1.3.2. The History of Cartography et la naissance d’une « nouvelle » histoire de la cartographie.

Parallèlement à l’ouverture de l’histoire de la cartographie à d’autres disciplines, un courant d’autocritique se mit à parcourir le domaine. Crone notait en 1962 les tendances « antiquaires » et « bibliographes » de la discipline68, alors que Skelton critiquait en 1966 l’absence de réflexion philosophique et méthodologique. David Woodward et Denis Wood soulignèrent l’absence de terminologie, d’approche et de but général. De nombreux chercheurs européens se firent l’écho de ces critiques, Koeman en Hollande, Ferro en Italie, Imhof en Suisse qui se plaignait de la prépondérance des études cartobibliographiques par rapport aux analyses techniques de l’artefact cartographique69, ou encore l’historien de la géographie Philippe Pinchemel en France.

Toutes ces critiques révélaient un état de crise autour de la remise en cause de l’approche bagrowienne par quelques chercheurs très actifs, au premier rang desquels John Brian Harley qui dirigeait la revue Imago Mundi depuis 1972. Après une période de réflexion méthodologique et d’étude bibliographique menée avec Michael Blakemore70, Brian Harley commença en août 1981 à travailler avec David Woodward sur le projet d’une histoire générale de la cartographie dont l’ambition était de remplacer Die Geschichte der Kartographie de Leo Bagrow comme ouvrage de référence de la discipline. Prévue en six volumes, The History of Cartography était un projet ambitieux dont Harley ne vit que le début de la réalisation éditoriale. Le premier volume publié en 1987 traitait de la cartographie dans l’Europe et la Méditerranée préhistoriques, antiques et médiévales71, un épais ouvrage de six cents pages richement illustré qui contenait, en plus des travaux de spécialistes, une préface définissant les grandes orientations du projet et une étude historiographique de l’histoire de la cartographie. Mort en 1991, Brian Harley ne connut pas la publication du deuxième volume, partagé en trois tomes parus successivement en 1992, 1994 et 199872.

Harley et Woodward voulaient proposer une base entièrement nouvelle pour l’histoire de la cartographie73, ce qui nécessitait une révision radicale de la définition traditionnelle des termes « carte » et « cartographie », souvent adoptée tacitement par les chercheurs comme une variation autour de la notion de représentation d’une partie de la surface terrestre que Leo Bagrow avait reprise du mathématicien français Lagrange74. Dans The History of cartography, la formulation définitive finalement adoptée fut : « Les cartes sont des représentations graphiques qui facilitent une compréhension spatiale de choses, concepts, circonstances, processus ou évènements dans le monde humain »75, incluant la nature graphique des cartes et leur rôle de conservation et de communication de connaissances spatiales. Quant à la définition du mot « cartographie », elle fut prise dans le sens le plus large possible, intégrant toutes les étapes de la conception et de l’étude des cartes.

L’orientation du projet se définissait essentiellement en réaction à la tradition bagrowienne de l’histoire de la cartographie. La place centrale occupée par l’étude des techniques et de la communication cartographique s’opposait à la tradition cartobibliographique qui donnait plus d’importance au contenu qu’à la forme ou au rôle de la carte. Un important effort était consenti pour éviter l’eurocentrisme qui avait longtemps dominé l’histoire de la cartographie, le deuxième volume étant ainsi entièrement consacré aux sociétés traditionnelles extra-européennes. L’un des principaux objectifs était d’étudier la fabrication et l’utilisation des cartes dans leurs contextes historiques originels, en rejetant l’analyse référentielle traditionnelle. Cette œuvre majeure cristallisa autour d’elle toutes les volontés de changement et de renouvellement méthodologique et théorique. Elle joua clairement le rôle d’un manifeste pour une « nouvelle » histoire de la cartographie qui, si elle ne fut jamais officiellement désignée par ce nom, fut perçue ainsi par de nombreux chercheurs76.

Notes
68.

CRONE Gerald Roe. Early cartographic activity in Britain. Pt. 1 of landmarks in british cartography. Geographical Journal, 1962, 128, p. 406-410.

69.

IMHOF Eduard. Beiträge zur Geschichte der Kartographie im Wandel. International Yearbook of Cartography, 1964, 4, p. 129-153.

70.

BLAKEMORE Michael J., HARLEY John Brian. Concepts in the history of cartography : a review and perspective. Cartographica Monograph, 26. Toronto : University of Toronto Press, 1980, 120 p.

71.

HARLEY John Brian éd., WOODWARD David éd. The History of cartography. Vol.1. Op. cit.

72.

HARLEY John Brian éd., WOODWARD David éd. The History of cartography. Vol. 2, tome 1. Cartography in the traditional Islamic and South Asian societies. Chicago : University of Chicago Press, 1992, 579 p. ; HARLEY John Brian éd., WOODWARD David éd. The History of cartography. Vol. 2, tome 2. Cartography in the traditional East and Southeast Asian societies. Chicago : University of Chicago Press, 1994, 970 p. ; LEWIS G. Malcolm éd., WOODWARD David éd. The History of cartography. Vol. 2, tome 3. Cartography in the traditional African, American, Arctic, Australian and Pacific societies. Chicago : University of Chicago Press, 1998, 639 p.

73.

« The present History has had to built on new foundations. »

HARLEY John Brian, WOODWARD David. Preface. Op. cit., p. xv.

74.

BAGROW Leo, SKELTON éd. History of cartography. Op. cit., p. 22.

75.

« maps are graphic representation that facilitate a spatial understanding of things, concept, conditions, processes, or events in the human world »

HARLEY John Brian, WOODWARD David. Preface. Op. cit., p. xvi.

76.

Christian Jacob employa le terme de « “new” history of cartography » pour la définir dans : JACOB Christian. Toward a cultural history of cartography. Op. cit., p. 191.