme le Map Collectors’ Circle (1963-1975) puis le Map Collector (à partir de 1977).

31.

Je citerai seulement : LIBAULT André. Histoire de la cartographie. Paris : Chaix, 1959, 88 p. ; THROWER Norman J. W. Maps and man : an examination of cartography in relation to culture and civilization. Englewood Cliffs : Prentice-Hall, 1972, 184 p. ; KISH Georges. La carte : image des civilisations. Paris : Seuil, 1980, 287 p. ; HODGKISS Alan Geoffrey. Understanding maps : a systematic history of their use and development. Folkestone : Dawson, 1981 ; KUPCIK Ivan. Cartes géographiques anciennes : évolution de la représentation cartographique du monde de l’antiquité à la fin du XIXe siècle. Paris : Gründ, 1981, 240 p.

32.

HARLEY John Brian. The map and the development of the history of cartography. Op. cit., p. 27.

33.

Ibid., p. 27-29.