1.3.3. L’approche sociopolitique de Brian Harley.

John Brian Harley concevait The History of cartography non seulement comme un ouvrage de référence, mais aussi comme la présentation d’une nouvelle approche de l’histoire de la cartographie qui dépassait la perception des cartes comme représentations objectives et mesurées de la réalité pour tirer partie des liens tissés avec d’autres disciplines comme l’histoire, l’anthropologie, l’histoire de l’art ou la littérature. A travers une série de quatre articles essentiels77, il développa une approche théorique et méthodologique globale de la cartographie inspirée de ce qu’il appelait lui-même « les théories post-modernistes ». Sa réflexion était principalement basée sur l’approche iconographique en histoire de l’art, sur la sémiologie graphique et sur la sociologie du savoir, avec très peu de référence à l’épistémologie elle-même.

Harley acceptait comme postulat que la carte, comme tout objet graphique, avait un langage qui pouvait être étudié par la sémiologie et qu’il s’agissait donc d’un texte. Il tirait de Derrida qu’il fallait la soumettre à la même analyse que les textes littéraires, c’est-à-dire y « chercher métaphore et rhétorique […], alors que les chercheurs antérieurs n’y avaient trouvé que mesure et topographie. »78 De Foucault, il tira « l’omniprésence du pouvoir dans tout savoir » et son acceptation de la carte comme un discours socialement et culturellement construit, un « pouvoir-savoir ». De Panofsky, enfin, il tira une analyse des niveaux de signification de la carte, et notamment du niveau symbolique de l’acte cartographique lui-même, niveau où « le pouvoir politique des cartes est le plus efficacement reproduit, communiqué et ressenti. »79

Son principal but était de remplacer la notion positiviste d’une cartographie objective et cumulative par une notion basée sur l’importance du pouvoir et des forces sociales dans le savoir cartographique80. Pour cela, il appliquait une stratégie « déconstructionniste » visant à « rompre le lien présumé entre la réalité et la représentation qui a dominé la pensée cartographique et qui lui a fait suivre le cours d’une “science normale” depuis le Siècle des Lumières »81. En reprenant l’expression employée par Thomas Kuhn82, il éclairait le paradigme dirigeant la cartographie depuis la fin du 17e siècle, selon lequel la mesure précise du terrain était la caractéristique fondamentale d’une cartographie scientifique qui voyait dans l’amélioration constante de cette mesure une voie d’évolution vers la représentation parfaite et objective du monde.

Sur cette base, Harley développa la théorie du « pouvoir des cartes » qui mettait à jour des mécanismes inhérents au fait cartographique d’une grande importance pour son analyse historique : les cartes servaient ce que Foucault appelait des actes de surveillance ; elles imposaient les valeurs et les croyances dominantes d’une société ; leur nature abstraite tendait à « désocialiser » le territoire qu’elles représentaient, ce qui se traduisait par un rejet de leur dimension sociale au profit de leur dimension scientifique et objective. Il ajoutait comme preuve supplémentaire qu’il semblait n’y avoir jamais eu de forme alternative, populaire ou subversive, d’expression cartographique. Le pouvoir inhérent au savoir cartographique faisait des cartes – pour reprendre l’excellente formulation de la thèse de Harley faite par Christian Jacob – un piège sémiologique et une arme idéologique, disposant d’une étonnante capacité à donner une apparence objective et naturelle à ce qui était principalement une construction culturelle et sociale83.

Bien qu’il se consacrât surtout à l’histoire de la cartographie, Brian Harley gardait l’ambition d’intégrer la cartographie contemporaine à sa réflexion. Son argumentation était focalisée sur la certitude que les cartographes percevaient toujours la carte comme un document scientifique libre de toute valeur. A ses yeux, l’accélération du progrès technologique ne faisait que renforcer l’hypothèse positiviste qui voulait que la carte soit capable d’atteindre la perfection et devienne un moyen privilégié d’accès à la réalité géographique, consolidant l’idée que la nature de la carte était évidente et qu’elle en faisait un système autonome de représentation géographique. Pour lui, la conception de la carte comme communication graphique dans les années soixante-dix n’avait pas provoqué de modification notable au niveau des questions sociales dans les pratiques cartographiques84, et les cartographes continuaient de travailler en portant « des œillères créées par leurs propres technologies, sans aucune référence au monde social. »85

Notes
77.

HARLEY John Brian. Maps, knowledge and power. In COSGROVE Denis éd., DANIELS Stephen éd. The Iconography of landscape : essays on the symbolic representation, design and use of past environnements. Cambridge : Cambridge University Press, 1988, p. 227-312 ; HARLEY John Brian. Silences and secrecy : the hidden agend of cartography in early modern Europe. Imago Mundi, 1988, 40, p. 57-76 ; HARLEY John Brian. Deconstructing the map. Cartographica, 1989, 26 : 2, p. 1-20 ; HARLEY John Brian. Cartography, ethics and social theory. Cartographica, 1990, 27 : 2, p. 1-23.

78.

HARLEY John Brian. Cartes, savoir et pouvoir. In Le Pouvoir des cartes, op. cit., p. 22.

79.

Ibid.

80.

HARLEY John Brian. Déconstruire la carte. Op. cit., p. 64.

81.

Ibid., p. 63-64.

82.

KUHN Thomas. La Structure des révolutions scientifiques. Op. cit.

83.

JACOB Christian. Toward a cultural history of cartography. Op. cit., p. 194.

84.

HARLEY John Brian. Cartography, ethics and social theory. Op. cit.

85.

HARLEY John Brian. Déconstruire la carte. Op. cit., p. 62.