Les ingénieurs géographes des camps et armées du Roi apparurent sous le règne de Louis XIV par la spécialisation de certains ingénieurs ordinaires dans les levés topographiques de guerre258. Le terme d’ingénieur géographe lui-même fut adopté à la suite d’une première tentative d’organisation par Vauban en 1696, mais leur mission ne fut véritablement précisée qu’en 1744 : exécuter tous les travaux topographiques dont le commandement pouvait avoir besoin pour la conduite de guerres, et tous ceux qui seraient utiles ensuite pour les relations de campagnes.
Malgré une existence contestée, les ingénieurs géographes réussirent dans la seconde moitié du 18e siècle à constituer un corps à part entière et à fixer leurs méthodes, même si leur formation essentiellement empirique et leur recrutement irrégulier ne leur permettaient pas de rivaliser avec un corps aussi bien structuré que celui des ingénieurs ordinaires du génie. Ceux-ci recevaient en effet une formation scientifique polyvalente à l’école de Mézières et l’effet de promotion développait un esprit de corps qui ne s’imposa jamais chez les ingénieurs géographes, malgré les efforts de Jean-Baptiste Berthier qui les dirigea de 1756 à 1772. Une opposition constante s’établit entre les deux corps, les ingénieurs du génie trop nombreux revendiquant sans cesse les attributions des ingénieurs géographes.
Après la révocation de Berthier en 1772, les ingénieurs géographes furent rattachés directement au Dépôt de la guerre et connurent une période de déclin marquée par un recrutement encore plus irrégulier, le nombre des ingénieurs géographes passant de plus de quarante pendant la guerre de Sept Ans à seulement vingt et un en 1791. Sous l’influence du corps du génie qui voulait récupérer son monopole sur les activités techniques aux armées, la suppression du corps des ingénieurs géographes et l’unification des différents types d’ingénieurs militaires furent plusieurs fois évoquées. Une ordonnance de 1776 donna même aux ingénieurs du génie les attributions des ingénieurs géographes, mais elle fut retirée devant la protestation de ces derniers.
Cette menace perpétuelle mettait en cause la légitimité du corps des ingénieurs géographes, en niant la spécificité de leur travail et leur expertise en matière de topographie qu’illustraient pourtant des méthodes fixées au cours du 18e siècle et appliquées à la réalisation de cartes jugées remarquables par tous les contemporains, comme la Carte géométrique du Haut-Dauphiné et du Comté de Nice ou la Carte des chasses du Roi. Fragilisés par la longue période de paix qui suivit la fin de la guerre de Sept Ans en 1763, les ingénieurs géographes avaient pourtant réussi une difficile adaptation de leurs travaux à des besoins plus administratifs que militaires, liés aux débuts de l’aménagement du territoire, comme l’illustrait notamment la carte des côtes du royaume dressée entre 1772 et 1785. Mais leur faible effectif ne leur permettait pas de s’opposer aux ingénieurs du génie et à une pression institutionnelle qui ne discernait pas les spécificités du travail cartographique.
Voir supra, partie 1, chapitre 1.2.2.1.