1.3.1.2. L’impact de l’histoire et de la sociologie des sciences et des techniques.

Les changements techniques rapides des années soixante incitèrent également les cartographes à réfléchir sur le processus de production des cartes en pleine évolution. En histoire de la cartographie, un intérêt similaire se développa pour l’étude des cartes comme artefact technique. Certains historiens cherchèrent à concilier ce nouvel aspect avec les approches plus traditionnelles d’étude du contenu, à l’exemple de Raleigh Skelton qui reconnut en 1966 la dichotomie entre la forme et le contenu. Mais à partir des années soixante-dix, à la suite de David Woodward, d’autres historiens commencèrent à donner plus d’importance aux techniques et à la conception des cartes, jugeant que le contenu était moins important que la façon dont il était représenté.

Ce mouvement se fit sous l’influence de nouvelles approches en histoire et sociologie des sciences60 qui se développèrent à partir des années soixante-dix dans le cadre des social studies of science en Angleterre. Favorisées par la notion de paradigme scientifique développée par le physicien et historien des sciences Thomas Kuhn61, cette sociologie de la connaissance scientifique rejeta les normes de la science définies par le sociologue Robert Merton en 1942 (universalisme, désintéressement, mise en commun, scepticisme organisé) qui ne reflétaient que partiellement le comportement des scientifiques, ainsi que tout présupposé concernant la validité du contenu de la science. Cette approche radicale, dite relativiste, regardant la science comme n’importe quel autre ensemble de croyances se développa en deux courants, le premier étudiant les conditions culturelles, politiques et sociales gouvernant la constitution des savoirs scientifiques vus « comme des cosmologies constituées localement par les humains à fin de rendre compte du monde qui est le leur »62, le deuxième étudiant de façon plus microsociologique comment se gèrent au quotidien les activités scientifiques et donnant naissance à l’anthropologie des laboratoires63.

Le renouvellement théorique de l’histoire de la cartographie fut cependant beaucoup plus influencé par l’approche relativiste de l’histoire et de la sociologie des techniques qui se développa parallèlement aux social studies of science, de façon moins radicale toutefois puisque nul historien ou sociologue n’avait jamais essayé de réduire les techniques à de purs systèmes d’énoncés et que l’impact du contexte socio-économique était plus évident dans ce domaine. L’histoire des techniques était donc depuis longtemps plus relativiste que l’histoire des sciences, mais Antoine Picon fait un parallèle entre l’abandon de la notion de vérité par les science studies et la remise en cause de la notion d’efficacité dans l’histoire des techniques, c’est-à-dire la prise de conscience du caractère socialement construit de la plupart des performances que l’on attribue aux artefacts techniques64.

Le rôle socialement actif de la carte favorisait l’adoption de l’approche relativiste de l’histoire des techniques en histoire de la cartographie. A partir des années soixante-dix, David Woodward se fit le tenant de cette approche, qu’il définit comme l’étude des cartes en tant que produit des techniques et des pratiques cartographiques65. En appliquant la remise en cause de la notion de vérité scientifique au profit de la construction sociale et culturelle des savoirs, Woodward orienta non seulement ses recherches sur l’aspect matériel des cartes, mais aussi sur la sociologie des milieux producteurs de cartes66. Il prit notamment position contre la place des cartographes dans l’histoire de la cartographie et soutint dans un article théorique important67 une ouverture de l’histoire de la cartographie à une plus grande participation de l’histoire des techniques.

Notes
60.

Pour une présentation plus détaillée, voir : PESTRE Dominique. Pour une histoire sociale et culturelle des sciences : nouvelles définitions, nouveaux objets, nouvelles pratiques. Annales HSS, mai-juin 1995, 3, p. 487-522.

61.

KUHN Thomas. The Structure of scientific revolution. Chicago : University of Chicago Press, 1963, 172 p.

62.

PESTRE Dominique. Pour une histoire sociale et culturelle des sciences. Op. cit., p. 490.

63.

Ouvrage fondateur : LATOUR Bruno, WOOLGAR Steve. La Vie de laboratoire : la production des faits scientifiques. Seconde édition [Londres : Sage, 1979]. Paris : La Découverte, 1988, 296 p.

64.

PICON Antoine. Construction sociale et histoire des techniques. Annales HSS, mai-juin 1995, 3, p. 531-536.

65.

WOODWARD David. The Study of the history of cartography. Op. cit., p. 107.

66.

WOODWARD David éd. Five centuries of map printing. Chicago : University of Chicago Press, 1975, 177 p. ; WOODWARD David. The form of maps : an introductory framework. AB Bokkman’s Yearbook, 1976, 1, p. 11-20 ; WOODWARD David. Art and cartography : six historical essays. Chicago : University of Chicago Press, 1987, 249 p.

67.

WOODWARD David. The Study of the history of cartography. Op. cit.