1.3.1.1. Communication graphique et approche sémiologique : l’influence du renouveau de la cartographie.

Les changements techniques rapides des années soixante et soixante-dix et le développement sans précédent de la production de cartes amena les cartographes à une réflexion conceptuelle qui eut une influence intellectuelle fondamentale sur l’histoire de la cartographie, même si elle mit un certain temps à pénétrer dans ce domaine via les organisations cartographiques qui structuraient la recherche. En particulier, la large diffusion de la cartographie thématique dans les mass-media (presses écrites, télévision) remettait en cause au sein même du grand public la définition traditionnelle de la carte comme description d’un espace géographique. Les cartographes eux-mêmes commencèrent donc à étudier la façon dont les utilisateurs lisaient les cartes pour améliorer la conception de celles-ci40. A la fin des années soixante, ils développèrent des interprétations centrées sur la communication entre le créateur de la carte et son utilisateur, rapprochant ainsi la cartographie des sciences cognitives. L’influence de ces théories provoqua une mutation fondamentale dans la définition même des mots « carte » et « cartographie », privilégiant la notion de communication à celle de représentation de la surface terrestre. En 1974, Joel Morrison définissait la cartographie comme « une science […] apparentée en partie avec la science de la communication graphique »41, alors que M. J. Blakemore écrivait en 1981 dans un dictionnaire de géographie que la cartographie était « un système formel pour la communication d’informations spatiales. »42 Ce modèle de la carte comme communication, bien que primordial dans la cartographie à partir du début des années soixante-dix, ne fut que lentement accepté et utilisé en histoire de la cartographie par des historiens comme David Woodward43, Helen Wallis dans ses recherches sur la cartographie thématique, John Andrews44 ou Brian Harley, sous l’influence majeure des travaux sur la communication cartographique d’Arthur Robinson et Barbara Petchenik45.

La réflexion sur la nature de la carte se développa vers une véritable approche sémiologique46, inspirée par les travaux de Roland Barthes47 ou d’Umberto Eco48 qui reconnaissait d’ailleurs l’étude de la communication visuelle, et notamment celle des cartes géographiques et topographiques, comme un champ de recherche de la sémiologie. Cependant, cette approche fut plus utilisée dans ses implications pratiques en cartographie que dans ses implications analytiques en histoire de la cartographie. Ainsi, dans son ouvrage désormais de référence, La Sémiologie graphique, Jacques Bertin construisit une grammaire des systèmes graphiques en général et des cartes thématiques en particulier, dans l’ambition de proposer « une méthode pratique d’utilisation et de rédaction de la représentation graphique »49 permettant à tout le monde de réaliser un graphique correctement construit comme on articule une phrase correctement construite50. Les cartographes appliquèrent plus généralement les concepts de la sémiologie et des sciences cognitives à leur activité, à tel point qu’à partir des années soixante, les périodiques spécialisés et les ouvrages collectifs furent littéralement envahis d’articles sur la communication cartographique51 et que la carte fut quasi-unanimement acceptée par les professionnels comme un langage52. Comme le souhaitait July Olson en 197953, cette orientation se traduisit rapidement par de véritables expérimentations cliniques sur la perception visuelle et la mémoire, menées pour des objectifs cartographiques54. Si les résultats eurent un impact limité sur la production cartographique, certains sous domaines de cette production en profitèrent : par exemple, le développement d’une cartographie dynamique efficace s’inspira beaucoup des recherches sur les phénomènes de jaillissement d’éléments d’une carte en fonction des éléments annexes et de leurs formes ou couleurs.

Malgré la floraison d’études sur la sémiologie de la carte55, leurs applications à l’histoire de la cartographie restèrent plus limitées, même si des travaux comme ceux de Denis Wood présentaient une forte inspiration sémiologique et eurent un impact relativement important56. La plupart des historiens privilégia en fait une approche iconographique dérivée des théories de l’histoire de l’art, sous l’influence des travaux de Panofsky57, plus adaptées à un champ de recherche qui se consacrait encore majoritairement aux œuvres antérieures au 19e siècle, dominées par une représentation figurative encore peu formalisée. Le travail précurseur du père François de Dainville sur Le Langage des géographes 58 ou l’ouvrage collectif The iconography of landscape 59 sont des exemples classiques d’une approche iconographique très développée dans l’histoire de la cartographie.

Notes
40.

Par exemple : PETCHENIK Barbara Bartz. A map maker’s perpsective on map design research, 1950-1980. In TAYLOR D. R. Fraser. Graphic communication and design in contemporary cartography. New York : Wiley, 1983, p. 37-70 ; ROBINSON Arthur Howard. Elements of cartography. New York : Wiley, 1960, 343 p. ; BOARD Christopher. Maps as models. In CHORLEY Richard J. éd., HAGGET Peter éd. Models in geography. Londres : Methuen, 1967, p. 671-725.

41.

« a science […] allied in part with the science of graphic communication »

MORRISON Joel. Changing philosophical-technical aspects of thematic cartography. American Cartographer, 1974, p. 12. Cité par : HARLEY John Brian, WOODWARD David. Preface. Op. cit.

42.

« a formal system for the communication of spatial information »

BLAKEMORE M. J. Cartography. In The Dictionnary of human geography. Oxford : Blackwell Reference, 1981, p. 29. Cité par : HARLEY John Brian, WOODWARD David. Preface. Op. cit.

43.

WOODWARD David. The study of the history of cartography. Op. cit.

44.

ANDREWS John Harwood. Medium and message in early six-inch Irish Ordnance maps : the case of Dublin City. Irish geography, 1969-1973, 6, p. 579-593.

45.

PETCHENIK Barbara Batz, ROBINSON Arthur H. The Nature of maps : essays toward understanding maps and mapping. Chicago : The University of Chicago Press, 1976, 138 p.

46.

Les anglo-saxons ont imposé le terme de « semiotic », traduit en français par « sémiotique », auquel je préfère le terme « sémiologique », notamment utilisé par Roland Barthes.

47.

BARTHES Roland. Eléments de sémiologie. Communications, 1964, 4, p. 91-135 ; BARTHES Roland. L’Aventure sémiologique. Paris : Seuil, 1985, 358 p.

48.

Je ne citerai dans son œuvre pléthorique que : ECO Umberto. La Structure absente, introduction à la recherche sémiotique. Paris : Mercure de France, 1972, 448 p., pour son passionnant chapitre sur la sémiologie des codes visuels, publié séparément et précédemment en français sous le titre : ECO Umberto. Sémiologie des messages visuels. Communications, 1970, 15, p. 11-51.

49.

BERTIN Jacques. Sémiologie graphique : les diagrammes, les réseaux, les cartes. Paris : Gauthiers-Villars, 1967, p. 3

50.

D’où sa définition de la sémiologie graphique servant à la pratique plus qu’à l’analyse : « C’est l’ensemble des observations et des règles qui dirigent l’utilisation rationnelle de la graphique. La sémiologie graphique se déduit de la structure et des propriétés de la perception visuelle. »

BERTIN Jacques. La graphique. Communications, 1970, 15, p. 169-186.

51.

Parmi de nombreuses autres, quelques références glanées au cours des mes recherches bibliographiques : KEATES J. S. Understanding maps. Londres : Longman, 1982, 139 p. Cartographic communications : a critical review, p. 95-128 ; KOEMAN Cornelis. The principle of communication in cartography. International yearbook of cartography, 1971, p. 169-171 ; SCHLICHTMANN Hansgeorg. Codes in map communication. The Canadian Cartographer, 1970, 16, p. 81-97 ; etc.

52.

Les titres sont suffisamment explicites : ANDREWS John Harwood. Map and language : a metaphor extended. Cartographica, 1974, 27 :1, p. 1-19 ; HEAD C. G. The map as natural language : a paradigm for understanding. Cartographica, 1984, 21 : 1, p.. 1-32.

53.

OLSON Judy M. Cognitive cartographic experimentation. The Canadian Cartographer, 1979, 16, p. 34-44.

54.

Quelques exemples rencontrés lors du dépouillement systématique du Canadian Cartographer / Cartographica : CERNY J. W., WILSON John. The effet of orientation on the recognition of simple maps. Canadian Cartographer, 1976, 31 : 2, p. 132-138 ; LLOYD Robert. Visual search processes used in map reading. Cartographica, 1997, 34 : 1, p. 11-32 ; MONTELLO Daniel R., SULLIVAN Catherine N. Recall memory of topographic map and natural terrain : effects of experience and task performance. Cartographica, 1994, 31 : 3, p. 18-36.

55.

Par exemple : DESMARAIS Gaëtan. Quelques conditions pour une sémiotique de la cartographie. Mappemonde, 1986, 2, p. 18-25 ; SCHLICHTMANN Hansgeorg. Characteristic traits of the semiotic system « map symbolism ». Cartographic Journal, 1985, 22, p. 23-30.

56.

Voir infra, « Historiographie… », 1.3.4.

57.

PANOFSKY Erwin. Essais d’iconologie : thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance. Paris : Gallimard, 1967, 396 p.

58.

DAINVILLE Père François de. Le Langage des géographes : termes, signes, couleurs des cartes anciennes 1500-1800. Paris : Picard, 1964, 385 p.

59.

COSGROVE Denis éd., DANIELS Stephen éd. The Iconography of landscape : essays on the symbolic representation design and use of past environments Cambridge : Cambridge University Press, 1988, 318 p.