Malgré l’orientation de plus en plus marquée de l’histoire de la cartographie vers une conception de la cartographie comme un acte de communication, l’étude historique de la réception, de la perception et de l’utilisation de la carte reste aujourd’hui très peu développée, contrairement aux études des conditions de sa production et de l’artefact lui-même en tant que medium. Elle se trouve confrontée aux mêmes problèmes de sources qu’essaie de surmonter depuis plusieurs décennies l’histoire de la lecture115 : comment faire l’histoire d’une pratique qui ne laisse que peu ou pas de traces ? Les réflexions théoriques et méthodologiques des historiens de la lecture peuvent de fait être presque intégralement reprises par les historiens de la cartographie.
La plus importante reste sans doute le refus du postulat que le texte – ou la carte au sens de représentation mentale – se suffit à lui-même comme source pour l’étude de sa lecture : « la lecture n’est pas déjà inscrite dans le texte, sans écart pensable entre le sens assigné à celui-ci (par son auteur, son éditeur, la critique, la tradition, etc.) et l’usage ou l’interprétation qui peut en être fait par ses lecteurs. »116 Cette position théorique a favorisé le développement de deux orientations de recherche. La première s’intéresse au contexte socioculturel du lecteur, jugé aussi important dans la manière qu’il a de percevoir le texte que le texte lui-même. Elle fait une place importante à la notion de texte pragmatique, une version originale du texte avec les transformations que lui fait subir le lecteur117. La deuxième se concentre sur la matérialité du texte et les gestes du lecteur, ces pratiques de lecture qui définissent en grande partie ce que Stanley Fish appelle des « communautés d’interprétation ». Elle étudie spécialement les variations des formes du texte et des publics eux-mêmes, notamment à travers des études sur la circulation des textes à l’intérieur de groupes culturels partageant une même façon de lire.
Dans ce qui est un véritable plaidoyer pour une histoire des pratiques de la carte, Christian Jacob reprend les mêmes types de questionnements en insistant particulièrement sur les gestes et opérations intellectuelles que la forme physique et la conception de la carte obligent ou poussent son lecteur à faire. Cependant, ni l’histoire de l’art souvent appliquée à l’aspect figuratif de la cartographie, ni les études en science cognitive qui concernent surtout la cartographie thématique, ne fournissent des outils intellectuels adaptés à l’analyse de l’évolution des pratiques de lecture des cartes topographiques, un type de carte fortement marquée par les apparentes naturalité, objectivité et rationalité « scientifiques » de sa représentation – des caractéristiques qui présidèrent à de nombreuses tentatives plus ou moins fructueuses de normalisation au cours des 19e et 20e siècles. Pour la période contemporaine, l’histoire de la lecture de la carte doit donc se concentrer sur l’effet de cette normalisation et d’une certaine « scientificisation » de la rhétorique cartographique. L’étude du contenu graphique des cartes et certaines sources indirectes comme les initiations à la lecture cartographique offrent des points d’analyse intéressants, mais souvent insuffisants.
Comme dans l’histoire de la lecture, la sociologie des utilisateurs de cartes permet d’analyser le contexte socioculturel de cette pratique et de compléter l’analyse du medium cartographique lui-même. Là encore les sources sont rares et souvent insuffisantes, notamment parce qu’une étude de la diffusion des cartes au cours des 19e et 20e siècles réclamerait un travail à part entière dont l’efficacité ne serait d’ailleurs pas assurée. Pour la cartographie topographique des Alpes, si les utilisations militaires ou administratives peuvent être plus facilement déterminées parce qu’elles entrent dans des pratiques générales sur tout le territoire français, les utilisations spécifiques par les scientifiques ou les touristes sont plus difficiles à étudier. Si les études concernant le milieu des alpinistes offrent parfois des éléments intéressants118 – notamment le court article de René Siestrunck sur les rapports entre tourisme de montagne et cartographie119 –, les sources principales restent indirectes : récits de courses et articles scientifiques des revues spécialisées, manuels techniques, notes manuscrites en marge des cartes, etc. Leur analyse a permis des hypothèses intéressantes, en particulier sur les rapports entre la culture scientifique des utilisateurs et les orientations techniques des producteurs, et sur le rôle de rhétorique d’autorité du discours scientifique incorporé à la carte elle-même.
CAVALLO Guglielmo dir., CHARTIER Roger dir. Histoire de la lecture dans le monde occidental. Paris : Seuil, 1997, 522 p. ; CHARTIER Roger dir. Histoire de la lecture : un bilan des recherches – Actes du colloque des 29 et 30 janvier 1993. Paris : Edition de la Maison des Sciences de l’Homme, 1995, 316 p.
CAVALLO Guglielmo, CHARTIER Roger. Introduction. In Histoire de la lecture dans le monde occidental, op. cit., p. 7.
BÖDKER Hans Erich. D’une « histoire littéraire du lecteur » à l’ « histoire du lecteur » : bilan et perspectives de l’histoire de la lecture en Allemagne. In Histoires de la lecture : un bilan des recherches, op. cit., p. 93.
LEJEUNE Dominique. Les Alpinistes en France à la fin du XIXe et au début du XXe siècle : vers 1875 – vers 1919, étude d’histoire sociale, étude de mentalité. Paris : CTHS, 1988, 271 p. ; HOIBIAN Olivier. Les Alpinistes en France, 1870-1950 : une histoire culturelle. Paris : L’Harmattan, 2000, 338 p.
SIESTRUNCK René. Tourisme, patriotisme et topographie. In Cartes et figures de la Terre, Paris : Centre Georges Pompidou, 1980, p. 345-346.