1.2.1.3. Une proto-cartographie topographique.

Les cartographes-historiens « officiels » que furent le Colonel Berthaut à la fin du 19e siècle et à sa suite Georges Alinhac dans la deuxième moitié du 20e siècle, voyaient dans ces plans militaires les premiers rapprochements entre les cartes géographiques et les paysages en vue perspective qui aboutirent aux cartes topographiques193. Dans une approche extrêmement linéaire et positiviste de l’histoire de la cartographie, ils critiquaient les imperfections et l’inexactitude de la représentation en perspective, traditionnellement qualifiée de première manière de l’orographie, qui « aboutissait à des conventions bizarres, des effets de chenilles ou de chevrons s’emboîtant les uns dans les autres, si peu conformes à l’aspect du terrain qu’un humoriste a pu dire que celui-ci eût été aussi bien décrit si l’on s’était contenté d’inscrire : “ici, il y a des montagnes” »194.

Mais ces plans répondaient parfaitement aux besoins et au mode de figuration de l’époque, que Jean-Pierre Nardy, dans un remarquable essai195, relie à une conception du relief comme une architecture divine : comme toute architecture, celle-ci peut se représenter en plan et en perspective, mais les sensibilités et l’axe de vision habituel faisaient privilégier le deuxième type de représentation. Les cartes en perspective cavalières localisaient les éléments topographiques tout en représentant leur silhouette en perspective cavalière, permettant au lecteur de situer un objectif et d’identifier en même temps les formes du relief sans aucune conversion mentale.

Bien qu’Alinhac souligne l’absence de règle précise dans la manière de dessiner ces cartes, la perspective cavalière était majoritairement adoptée par les géographes comme une convention de dessin. La liberté totale dans le choix du point de vue et celle plus relative dans le choix de l’orientation de la carte (le nord était généralement placé en haut, ou le territoire ennemi en zone de frontières) permettaient à l’artiste196 de pallier à l’inconvénient des premiers plans masquant les arrière-plans en régions montagneuses. Dans cette volonté de représenter au mieux des besoins le relief dans son détail, et en l’absence d’une définition géométrique donnée par une triangulation et un nivellement, ces cartes procédaient selon moi d’une forme de proto-cartographie topographique dont il est totalement anachronique de critiquer la précision ou la vérité, termes d’ailleurs des plus relatifs.

Notes
193.

BERTHAUT Colonel. La Carte de France. Op. cit. ; ALINHAC Georges. Cartographie ancienne et moderne. Op. cit.

194.

ALINHAC Georges. Cartographie ancienne et moderne. T.1. Op. cit., p. 75. Voir aussi : ALINHAC Georges. Histoire de la cartographie des montagnes. Bulletin d’information de l’Institut Géographique National, 1983, 48, p. 3-8.

195.

NARDY Jean-Pierre. Réflexions sur l’évolution historique de la perception géographique du relief. Op. cit.

196.

Le dessin cartographique était reconnu comme artistique, ne pouvant faire l’objet de règles ni être enseigné autrement que par l’apprentissage auprès d’un « maître à dessiner », et faisant largement appel au goût et à la pratique de l’auteur. Le grade d’« artiste cartographe » existait encore à la création de l’Institut géographique national jusqu’à la fusion de ce corps avec les ingénieurs des travaux géographiques de l’Etat en mars 1973 (voir infra, partie 4, chapitre 2.2.2).