2.2.2. Littérature technique et archives topographiques, des sources fondamentales pour une histoire des techniques cartographiques.

Depuis l’essor de la « nouvelle » histoire de la cartographie, l’importance du contexte socioculturel de la production cartographique, notamment la problématique politique du pouvoir des cartes, a tenu une place centrale dans de nombreux travaux de recherche. Par contre, l’histoire des techniques cartographiques, malgré l’influence de David Woodward, reste majoritairement sous-étudiée, selon moi pour les trois raisons principales qu’elle s’oppose à l’approche traditionnelle privilégiant la critique référentielle du contenu des cartes – ce que ne fait pas aussi radicalement l’approche socioculturelle –, qu’elle n’a pas fait l’objet d’une réflexion théorique aussi développée et mise en avant que l’approche socioculturelle, et qu’elle est victime de l’attachement des historiens de la cartographie à la période antérieure au 19e siècle, généralement perçue comme une période techniquement moins intense ne nécessitant pas d’études détaillées dans ce domaine. Si cette dernière position – tacite – est très discutable, il n’en reste pas moins évident que la période contemporaine, avec son accélération sensible des changements techniques dans tous les domaines et en particulier dans la cartographie, est peut-être plus propice à des études d’histoire des techniques cartographiques. L’absence d’études importantes dans ce domaine, la période concernée par mon sujet, la problématique de la mesure « scientifique » du relief, le caractère de plus en plus technique de la cartographie contemporaine, mais aussi ma formation et mon encadrement plus spécialisés dans l’histoire des sciences et des techniques, favorisèrent naturellement une certaine focalisation sur cette approche, soutenue par la richesse des sources disponibles.

L’histoire des techniques fait une place fondamentale aux publications imprimées comme sources de premier ordre pour l’étude de la culture et de l’évolution techniques, surtout pour l’époque contemporaine où l’idéologie positiviste du progrès technique et la diffusion de l’information imprimée sont à l’origine d’une quantité considérable de publications traitant de ces questions : rapports d’activités, notes internes aux institutions, revues spécialisées, notices techniques, manuels d’initiation dont était friand le public cultivé de la fin du 19e et du début du 20e siècle, etc. Ces sources permettent une étude souvent très pertinente du contexte dans lequel apparaissent, se développent, s’imposent ou disparaissent des techniques, à travers une critique de la rhétorique de rationalité généralement mise en avant pour justifier les choix techniques et une analyse des déterminants profonds souvent très variés de ces choix.

Si les publications imprimées permettent une approche globale satisfaisante, elles ne contiennent que rarement des informations détaillées et précises sur la réalisation de chaque feuille de mon corpus, en particulier sur les levés topographiques : date d’exécution, surface couverte, techniques employées, etc. Pour les topographes indépendants, peu nombreux et dont l’activité restait exceptionnelle dans leur milieu, la richesse de ces publications, souvent rédigées par les topographes eux-mêmes, comble l’absence d’archives – ou du moins l’impossibilité de les localiser. Le style littéraire très particulier de cette élite scientifique des alpinistes, mêlant évocations lyriques, descriptions techniques et récits personnels, permet, à partir de certains textes, d’étudier les pratiques techniques d’une façon quasi-anthropologique. Par contre, pour la production beaucoup plus importante du service cartographique officielle, seule la consultation des archives cartographiques permet d’accéder à ce type d’informations.

Pour les questions qui m’intéressaient, ces archives cartographiques étaient essentiellement constituées des dossiers topographiques 114 . Ils contiennent la plupart des documents nécessaires à la rédaction des feuilles définitives : les minutes topographiques de levé, de restitution, de complètement et/ou de révision, les enquêtes toponymiques, certains carnets géodésiques, des rapports de restitution, etc. Bien que le recours à leur contenu le plus ancien soit de plus en plus rare, il arrive encore qu’il soit nécessaire pour la rédaction d’une feuille de chercher des informations sur des documents âgés de plusieurs décennies. Pour cette raison – en plus de leur intérêt historique bien sûr – les anciens dossiers topographiques sont consciencieusement conservés dans les archives de la cartothèque. Ils constituent une source fondamentale pour mon étude, notamment parce qu’ils permettent une analyse précise de la répartition géographique et chronologique des différentes techniques de levé, mais aussi parce qu’ils offrent un point de vue quasi-anthropologique sur le travail cartographique à travers les documents de base de ce travail. Une grande quantité d’informations fut ainsi recueillie tout au long du dépouillement des archives cartographiques et des dossiers topographiques, à travers les textes, les notes, les données contenues dans ces documents.

Dans les dossiers topographiques, les informations concernant les missions de photographies aériennes se sont révélées souvent lacunaires ou incertaines, généralement précisées seulement pour les missions dont les photographies furent l’objet d’une restitution systématique ou importante. Pour compléter les données sur les levés aériens exécutés par les services officiels, j’ai également consulté les dossiers de la photothèque de l’Institut géographique national qui regroupent les informations principales sur tous les levés aériens depuis les années vingt, et notamment les régions et les surfaces couvertes.

Notes
114.

Comme pour la conception de mon corpus de cartes, je reste là encore infiniment redevable aux directeurs successifs de la cartothèque qui m’ont laissé un accès totalement libre à ces dossiers que j’ai pu ainsi dépouiller pendant de longues semaines.