1.4.2. Une idéologie du progrès marquée par le déterminisme technique.

La vision que les savants et cartographes du 19e siècle avait des travaux de la carte de Cassini était fortement modelée par leur approche positiviste du progrès scientifique et technique. La nécessité de réaliser une nouvelle triangulation comme base à une nouvelle carte de France était systématiquement justifiée par le développement de nouvelles techniques décrites comme non seulement plus précises, mais aussi parfaites et donc susceptibles de donner des résultats pérennes. Le projet rédigé par Bacler d’Albe en 1814 était particulièrement éloquent sur ce point, affirmant « la supériorité des nouvelles méthodes sur les anciennes, et leur perfection, qui [semblait] avoir atteint aux limites du possible » et décrétant qu’« il [était] donc vrai de dire que l’art de la géodésie [avait] fait depuis ces derniers temps de rapides progrès et qu’il [pouvait] être considéré en ce moment comme fixé… »229.

Cette conception définitive du progrès technique n’envisageait jamais de progrès postérieur susceptible de rendre caduc la « perfection » des méthodes défendues. Bien qu’elle ait sans doute été instrumentalisée dans un discours construit pour convaincre les décideurs, je pense qu’elle témoignait d’une idéologie du progrès profondément marquée par le déterminisme technique. Dans tous les textes que j’ai pu consulter, y compris les œuvres historiques plus tardives du colonel Berthaut ou de Georges Alinhac, les évolutions de la cartographie sont systématiquement présentées comme la conséquence directe de l’apparition de nouvelles techniques « supérieures » à celles précédemment employées. Ce déterminisme s’inscrit d’ailleurs parfaitement dans le paradigme de la cartographie scientifique qui postule que le progrès des techniques de mesure permet l’augmentation de la précision de la représentation cartographique, c’est-à-dire qu’il en est en quelque sorte la base et le moteur.

Cette idéologie du progrès technique me semble d’autant plus profondément partagée par les différents acteurs de la cartographie que les argumentations pour les différents projets de triangulations et de cartes nationales se font écho. Les opérateurs de Cassini ne considéraient pas que leurs instruments étaient primitifs, mais au contraire ils pensaient que le degré de perfectionnement atteint par ces instruments justifiait en partie leurs travaux. L’argument est moins évident pour la description géométrique de la France puisque aucune œuvre identique n’existait avant elle, mais les premiers travaux de Picard avait très explicitement été entrepris parce que de nouveaux instruments, fruits des progrès des techniques de fabrication, permettaient d’effectuer des mesures plus précises, que certains prévoyaient même définitives, pour la détermination des formes et dimensions de la Terre. Malgré les erreurs décelées plus tard dans les mesures de Picard et corrigées en 1739-1740 par Jacques Cassini et Maraldi, la « perfection » de la première triangulation de la France fut systématiquement vantée par les scientifiques contemporains, et elle assura d’ailleurs un prestige certain à la France.

Au début du 19e siècle, le projet d’une nouvelle triangulation de la France reprenait exactement les mêmes arguments, comme le texte de Bacler d’Albe le souligne très clairement. Je ne cherche pas à nier ici l’évolution considérable des méthodes et des instruments de la géodésie au cours du 18e siècle, mais à montrer l’idéologie du progrès technique généralement partagée dans le domaine de la cartographie. Je pense d’ailleurs que cette idéologie a fortement modelé le discours sur l’évolution des techniques géodésiques, qui doit être critiqué et déconstruit.

Notes
229.

Projet reproduit dans : Ibid., p. 174-175.