Les acteurs de la cartographie des 18e et 19e siècles, et à leur suite la plupart des historiens de la cartographie, envisageaient l’évolution des méthodes cartographiques comme principalement déterminée par l’évolution technique des instruments. Berthaut exprimait clairement cette position quand il affirmait que « les perfectionnements introduits dans les instruments [avaient permis] de porter à un plus haut degré de précision les méthodes et les calculs »237. Il soutenait un déterminisme technique selon lequel c’était l’apparition de nouveaux instruments qui motivaient l’évolution des méthodes.
Je pense au contraire que l’évolution technique des instruments géodésiques au 18e et 19e siècle fut essentiellement marquée par des déterminants scientifiques et pratiques. Par exemple, l’emploi préférentiel du cercle répétiteur de Borda plutôt que des théodolites à cercle unique fut toujours justifié au niveau scientifique par des préoccupations de précision des mesures. Au niveau pratique, le souci de la transportabilité de l’instrument et de la rapidité des mesures n’était pas négligé, mais les préoccupations scientifiques s’imposaient toujours quand le temps le permettait. L’importance de ce déterminant scientifique s’accorde d’ailleurs avec la primauté des considérations scientifiques dans la géodésie depuis la fondation de l’Académie des sciences.
La chronologie du développement des méthodes et du perfectionnement des instruments souligne l’antériorité systématique de la conception des méthodes. Si les nouvelles tables de calcul n’étaient effectivement publiées qu’après l’apparition des perfectionnements instrumentaux, c’était bien évidemment parce qu’elles n’auraient été d’aucune utilité auparavant ; mais les méthodes de mesure et de calculs existaient toujours avant la réalisation des instruments les exploitant. La mise au point de ces instruments s’inscrivait très clairement dans une véritable recherche technologique qui justifie la qualification de « proto-industrielle » que j’ai donnée à leur fabrication à partir de la fin du 18e siècle. Par exemple, le cercle répétiteur fut conçu pour permettre l’exploitation de la méthode de la répétition qui palliait aux défauts de construction des instruments. De la même façon, le développement du théodolite géodésique se fit sous la pression d’une demande pratique pour éviter la réduction des angles à l’horizon et d’une évolution conceptuelle de la cartographie qui commençait à se soucier d’une représentation plus géométrique du relief basée sur des opérations de nivellement.
Contrairement à ce qui était généralement avancé pour justifier l’entreprise de nouveaux travaux, ce n’était pas l’apparition de nouvelles techniques qui rendait possible ces travaux, mais bien au contraire une recherche méthodologique menée dans la perspective de tels travaux qui débouchait sur des innovations technologiques. Loin d’un déterminisme technique, je pense donc que l’évolution de la cartographie et de la géodésie entre la fin du 17e et le début du 19e siècle fut en fait gouvernée par un véritable déterminisme scientifique, dont l’influence et l’importance s’expliquent essentiellement par la primauté des préoccupations scientifiques dans le domaine de la géodésie appliquée à la cartographie, pendant la même période.
Selon moi, ce déterminisme scientifique fondamental explique également la disparité entre des méthodes géodésiques matures et des méthodes topographiques encore peu formalisées. La conclusion évidente qui consisterait à dire que la géométrisation de la représentation du relief initiée par la Commission de topographie de 1802 se développa dans une dépendance totale des opérations géodésiques parce que les techniques géodésiques étaient plus développée ou en avance sur les techniques topographiques, notamment dans le domaine du nivellement, ne m’apparaît absolument pas pertinente. Au contraire, je dirai que la formalisation supérieure des techniques géodésiques par rapport aux techniques topographiques procédaient essentiellement de la domination des préoccupations scientifiques, stimulant et soutenant la recherche technologique dans le seul domaine de la géodésie qui intéressait les savants. La lutte d’influence qui opposa scientifiques et militaires autour des projets d’une nouvelle carte de France en est une parfaite illustration.
BERTHAUT Colonel. La Carte de France. T.1. Op. cit., p. 114.