1.2.2. La formalisation des méthodes de levé topographique militaire.

1.2.2.1. Le corps des ingénieurs géographes et la diversification de la cartographie militaire.

Jusqu’à la fin du 17e siècle, les auteurs de travaux topographiques militaires n’avaient pas d’appellation officielle. Ils étaient issus du corps déjà ancien des ingénieurs du Génie militaire, dont la mission de construction, d’attaque et de défense des places fortes, s’étendait à l’exécution des levés, plans et croquis nécessaires à ces travaux. Les topographes militaires étaient ainsi nommés ingénieurs des fortifications, ingénieurs des camps et armées, plus habituellement ingénieurs ordinaires du Roi, parfois même confondus avec les ingénieurs des ponts et chaussées.

Mais dans la deuxième moitié du 17e siècle, l’activité cartographique des militaires se structura sous l’impulsion de la modernisation de l’Etat. Un service central, le Dépôt de la guerre, fut créé en 1668 par Louvois, initialement dans le but de classer les documents relatifs à l’organisation des armées et à l’histoire des conflits. Dans le domaine cartographique, le dépôt avait alors pour seul objectif la lutte contre la dispersion des plans trop souvent conservés dans les régiments pour lesquels ils avaient été effectués, c’est-à-dire une simple mission de centralisation des travaux finis. Mais dans la deuxième moitié du 18e siècle, sous la direction de M. de Vault, les attributions du Dépôt furent étendues, par exemple aux rôles de conseiller pour les travaux sur les routes des frontières et de censeur des œuvres littéraires concernant l’art militaire.

Les topographes militaires profitèrent de cet effort de structuration. En 1696, une première tentative d’organisation menée par Vauban aboutit à l’adoption du nom d’ingénieur géographe pour les ingénieurs militaires s’occupant de cartographie197. Cependant leur mission ne fut véritablement précisée qu’en 1744 : elle consistait à exécuter tous les travaux topographiques dont le commandement pouvait avoir besoin pour la conduite des guerres et tous ceux qui seraient utiles ensuite pour la relation des campagnes. Pour la première fois, le rôle de la topographie militaire était envisagé dans une perspective utilitaire plus large que la simple édification de fortification. A partir de 1756, cette ouverture fut confirmée par les initiatives de Jean Baptiste Berthier, chef des ingénieurs géographes des camps et armées du roi de 1758 à 1772, même si, après cette date, le rattachement du corps à la direction du Dépôt de la guerre, assuré par M. de Vault depuis la guerre de Sept ans, entraîna une baisse du recrutement198. Les nouvelles attributions des ingénieurs géographes s’étendaient jusqu’à l’établissement de cartes topographiques générales, dont l’utilisation n’était pas que militaire, ce qui amplifia une opposition déjà forte avec les ingénieurs civils de Cassini – même si les militaires s’intéressaient encore essentiellement aux zones frontalières.

En effet, une certaine rivalité s’était installée entre les ingénieurs géographes et les ingénieurs civils. Depuis 1748, les premiers étaient obligés de baser leurs travaux sur la description géométrique de la France. Mais ils refusèrent de faire vérifier leurs travaux par l’Académie des sciences, comme le faisaient les ingénieurs civils. Plus généralement, ils se méfiaient des ingénieurs de Cassini qu’ils rencontraient sur le terrain. La cartographie leur paraissait être une activité essentiellement militaire qui devait rester secrète. Une lettre particulièrement franche du major du Génie D’Arçon est souvent citée pour illustrer cette opposition :

‘« Ce qui importe beaucoup, c’est que les chaînes de montagnes, qui ne présentent que des passages déterminés sur une frontière hérissée d’obstacles, pouvant réellement tenir lieu de fortifications, il est essentiel de n’en indiquer ni le fort ni le faible à l’ennemi, et il est de la plus grande importance de n’en rendre la connaissance profitable que pour nous. Le privilège accordé aux ingénieurs de M. de Cassini devrait excepter les parties de frontières dont il serait important de réserver la connaissance… Sa carte sera bonne ou mauvaise. Si elle était bonne, il faudrait l’interdire, et sans doute il ne faudrait pas lui faire de faveurs si elle était mauvaise, d’autant plus que, revêtue du titre académique, elle donnerait lieu à des doutes pour le moins indécents en fait d’opérations géométriques »199.’
Notes
197.

Jusqu’à la création de l’Institut géographique national en 1940, le nom d’ingénieur géographe désignait uniquement les ingénieurs cartographes militaires.

198.

RACT Patrice. Les Ingénieurs géographes des camps et armées du roi, de la guerre de Sept Ans à la Révolution (1756-1791) : étude institutionnelle, prosopographique et sociale. Thèse de l’Ecole nationale des Chartes. Paris : Ecole nationale des Chartes, 2002.

199.

Lettre de 1777, citée dans : PELLETIER Monique. La Carte de Cassini. Op. cit., p. 141.