1.1.4. La triangulation, base de la cartographie scientifique.

La carte de Cassini et ses dérivées confirmaient le développement des cartes géométriques depuis la fin du 17e siècle, qui marquait un changement radical dans l’histoire de la cartographie – ce que John Brian Harley a qualifié de « rupture épistémologique »185. En s’appuyant sur des points dont la position géographique était déterminée par une triangulation, la cartographie cessait d’être purement descriptive pour entrer dans l’ère de la mesure systématique « objective ». Même si son rapport avec la géodésie était encore marqué par la domination des préoccupations scientifiques, ce qui faisait qu’elle exploitait des résultats obtenus pour d’autres objectifs plus qu’elle ne mettait les sciences à son service, la cartographie était véritablement devenue scientifique, dans le sens où elle reposait sur une mesure systématique du territoire pour en donner une représentation qui se voulait de plus en fidèle, « un modèle relationnel “correct” du terrain »186 pour reprendre l’expression de Harley.

Comme dans les sciences, l’évolution des méthodes de levé et de construction de la carte fut marquée à partir de cette époque par la recherche de la plus grande précision des instruments et des mesures, la normalisation et la complexification des systèmes de représentation, ainsi que la disparition progressive, mais jamais totale, de la partie artistique du travail cartographique. Le rôle des organismes producteurs de carte dans l’application et la diffusion des règles cartographiques fut fondamental, et commença dès l’Académie des sciences en France qui tenta d’imposer un contrôle des productions cartographiques régionales.

Reprenant le terme employé par Thomas Kuhn dans son essai sur les révolutions scientifiques187, Harley n’hésite pas à qualifier l’évolution générale de la cartographie depuis le siècle des Lumières de science normale, dans le sens où elle se fait à l’intérieur d’un paradigme qui n’est pas remis en question, selon lequel la mesure et la normalisation permettraient une représentation toujours plus précise et objective de la surface terrestre188. Mais contrairement à la plupart des disciplines scientifiques, la cartographie n’a pas connu depuis le 18e siècle de changement brutal de paradigme : son évolution n’a été marquée que par des innovations apportant des techniques de mesure plus précises et rapides, et une représentation graphique plus normalisée et symbolique. La fondation de ce paradigme au cours du 17e siècle repose entièrement sur le développement de l’utilisation cartographique de la triangulation, qui resta jusqu’à la fin du 19e siècle la base de la représentation cartographique géométrique.

Toutefois, jusqu’au début du 19e siècle, le paradigme de la cartographie scientifique ne s’appliquait que dans la représentation planimétrique, c’est-à-dire dans les deux dimensions de la latitude et de la longitude. Les méthodes de mesure du territoire (la triangulation) s’imposèrent en cartographie pour des raisons scientifiques et politiques qui ne justifiaient aucun souci pour la mesure de l’altitude. Les travaux géodésiques répondant aux préoccupations des astronomes ne consistaient qu’en la mesure d’arcs de méridien pour laquelle seules comptaient la latitude et la longitude. L’utilisation traditionnelle des cartes comme support à la détermination des frontières ne demandait également qu’une localisation dans les deux dimensions planes. La mise en place de systèmes fiscaux plus efficaces, provoquée par la modernisation et la centralisation des Etats189, ne fit qu’augmenter la précision nécessaire aux mesures de ces deux dimensions délimitant les surfaces au sol des propriétés. Les ingénieurs de Cassini rencontrèrent d’ailleurs des problèmes avec les populations locales qui craignaient que ces nouvelles mesures ne servent à lever de nouveaux impôts.

L’absence de méthode efficace pour effectuer un nivellement qui aurait permis de déterminer les altitudes des points du canevas géométrique190 explique certes l’absence d’une représentation du relief basée sur la mesure, mais plus généralement, le relief était encore majoritairement considéré comme un obstacle qu’il suffisait de situer planimétriquement et parfois de représenter figurativement, particulièrement dans le milieu des cartographes civils. Cassini et ses ingénieurs dressèrent une carte qui n’était pas topographique parce que le relief n’intéressait pas ou peu les utilisateurs de la carte. Mais avec le développement de l’artillerie et des fortifications, les militaires ressentaient de plus en plus la nécessité d’une connaissance du terrain toujours plus précise, notamment dans les régions frontalières majoritairement montagneuses en France. Le développement d’une représentation plus détaillée du relief fut donc d’abord une affaire de militaires, qui se souciaient moins de géodésie que les cartographes civils et les savants de l’Académie.

Notes
185.

HARLEY John Brian. Déconstruire la carte. Op. cit., p. 66.

186.

Ibid.

187.

KUHN Thomas. La Structure des révolutions scientifiques. Op. cit.

188.

HARLEY John Brian. Déconstruire la carte. Op. cit., p. 63-64 et 67.

189.

En France, ces besoins nouveaux de l’administration fiscale se traduisirent par la lente mise en place du cadastre : officialisé en 1738 par l’édit de « péréquation », il ne fut envisagé dans une approche générale qu’en 1791 sous l’Assemblée constituante, à la suite du remplacement des anciens impôts par une contribution foncière unique. Mais les deux décrets de 1791 laissaient les communes supporter seules les dépenses nécessaires à la réalisation du cadastre, ce qui limitait son développement. Placé en 1807 sous la responsabilité de l’Etat par l’Empereur, il fut finalement confié aux départements et aux communes en 1821. VAYSSIERE Bruno-Henri. Cadastres. Cartes et figures de la terre, op. cit., p. 408.

190.

Canevas géométrique, ou canevas géodésique : ensemble des points déterminés par des méthodes de triangulation, qui servent de base au levé topographique.