Conclusion

A partir des années soixante, la cartographie, et à sa suite l’histoire de la cartographie, ont connu une mutation conceptuelle profonde, dont les fondations reposaient sur une nouvelle définition de la carte comme acte de communication, remplaçant la définition traditionnelle comme représentation de la surface terrestre. Dans l’histoire de la cartographie, cette mutation s’est traduite par l’émergence d’approches multiples, dont la plus influente reste encore aujourd’hui l’histoire sociopolitique de la carte théorisée par John Brian Harley, qui met l’accent sur la notion de pouvoir des cartes, dérivée du pouvoir-savoir de Michel Foucault. Cette diversification procède essentiellement du rôle crucial joué par l’ouverture sur d’autres disciplines comme la sémiologie ou l’histoire des sciences et des techniques. Au contraire de l’histoire « classique » de la cartographie, discipline cohérente fondée sur la méthode cartobibliographique, la « nouvelle » histoire de la cartographie constitue, selon moi, moins une discipline à part entière qu’un champ de recherche pluridisciplinaire. J’ai donc fait mienne la position théorique de Christian Jacob qui défend une histoire culturelle cumulant différentes approches dans une tentative d’explication globale du fait cartographique.

Mon étude porte sur la cartographie topographique des Alpes aux 19e et 20e siècles : la zone géographique a été restreinte aux seules Alpes du nord, dans lesquelles fut menée la plupart des travaux importants, et la période chronologique aux quelques cent cinquante ans entre l’adoption du premier projet de carte topographique de la France en 1817 et le début des changements techniques qui aboutirent à l’informatisation des processus cartographiques, à la fin des années soixante. Les problématiques spécifiques à mon sujet et les sources disponibles m’ont poussé à privilégier certains axes d’analyse. Ainsi, pour des raisons documentaires inhérentes à l’histoire des pratiques de lecture, je n’ai pas pu mener une étude détaillée de la réception et de l’utilisation de la carte, tout comme l’inaccessibilité de certaines archives m’a empêché de réaliser une prosopographie des acteurs de la cartographie. Par contre, bien que j’aborde également l’histoire institutionnelle par une analyse critique de la très riche littérature institutionnelle, je me suis surtout consacré à l’histoire des techniques cartographiques et des conceptions théoriques de la carte, pour des raisons liés à ma formation initiale, à mon encadrement, et au vide historiographique sur cet aspect de l’histoire de la cartographie.

La cartographie contemporaine est dominée par les productions en série des services cartographiques officiels. Cette spécificité et la quantité importante de feuilles réunies dans mon corpus de cartes m’ont fait adopter une analyse sérielle fondée sur l’utilisation d’une base de données informatisée relativement complexe. L’exploitation statistique de cette base m’a permis de déterminer une périodisation précise de mon sujet, dominée par mes questionnements sur l’évolution des techniques cartographiques. Cette périodisation est donc basée sur la succession très marquée des procédés de levés employés : les levés à la planchette peu attentifs à la représentation géométrique du relief pour la carte d’état-major entre 1830 et 1870 ; les levés de précision généralisant la mesure instrumentale du relief entre 1880 et 1910 ; les levés photographiques terrestres qui se développèrent principalement dans les Alpes entre 1910 et 1940 ; et enfin les levés photographiques aériens qui se généralisèrent rapidement dans une orientation industrielle à partir de 1930. Mais l’activité cartographique étant dominée par des temporalités fortes et relativement longues, j’ai décidé d’étudier chacune de ces périodes techniques en intégrant leurs conséquences ultérieures souvent tardives : le plan de mon étude reflète cette position en s’organisant en quatre parties fondées sur ces périodes « élargies ». La cartographie topographique indépendante, dont l’influence fait l’originalité de la cartographie alpine contemporaine, a été systématiquement replacée dans ce contexte technique général, en particulier dans ses rapports avec la cartographie officielle et les milieux scientifiques et touristiques.

Enfin, malgré ses spécificités très fortes, la cartographie alpine s’insère dans une production nationale dont l’étude sur la période contemporaine n’a jamais été faite, en dehors des œuvres très traditionnelles des « cartographes-historiens » officiels comme le colonel Berthaut144, Georges Alinhac145 ou Marc Duranthon146, qui, si elles possèdent un intérêt documentaire souvent considérable147, donnent une vision extrêmement linéaire et peu critique de l’histoire de la cartographie française. Même si certains axes ont été privilégiés, mon approche globale de la cartographie alpine justifie mon ambition de traiter également, dans des allers-retours permanents entre mon sujet particulier et l’histoire plus générale, de l’évolution de la cartographie topographique en France, en particulier parce que la haute montagne, par ses conditions extrêmes de parcours et la complexité de son relief, et spécialement les Alpes du nord, par leur importance militaire, politique, scientifique et touristique, servirent en de nombreuses occasions de laboratoire pour de nouveaux procédés cartographiques généralisés ensuite à tout le territoire français. Si mon travail reste avant tout centré sur les problématiques spécifiques de la représentation topographique de la montagne, il constitue aussi une étude de cas révélatrice et apporte des éléments critiques sur l’évolution conceptuelle de la cartographie aux 19e et 20e siècles : je le conçois donc comme une contribution à une histoire de la cartographie contemporaine en France qui reste encore à faire dans son ensemble.

Notes
144.

BERTHAUT Colonel. La Carte de France, 1750-1898. Etude historique. Paris : Imprimerie du Service géographique, 1898, 2 vol.

145.

ALINHAC Georges. Cartographie ancienne et moderne. T.1. Premier fascicule : Historique de la cartographie. Paris : Institut géographique national, 1958, 105 p.

146.

DURANTHON Marc. La Carte de France. Son histoire. 1678-1978. Paris : IGN-Solar, 1978, 64 p.

147.

En particulier, bien que son approche historique très évènementielle soit discutable, le livre-somme de Berthaut, La Carte de France, reste une source privilégiée pour l’étude de la cartographie du 19e siècle en France, parce qu’il contient de très nombreuses reproductions in extenso de documents essentiels.