Contrairement aux protagonistes de l’époque qui, pris dans la controverse, soutenaient souvent des positions radicales, les historiens de la cartographie ont toujours présenté l’opposition entre la Commission royale et le Comité du Dépôt de la guerre sur les spécifications de la carte de France, sous un angle éclairé par le seul pragmatisme des décisions. A la suite du colonel Berthaut, qui posa les bases d’une tradition officielle de l’histoire de la cartographie en France, ils ont souligné l’influence des moyens disponibles sur les décisions qui aboutirent à des spécifications très différentes de celles initialement envisagées par la Commission royale. Berthaut résumait lui-même cette période cruciale de la cartographie française du 19e siècle en affirmant que « le Dépôt de la guerre, dans l’impossibilité où il se trouvait de combiner ses opérations de manière à profiter des travaux du cadastre […], et ne pouvant compter que sur ses propres ressources, se vit contraint de diminuer l’échelle des levés et de substituer à la carte d’intérêt général une carte purement militaire, la seule dont il ait pu poursuivre la réalisation. »253
Je pense que cette vision de la controverse autour des spécifications de la carte de France est trop limitée et qu’elle sous-estime la persistance d’une opposition plus fondamentale entre l’approche scientifique, plus géodésique, et l’approche militaire, plus topographique, de la cartographie. J’ai montré comment les débats autour de la nouvelle carte de France se transformèrent en une véritable lutte d’influence entre une Commission royale sous l’influence des scientifiques et un Comité du Dépôt de la guerre concerné par les seuls besoins des militaires et de l’administration centrale – qui se trouvaient être sensiblement convergents. La « victoire » des militaires, si elle ne pouvait être que partielle compte tenu de l’influence encore profonde de la géodésie scientifique sur la cartographie, constituait pourtant un tournant fondamental dans l’histoire de la cartographie topographique. Elle affirmait l’influence d’une conception de la cartographie plus centrée sur la représentation topographique du terrain, que sur la figuration détaillée d’un canevas géométrique complété d’éléments planimétriques, qui favorisa le développement et l’essor de techniques topographiques de moins en moins dépendantes de la géodésie dans sa conception scientifique – même si elles ne devinrent jamais véritablement autonomes. Ce faisant, elle marquait le début d’un basculement de la cartographie de préoccupations scientifiques vers des préoccupations plus techniques, c’est-à-dire plus ancrées dans d’éventuelles applications pratiques – préfigurant l’apparition d’une conception que je qualifierai d’utilitariste de la cartographie254.
Cette mainmise des militaires sur la cartographie officielle se fit dans un contexte particulier, marqué par le développement considérable du Dépôt de la guerre et du corps des ingénieurs géographes pendant la période impériale et par les difficultés consécutives au retour à la paix. En particulier, malgré la formalisation de ses méthodes et la professionnalisation croissante de ses pratiques, le corps des ingénieurs géographes était toujours confronté à des problèmes de légitimité qui aboutirent à sa suppression officielle définitive en 1831, mais n’enlevèrent rien à son influence considérable et durable sur les travaux de la nouvelle carte de France.
BERTHAUT Colonel, La Carte de France. T.2. Op. cit.,, p. 350.
Voir infra, partie 2, chapitre 3.1