2.2.1.2. Suppression et maintien provisoire : l’expertise cartographique dans le chaos révolutionnaire.

Alors même que les réformes administratives et politiques modifiaient considérablement le rapport à l’espace et offraient de nombreuses perspectives pour le travail cartographique, le corps des ingénieurs géographes fut supprimé par l’Assemblée constituante en 1791 pour être versé dans les directions du génie, selon l’idée ancienne qui se développait depuis plus d’un quart de siècle. Décision en contradiction avec la politique de l’Assemblée, « cette étonnante mesure témoigne surtout de la rivalité de corps qui opposait les ingénieurs géographes aux officiers du Génie : le député qui proposa la suppression, Buraux de Puzy, était lui-même ingénieur militaire »259. Elle fut à l’origine du vide de la production cartographique pendant les premières années de la période révolutionnaire.

Dans les faits, un seul des vingt et un ingénieurs géographes intégra effectivement le génie militaire. Les deux tiers choisirent une carrière plus traditionnelle dans l’infanterie des armées révolutionnaires, les bouleversements politiques leur permettant d’atteindre des grades supérieurs à ceux que leurs origines modestes auraient pu leur ouvrir sous l’Ancien Régime260. Les autres furent mis en retraite ou quittèrent l’armée. Cette dispersion compliqua singulièrement la tâche du général Calon qui tenta de réorganiser le Dépôt de la guerre et fit rétablir provisoirement les ingénieurs géographes en 1793.

Il semblait en effet que l’expertise cartographique des ingénieurs géographes ne pouvait pas être remplacée si facilement par la compétence technique des ingénieurs du Génie. Les guerres européennes provoquaient un important besoin de cartes dans les armées, ce qui plaçait les partisans des ingénieurs géographes dans une position suffisamment forte pour reconstituer le corps. Sous la Convention, le général Calon, ancien ingénieur géographe lui-même, fut finalement nommé à la direction du Dépôt de la guerre. Il le réorganisa en renouvelant entièrement le personnel et tenta de regrouper tous les organismes qui s’occupaient de géodésie, de géographie et d’histoire, afin d’affirmer la spécificité du Dépôt par rapport au Génie. En même temps, il rechercha les ingénieurs géographes encore présents sur le sol français et créa une école pour assurer la formation de nouveaux ingénieurs. Son ambition finale était de fonder une organisation centrale pour la géographie, autant pour les applications cartographiques que pour le développement de la science, qui se manifestait dans le nouveau titre de l’organisme : Dépôt général de la guerre et de la géographie.

Cependant, le Dépôt de la guerre se trouvait en concurrence avec le Cabinet topographique créé au sein du Comité de salut public en 1794. Pour satisfaire les besoins cartographiques des militaires en campagne, ce dernier avait non seulement réquisitionné les cartes existantes (carte de Cassini, réduction au 1 : 346 400 par Capitaine, carte de Belgique de Ferraris), mais il avait également créé les bureaux topographiques aux armées par un arrêté du 13 mai 1795261. Constitués dès 1796 par l’envoi de dix-huit ingénieurs géographes, ceux-ci reléguaient le Dépôt de la guerre à un simple rôle de duplication de cartes et de centre d’approvisionnement en instruments scientifiques.

Si l’emploi d’ingénieurs géographes dans les bureaux topographiques des armées constituait une reconnaissance de leur expertise cartographique, il n’empêchait pas la contestation de leur existence en tant que corps. Sous le Directoire, à la suite de désaccords politiques, la tentative de centralisation des activités géographiques autour du Dépôt de la guerre fut abandonnée. Le Service hydrographique fut rendu à la Marine. Le Bureau des longitudes créé en 1795 récupéra les astronomes les plus éminents qui avaient été rattachés au Dépôt. Le général Calon, accusé d’avoir « dénaturé l’objet de son institution »262, fut remplacé par le général Dupont, et le Dépôt de la guerre, réduit à quinze employés alors qu’il en avait comptés quatre-vingt-onze au début de 1796, « n’était plus guère qu’un dépôt de carte. »263 Par un arrêté du 11 mai 1797 mettant en application l’arrêté de 1791, le corps des ingénieurs était à nouveau supprimé.

Encore une fois, il apparut clairement que leurs compétences ne pouvaient pas être remplacées. Un arrêté du 6 janvier 1799 les maintint à titre provisoire, leur permettant de continuer à exercer leurs emplois aux armées sous le nom d’« artistes employés à la topographie ». Des élèves continuèrent d’ailleurs d’être formés au Dépôt de la guerre, malgré la suppression de l’école d’application.

Notes
259.

BRET Patrice. Le Dépôt général de la Guerre et la formation scientifique des ingénieurs-géographes militaires en France (1789-1830). Op. cit., p. 116.

260.

RACT Patrice. Les Ingénieurs géographes. Op. cit.

261.

Le bureau topographique de l’armée d’Italie fut sans doute le plus actif d’entre eux. Il était secondé par un bureau topographique personnel constitué par le général Bonaparte sous la direction du jeune officier Bacler d’Albe – qui n’était pas encore au Dépôt de la guerre. Ce fut dans ce cadre qu’il réalisa sa Carte générale du théâtre de la guerre en Italie et dans les Alpes au 1 : 256 000, publiée en cinquante-six feuilles financées en partie par Bonaparte.

262.

Cité par BRET Patrice. Le Dépôt général de la Guerre et la formation scientifique des ingénieurs-géographes militaires en France (1789-1830). Op. cit., p. 118.

263.

Ibid..