2.2.4. Développement des applications topographiques dans les armées.

Au-delà d’une évolution mouvementée marquée par son manque de visibilité dans l’organisation militaire et son opposition à des corps techniques plus nombreux et mieux structurés, l’histoire du corps des ingénieurs géographes illustre surtout les difficultés éprouvées pour affirmer la spécificité du travail cartographique, particulièrement en temps de paix. Si les besoins considérables des campagnes napoléoniennes avaient permis la structuration du corps et sa professionnalisation sur la base d’une formation scientifique spécifique, le retour à la paix démontra que l’expertise cartographique des ingénieurs géographes ne suffisait pas à justifier son existence face au nouveau corps d’état-major. Tout comme la « victoire » des militaires dans la lutte d’influence pour la définition des spécifications de la nouvelle carte de France, le développement des compétences topographiques dans des corps d’officiers non spécialisés marquait le début d’une transition entre une approche scientifique de la cartographie et une approche plus technicienne.

Patrice Bret conclut son étude sur la formation des ingénieurs géographes pendant la Révolution et l’Empire en soulignant que cette période marquait la naissance d’une profession et que le Dépôt de la guerre mettait plus l’accent sur l’aspect scientifique de la cartographie que sur son aspect militaire276. Sur le deuxième point, qu’il illustre par un comptage rapide montrant que 51,9 % du contenu du Mémorial du Dépôt de la guerre était consacré aux aspects scientifiques et techniques contre 15,8 % aux aspects militaires, j’ai déjà donné mon interprétation selon laquelle, héritant d’un siècle et demi de travaux dominés par l’Académie des sciences, la conception même de la cartographie était encore majoritairement scientifique. Dans une perspective historique plus large, je crois que l’Empire et la Restauration marquaient au contraire un tournant dans l’évolution de la cartographie qui remet en cause l’idée de la naissance d’une profession. Le développement des applications militaires de la topographie favorisa certes la professionnalisation du corps des ingénieurs géographes, mais il stimula également le développement de l’enseignement topographique aux officiers qui aboutit à la fusion du corps des ingénieurs géographes dans celui plus généraliste de l’état-major. Dans le long terme, il s’inscrit dans l’essor d’une conception que j’appellerai utilitariste de la cartographie qui ne commença à s’imposer véritablement qu’après la guerre de 1870277 et qui s’illustra notamment par le déclin des préoccupations scientifiques au profit d’une approche plus technicienne de la cartographie.

Cependant, et au moins jusqu’à 1870, le pouvoir continuait de se faire une conception essentiellement fixiste de la cartographie, qui posa de nombreux problèmes au Dépôt de la guerre pour justifier les besoins financiers des travaux de la nouvelle carte de France. Confronté à des problèmes de légitimité similaire à ceux des ingénieurs géographes, il lutta en vain pour imposer une autonomie qu’il jugeait nécessaire au travail cartographique.

Notes
276.

BRET Patrice. Le Dépôt général de la Guerre et la formation scientifique des ingénieurs-géographes militaires en France (1789-1830). Op. cit., p. 141-142.

277.

Voir infra, partie 2, chapitre 3.1.1.