La réflexion théorique de Brian Harley eut une profonde résonance dans les domaines de l’histoire de la cartographie et de la cartographie elle-même. Elle marqua toute une génération de chercheurs, donnant naissance à un véritable mouvement d’histoire sociopolitique de la cartographie. Comme toute œuvre d’une influence aussi considérable, elle fut rapidement discutée et critiquée, mais les oppositions les plus constructives86 ne s’épanouirent vraiment qu’après la mort de Harley chez des chercheurs très engagés dans les nouvelles approches de l’histoire de la cartographie, dans un processus classique de lutte contre la figure paternelle et fondatrice.
Au-delà des oppositions à une approche sociopolitique du fait cartographique, la réflexion de Brian Harley fut sévèrement critiquée sur sa lecture superficielle des auteurs européens qu’il citait comme influence. En particulier, Barbara Belyea s’interrogea, à partir de l’exemple des cartes française du 18e siècle utilisant la « géographie théorique » pour déterminer la position d’éventuelles mers ou montagnes, sur les conclusions plus radicales qu’une lecture précise de penseurs comme Foucault ou Derrida aurait pu permettre à Harley de tirer87. Selon elle, « les deniers articles de Harley, loin d’appliquer à la cartographie la révision radicale de la relation entre le signe et le référent faite par les écrivains français, ajoutaient simplement une dimension sociopolitique à la traditionnelle représentation d’éléments géographiques des cartes », alors qu’ « appliqués plus complètement à la cartographie, les arguments de Derrida et de Foucault [pouvaient] pousser à questionner la définition orthodoxe des cartes comme images du monde »88, notamment à travers l’insistance de Derrida sur le signe plutôt que sur l’image et les notions d’archive et d’énoncé introduites par Foucault.
Denis Wood critiqua plus fondamentalement les théories de Harley, en affirmant que sa tentative de réformer l’histoire de la cartographie était vouée à l’échec à cause d’une certaine fermeture d’esprit qui lui faisait concevoir la cartographie comme une fonction universelle de l’homme89 et la rendait indépendante de la société et donc de l’histoire90. Wood faisait une différence essentielle entre une perception structurée de l’espace, envisagée comme une sorte de cartographie mentale (mapping), et la production matérielle d’une carte (mapmaking). Alors que pour Harvey l’inscription physique de la carte n’avait que peu d’importance puisqu’elle était perçue comme la transcription d’une carte mentale préexistante dans l’esprit du cartographe, Wood insistait sur la cartographie interprétée comme un acte de communication qui nécessitait cette inscription. Pour lui, tout individu adulte homo sapiens sapiens avait la compétence spatiale pour produire une carte, mais la carte n’apparaissait que quand une situation de communication la demandait et si un système de signes existait pour la coder91 : il définissait ainsi des sociétés à tradition protocartographique (protomapmaking tradition society), comme par exemple l’occident médiéval, qui pouvaient évoluer vers des états de sociétés à tradition cartographique (mapmaking tradition society), par exemple la Renaissance européenne92, voire des sociétés envahies par la pratique cartographique (map-immersed society) dans lesquelles un adulte serait naturellement amené au cours de sa vie à émettre ou utiliser des cartes93.
L’approche théorique de Wood était également inspirée de ses études sémiologiques antérieures94 qui l’avaient amené à la conclusion que la carte était à la fois une synthèse de signes et un signe en elle-même, et que les signes de la carte et la carte comme signe n’étaient jamais indépendants du contexte culturel et des motivations de leurs auteurs. L’apparente naturalité de la carte qui entraînait sa perception comme une représentation objective de la surface terrestre procédait essentiellement d’une naturalisation de ses codes dans la culture qui la produisait, alors qu’ils étaient autant des produits culturels que des produits de la perception de l’environnement. Il critiquait la limitation de l’analyse de Harley à l’influence sociopolitique sur la cartographie. Harley voyait la cartographie comme une fonction universelle « colorée » ou influencée par des facteurs sociaux, mais qui avait toujours un lien avec la représentation d’un monde réel95. Au contraire, Wood percevait la cartographie comme une fonction du discours qui ne se développait que dans des circonstances et des structures sociales particulières, et qui, en tant que communication basée sur un système complexe de signes culturellement construit, était véritablement une construction sociale de la réalité – un simple acte de communication.
Les critiques les plus acerbes furent également les plus stériles, comme par exemple : ANDREWS John Harwood. Meaning, knowledge and power in the map philosophy of J. B. Harley. Trinity papers in geography, 1994, 6, p. 7, qui listait des contre-exemples pour démonter les propositions de Harley.
BELYEA Barbara. Images of power : Derrida, Foucault, Harley. Cartographica, 1992, 29 : 2, p. 1-9.
Traduction personnelle de : « Harley’s last papers, far from applying the French writers’ radical rethinking of the relationship of sign and referent to cartography, simply add a sociopolitcal dimension to the map’s traditional representation of geographical features. However, when they are applied more thoroughly to cartography, the arguments of Derrida and Foucault should lead us to question the orthodox definition of maps as images of the world. » Ibid., p. 9.
« the primary function of cartography is ultimately related to the historically unique mental ability of map-using peoples to store, articulate, and communicate concepts and facts that have a spatial dimension »
HARLEY John Brian, WOODWARD David. Preface. Op. cit., p. xviii.
WOOD Denis. The fine line between mapping and mapmaking. Cartographica, 1993, 30 : 4, p. 50.
Il donnait souvent comme exemple les Indiens d’Amérique du nord qui n’avaient pas de tradition cartographique (mapmaking tradition), mais qui étaient capables de tracer des schémas cartographiques quand des explorateurs le leur demandaient.
Ces sociétés à tradition protocartographique pouvaient aussi ne pas évoluer vers des sociétés à tradition cartographique, comme le peuple des îles Marshall qui réalisait des cartes par assemblage de batons pour apprendre et affirmer l’appartenance à la fraternité des pilotes maritimes, mais dont la tradition protocartographique fut supplantée par la tradition cartographique des colonisateurs européens.
Wood émettait l’hypothèse que l’imprimerie était une condition nécessaire à l’apparition d’une map-immersed society, mais sa confirmation était limitée par l’unique exemple historique des sociétés occidentales ou influencées par la colonisation occidentale.
WOOD Denis. Cultured symbols : thoughts on the cultural contexts of cartographic symbols. Cartographica, 1984, 21 : 4, p. 7-37 ; WOOD Denis, FELS John. Designs on signs : myth and meaning in maps. Cartographica, 1986, 23 : 3, p. 57-104.
Comme Belyea, Wood insistait sur le fait qu’Harley n’avait jamais vu la carte autrement que comme une représentation du monde et qu’il n’avait approché la cartographie que par l’utilisation de la carte, et jamais par la carte elle-même.