2.3.1. La difficile autonomie du Dépôt de la guerre.

2.3.1.1. Hostilité face au regroupement des organismes s’occupant de topographie.

Le Dépôt de la guerre avait été créé entre autre pour centraliser les travaux finis dans le domaine de la cartographie, mais en aucun cas pour servir de direction unique à toutes les opérations topographiques exécutées par les militaires – et encore moins par les civils. Au 18e siècle, divers organismes menaient donc des activités cartographiques en plus du Dépôt de la guerre, parmi lesquels la Société de la carte de France sous le patronat de l’Académie des sciences, le Génie militaire pour ses divers travaux de construction, ou encore la Marine pour les cartes hydrographiques, sans compter les levés cadastraux qui ne furent centralisés qu’en 1791. A partir de la fin du 18e siècle, la réunion de tous ces organismes qui s’occupaient de cartographie fut régulièrement envisagée à travers divers projets de réorganisation ou d’orientation de l’activité cartographique officielle.

En 1793, porté par la volonté centralisatrice de l’An II et le besoin urgent de cartes dans les armées, le général Calon réussit à imposer brièvement une réorganisation du Dépôt de la guerre qui regroupait tous les services géographiques – à la notable exception du cadastre – au sein d’un projet plus vaste de Musée de géographie, de topographie militaire et d’hydrographie. Cependant, les difficultés financières nuisaient au fonctionnement de l’ensemble, qui subissait en plus la concurrence du Cabinet topographique créé par Carnot en 1794 auprès du Comité de salut public. Puis – pour reprendre l’expression de Patrice Bret – « les forces centrifuges l’emportèrent »279, accentuées par des vicissitudes politiques qui mirent à mal la direction de Calon : en 1795, la création du Bureau des longitudes enlevait certains éminents astronomes au Dépôt de la guerre, alors qu’en 1796 le Service hydrographique était de nouveau rattaché au département de la Marine. Quand Calon fut finalement remplacé par Dupont, la carte de Cassini fut même brièvement soustraite au contrôle du Dépôt de la guerre et placée sous l’autorité du bureau du cadastre au ministère de l’Intérieur, entre le 11 mai 1797 et le 9 juin 1798. Le Dépôt de la guerre ne reprit une place importante dans le dispositif cartographique qu’à partir de 1801.

Le regroupement de tous les services cartographiques officiels sous la direction unique du Dépôt de la guerre fut à nouveau envisagé une quinzaine d’années plus tard, dans le projet de nouvelle carte de France rédigé par le colonel Brossier en 1816, mais cette proposition ne fut même pas discutée par les commissions créées en 1817. A la place, le projet définitif prévoyait une collaboration entre l’administration du cadastre et le Dépôt de la guerre pour les levés de la carte de France, organisée directement entre les départements de la Guerre et des Finances. Mais ce dernier, fort des prérogatives que lui donnait la base essentiellement foncière du système fiscal, ne fit jamais parvenir aucun document au Dépôt de la guerre, jusqu’à ce que les restrictions budgétaires de 1822 rendent facultatif la réalisation du cadastre par les départements et les communes, annulant toute possibilité de collaboration systématique pour les levés de la carte de France280.

J’interprète l’échec de ces projets de centralisation et de rationalisation de l’activité cartographique officielle – qui furent suivis par d’autres au cours des 19e et 20e siècles – comme une illustration de l’hostilité des différentes administrations à l’idée d’une centralisation des services topographiques, mais aussi et surtout du refus du pouvoir de considérer la cartographie autrement que comme une activité annexe. Selon cette vision, la position institutionnelle de la cartographie ne devait pas dépendre des caractéristiques propres de son activité, mais du rôle historique et significatif de sa production. Je parlais plus haut de la conception fixiste de la cartographie281, mais que la carte fût conçue comme un tableau ou un outil ne changeait pas les rapprochements opérés : si une carte traitait de régions maritimes, elle devait être produite par un service du département de la Marine ; si elle représentait des divisions administratives fiscales, elle devait être dressé sous l’autorité du cadastre. La décision de placer la nouvelle carte de France sous l’autorité du Dépôt de la guerre reflétait d’ailleurs moins un effort pragmatique de centralisation, que l’orientation résolument militaire de la carte. Les multiples tentatives d’intégration plus rationnelle du Dépôt de la guerre dans l’administration militaire illustrèrent ces difficultés à prendre en compte les spécificités du travail cartographique.

Notes
279.

BRET Patrice. Le Dépôt général de la Guerre et la formation scientifique des ingénieurs-géographes militaires en France (1789-1830). Op. cit., p. 117.

280.

Voir infra, partie 2, chapitre 2.1.3.4.

281.

Voir supra, partie 1, chapitre 2.1.1.4.